Réforme de l’aide médicale de l’Etat : « Réaliser des économies à court terme sur les plus vulnérables, c’est payer plus cher demain »
Tribune
Sarah McGrathDirectrice générale de l’ONG Women for Women France
Réduire l’accès à l’AME, comme le propose le sénateur Vincent Delahaye dans un rapport du 9 juillet, provoquerait un report de soins sur l’hôpital au détriment de tous les patients, analyse Sarah McGrath, experte en politiques de dépenses publiques, dans une tribune au « Monde ».
Le gouvernement envisage à nouveau de réduire l’accès à l’aide médicale de l’Etat (AME) à la rentrée. La dernière étude destinée à éclairer une nouvelle réforme par décret de ce dispositif est le rapport d’information, remis le 9 juillet, du sénateur [de l’Essonne, centriste] Vincent Delahaye, qui reprend des propositions circulant depuis 2022 et dénoncées par les associations comme catastrophiques pour un public déjà vulnérable.
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L’argument avancé pour une telle réforme est simple : l’AME coûterait trop cher, et il est nécessaire de faire des économies. Or la réalité est tout autre. Il s’agirait d’un pari perdant, à la fois pour la santé publique et pour les finances de l’Etat. Aujourd’hui, dans un contexte de hausse mondiale des coûts de santé, liée au vieillissement de la population, certains pays innovent : le Japon avec son assurance dépendance, l’Allemagne avec ses dispositifs de soins intégrés, les Pays-Bas avec leurs visites préventives à domicile pour les personnes âgées.
Ces dispositifs sont conçus pour alléger la charge qui pèse sur l’hôpital public. Bien qu’ils nécessitent d’importantes ressources, ils reposent sur une stratégie budgétaire et une méthodologie dont le principe essentiel est le suivant : limiter absolument les séjours hospitaliers qui peuvent être évités. En France, la réponse qui se dessine est à l’opposé : si l’AME est réformée, les visites à l’hôpital ne feront qu’augmenter. Réaliser des économies à court terme sur les plus vulnérables, c’est payer plus cher demain.
Rempart sanitaire pour l’ensemble de la société
L’AME représente moins de 0,5 % des dépenses de santé, selon les comptes de la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques. Une goutte d’eau dans un budget national. De plus, la vision comptable des réformes privilégiée par plusieurs membres du gouvernement est incomplète. L’AME est aujourd’hui le seul dispositif qui permette aux personnes sans papiers – dont beaucoup sont arrivées en situation administrative régulière avant de perdre leur titre de séjour, en raison des dysfonctionnements bien connus des préfectures – d’accéder à des soins de base.
Pourtant, seules 51 % des personnes éligibles en bénéficient, ce qui fragilise déjà un système hospitalier sous tension. Refuser à des milliers de personnes l’accès aux traitements standards par cette réforme, c’est mécaniquement reporter ensuite les soins sur l’hôpital, au détriment de tous les patients. Que dira-t-on à la famille d’une personne décédée faute d’une prise en charge à temps, lorsque les équipes médicales étaient occupées à traiter des cas qui auraient pu l’être chez un médecin généraliste ?
Par ailleurs, l’AME est un rempart sanitaire pour l’ensemble de la société. En soignant précocement les personnes dans les situations les plus précaires, elle assure le traitement des maladies, protège les plus vulnérables et préserve l’accès aux soins pour tous. Elle traduit ainsi une conception exigeante de l’intérêt général : celle qui refuse de sacrifier la santé publique à des gains budgétaires illusoires.
Je connaissais l’AME bien avant de m’installer en France, en 2016 : en Australie, où j’ai étudié et travaillé en gouvernance des dépenses publiques, elle est citée comme un modèle international. Grâce à cette mesure unique, les Français parvenaient à économiser l’argent du contribuable, à protéger la santé publique, à désengorger les services d’urgence et, surtout, à sauver des vies. L’AME incarnait à mes yeux ce que la France avait de meilleur : un raisonnement global, une vision de long terme et, surtout, des valeurs universelles assumées.
Le rapport Delahaye ne semble pas avoir analysé sérieusement les coûts induits par une réduction de l’accès à l’AME : il ne s’agit pas d’une économie, mais d’une dépense différée au taux d’intérêt trop élevé. Chaque soin évité en médecine généraliste se paie plus tard, et plus cher, à l’hôpital. La véritable responsabilité budgétaire consiste à investir dans la prévention, le dépistage et l’accès à l’AME, afin que les 49 % de personnes éligibles qui n’en bénéficient pas aujourd’hui reçoivent les soins dont elles ont besoin bien avant de devoir se rendre à l’hôpital.
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Il est peut-être naïf de demander une véritable analyse économique des coûts et bénéfices de l’AME. En effet, lorsqu’il s’agit de questions d’immigration, nous essayons souvent de débattre avec honnêteté et de proposer des solutions de bon sens, pour constater que l’idéologie l’emporte, souvent au détriment de l’intérêt des Français. Il est pourtant nécessaire de persister dans cette exigence de rationalité et de bonne foi.
C’est donc de bonne foi que je le dis : c’est dans des politiques de long terme que la France trouvera des solutions durables à la crise de son système de santé et honorera les valeurs qu’elle a toujours voulu porter, et non pas dans l’affaiblissement d’un dispositif qui protège à la fois les plus vulnérables et l’intérêt général.
Sarah McGrath est directrice générale de l’ONG Women for Women France, et experte en politiques de dépenses publiques.