Plus attachés au lien transatlantique qu’à l’intérêt des populations, les dirigeants du Vieux Continent multiplient les génuflexions devant M. Donald Trump.

Ukraine, Israël, OTAN, commerce

Europe, la capitulation permanente

Le Monde Diplomatique Septembre 2025

https://www.monde-diplomatique.fr/2025/09/FAZI/68681

Rarement les discours sur la grandeur de l’Europe, phare démocratique battu par la déferlante « populiste », ont été aussi exaltés. Et rarement l’Union européenne a essuyé autant de revers en matière de diplomatie, de stratégie et de commerce. Plus attachés au lien transatlantique qu’à l’intérêt des populations, les dirigeants du Vieux Continent multiplient les génuflexions devant M. Donald Trump.

par Thomas Fazi

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Paco Pomet. – « That’s All Folks ! » (C’est fini les amis !), 2024© ADAGP, Paris, 2025 – pacopomet.com

L’Union européenne a été promue comme un moyen de renforcer le Vieux Continent face aux grandes puissances, en particulier les États-Unis. Pourtant, au cours du quart de siècle qui a suivi le traité de Maastricht, l’inverse s’est produit : l’Europe se trouve aujourd’hui plus inféodée politiquement, économiquement et militairement à Washington, et donc plus faible et moins autonome. En matière de commerce, d’énergie, de défense ou de politique étrangère, les pays européens ont, ces dernières années, systématiquement agi contre leurs propres intérêts afin de coller aux priorités stratégiques américaines.

L’annonce le 27 juillet dernier d’un accord commercial entre l’Union et les États-Unis en vertu duquel les produits américains entreront librement en Europe, tandis que les exportations européennes vers l’Amérique acquitteront un droit de douane forfaitaire de 15 %, l’illustre jusqu’à la caricature. Cette reddition s’accompagne d’une promesse d’acheter pour 700 milliards d’euros d’hydrocarbures américains et d’investir 550 milliards d’euros outre-Atlantique. L’économiste grec Yánis Varoufákis y voit la version européenne du traité de Nankin de 1842 (1). Premier d’une série de « traités inégaux » imposés à la Chine par les puissances occidentales, il accordait des concessions importantes au Royaume-Uni et marquait le début du « siècle d’humiliation ». Mais « contrairement à la Chine en 1842, l’Union européenne a choisi l’humiliation librement », plutôt qu’à la suite d’une défaite militaire écrasante, poursuit l’ancien ministre des finances.

Les images de Mme Ursula von der Leyen se déplaçant sur le terrain de golf écossais de M. Trump, le 27 juillet, pour entendre le président américain fulminer contre les éoliennes, puis annoncer des mesures commerciales punitives, contrastent avec l’accueil spectaculaire réservé à M. Vladimir Poutine à Anchorage quelques semaines plus tard. Cette scène déconcerte d’autant plus que l’Europe avait de sérieux atouts à jouer dans un bras de fer transatlantique.

La volonté d’impuissance

Dans le domaine diplomatique, le Vieux Continent oscille entre relégation et marginalisation. Cantonnés aux antichambres et aux seconds rôles après le « sommet de paix » entre MM. Trump et Poutine en Alaska, les dirigeants européens en sont réduits à quémander des bribes d’information et à flagorner sans retenue le locataire de la Maison Blanche ; ils « se démènent pour ne pas paraître dépassés », se moque le Washington Post (10 août 2025), alors que les négociations portent sur l’avenir de leur propre continent. « Le meilleur parallèle historique ne se trouve pas en Europe, mais ironiquement dans les pratiques impériales que l’Europe avait autrefois instaurées vis-à-vis des nations plus faibles »,explique le chef d’entreprise et analyste géopolitique français Arnaud Bertrand (2). Deux jours après que Trump a renoncé au cessez-le-feu comme condition préalable aux discussions, s’alignant ainsi sur la préférence de la Russie pour un traité de paix global, la présidente de l’Union européenne effectue à son tour une volte-face. « Que l’on appelle cela un cessez-le-feu ou un accord de paix, il faut mettre fin aux tueries », déclarait-elle le 17 août, alors qu’elle défendait jusqu’alors la position contraire.

Comme dans le cas de l’accord douanier, l’Europe a elle-même tracé son chemin de croix. Ses représentants ont successivement suivi la stratégie américaine de déstabilisation de la Russie, embrassé depuis 2022 la guerre par procuration de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), miné leurs propres économies en se privant du gaz russe bon marché, puis tenté de saboter les initiatives de paix de M. Trump en promettant un soutien financier et militaire illimité à Kiev. Ce faisant, ils ne compromettaient pas seulement leurs intérêts économiques et sécuritaires fondamentaux : s’aliénant à la fois Moscou et Washington, ils s’excluaient de fait de tout rôle majeur dans les négociations.

Si les dirigeants de l’Union justifient souvent leur conduite au nom du lien transatlantique, les intérêts communs aux deux rives de l’Océan ne se repèrent pas aisément. On peut même faire l’hypothèse qu’en faisant durer la guerre Washington n’ambitionnait pas seulement d’affaiblir ou de « saigner » la Russie, mais également de saper l’Europe, en rompant les liens économiques et stratégiques que le Vieux Continent — en particulier, l’Allemagne — entretenait avec la Russie. Cet objectif a été atteint de deux manières. D’abord, par la relance et l’expansion de l’OTAN, une institution contrôlée de facto par les États-Unis, dont la fonction principale a toujours été de garantir la subordination stratégique de l’Europe à Washington. Ensuite, par le verrouillage de celle-ci dans une dépendance à long terme vis-à-vis des exportations énergétiques américaines, comme l’illustre le sabotage du gazoduc Nord Stream, une opération menée soit directement par les États-Unis, soit par des pays amis (3). Le silence de l’Allemagne et des capitales voisines sur le pire attentat industriel de l’histoire du continent, leur probable complicité dans sa dissimulation, et leur obstination à empêcher toute remise en service de cette infrastructure signent leur servitude volontaire.

Dans cette perspective, les conséquences de la guerre en Ukraine peuvent être interprétées comme un triomphe stratégique pour Washington, obtenu au détriment d’une Union européenne dont la frange occidentale, en premier lieu l’Allemagne, titube entre stagnation et récession. L’érosion de la base industrielle européenne ouvre la voie à la cannibalisation économique du continent par le capital américain, menée par des géants tels que BlackRock et autres méga-fonds. Comme l’écrit le démographe français Emmanuel Todd dans La Défaite de l’Occident : « À mesure que son pouvoir diminue dans le monde, le système américain finit par peser de plus en plus lourdement sur ses protectorats, qui restent les derniers bastions de son pouvoir. » L’accord douanier entre l’Union et les États-Unis, dont certains aspects s’apparentent à des tributs coloniaux déguisés en « investissements », met à nu cette réalité.

Tout aussi emblématique de la subjugation européenne, le grand réarmement entrepris par l’Union se traduit en premier lieu par l’engagement solennel de satisfaire l’exigence de M. Trump que tous les États membres consacrent à l’Alliance atlantique non plus 2 % mais 5 % de leur produit intérieur brut. Présenté comme un pas vers l’« autonomie stratégique », ce renforcement du bras européen de l’OTAN, loin de signifier une rupture avec l’ordre existant, « tend à consolider la subordination structurelle du continent européen à la puissance nord-américaine », ainsi que l’ont récemment écrit plusieurs intellectuels de premier plan de la gauche espagnole (4).

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Paco Pomet. – « Armistice », 2024© ADAGP, Paris, 2025 – pacopomet.com

Depuis bientôt deux ans, Bruxelles n’a pas émis la moindre réserve à la collaboration militaire, politique, diplomatique, économique de Washington au génocide en cours à Gaza, et réitère périodiquement son soutien à Tel-Aviv. Cette position fait éclater au grand jour le double langage du bloc — le contraste avec sa réaction à l’invasion de l’Ukraine par la Russie ne pourrait être plus frappant. Elle détruit aussi le peu de crédibilité morale dont l’Union disposait encore sur la scène internationale et l’isole un peu plus du reste du monde. Au vu de la délégation de chefs d’État européens accourus à Washington lundi 18 août pour réaffirmer leur appui au

président ukrainien Volodymyr Zelensky, imagine-t-on que les mêmes se précipitent à la Maison Blanche pour plaider la cause du peuple palestinien massacré et affamé non pas par un ennemi stratégique de l’Occident, mais par l’un de ses alliés, Israël ?

Comment en sommes-nous arrivés là ? Plusieurs facteurs entrent évidemment en ligne de compte, mais l’un d’eux se distingue : l’immense influence qu’exerce Washington sur l’Europe depuis la fin de la seconde guerre mondiale, notamment par le biais du réseau d’institutions transatlantiques tissé au sein des États d’Europe occidentale et, en particulier, au cœur des appareils militaires et de renseignement. Mais la subordination du Vieux Continent tient aussi à l’incessant travail de sape opéré à Washington pour éviter qu’il acquière une puissance militaire indépendante. Cette approche a été réaffirmée en 2005 par Robert Kaplan, journaliste influent et intellectuel spécialisé dans les questions de défense : « L’OTAN ne peut coexister avec une force de défense européenne autonome. L’une doit l’emporter sur l’autre, et nous devons faire en sorte que ce soit la première (5). »

L’hégémonie culturelle fournit une troisième explication : après soixante-dix ans de construction communautaire, l’influence de l’establishment américain sur le discours public européen l’emporte largement sur celle de n’importe quel pays membre. L’anglais reste la lingua franca de l’Union, et tous les grands médias anglophones — pour la plupart basés aux États-Unis ou au Royaume-Uni — manifestent un fort parti pris atlantiste. Enfin, l’écosystème intellectuel transatlantique s’articule autour de think tanks, tels que le German Marshall Fund, la Commission trilatérale, le Council on Foreign Relations et l’Aspen Institute, tous liés aux agences de renseignement américaines.

Une obséquiosité effarante

Sous l’action combinée de ces facteurs, l’Europe est devenue pratiquement incapable de penser — et encore moins d’agir — en fonction de ses propres intérêts. Ses dirigeants ont si profondément intériorisé leur subordination qu’ils couvrent leur exploiteur de flatteries, comme l’ancien premier ministre néerlandais devenu secrétaire général de l’OTAN, M. Mark Rutte, envoyant à M. Trump un message d’une obséquiosité effarante pour préparer le sommet de l’Alliance atlantique à La Haye en juin dernier, avant de l’appeler « Daddy ».

Ces éléments, objectera-t-on, sont connus et débattus depuis des lustres, notamment dans les cercles de la gauche européenne. Mais un autre reste largement méconnu, en particulier dans ce milieu : le rôle joué par l’Union européenne dans le renforcement de son propre assujettissement. Contrairement à l’idée dominante d’une Communauté économique européenne (CEE) conçue d’emblée comme un contrepoids à la puissance américaine, l’intégration européenne fut soutenue et promue par Washington comme un rempart contre l’Union soviétique pendant la guerre froide (6). De fait, l’establishment technocratique de Bruxelles a toujours collé aux États-Unis plus étroitement que les gouvernements des États membres. Et la centralisation croissante de l’Union autour de la Commission accentue la tendance. Au cours des quinze dernières années, Bruxelles s’est appuyé sur la succession ininterrompue des crises (finances, dettes, immigration, terrorisme, sécurité, Covid, guerre d’Ukraine, etc.) pour accroître, de manière radicale mais discrète, ses prérogatives dans des domaines auparavant impartis aux gouvernements nationaux. Insensiblement, l’Union acquiert, par le truchement de la Commission, les attributs d’un pouvoir quasi souverain et la capacité de faire prévaloir ses priorités sur les aspirations démocratiques des populations.

Ainsi, Mme von der Leyen — surnommée « la présidente américaine de l’Europe » (7) — a-t-elle récemment tiré parti de la crise ukrainienne pour promouvoir une supranationalisation de la politique étrangère (bien que la Commission n’ait aucune compétence formelle dans ce domaine) au détriment des intérêts fondamentaux de l’Europe. Mais peut-on même parler d’« intérêts communs » aux États membres ? Trente-cinq ans après Maastricht, l’Union reste divisée selon des lignes de fracture économique, diplomatique et culturelle. En matière de politique étrangère, ces différences s’accentuent depuis l’intégration des pays baltes et d’Europe centrale, traditionnellement atlantistes. Un an avant leur adhésion simultanée à l’Union et à l’OTAN en 2004, ils soutenaient l’invasion illégale de l’Irak par les États-Unis avant d’y envoyer des troupes. Faute d’une impossible « synthèse » d’intérêts, les priorités des États dominants et des élites technocratiques supranationales prévalent.

La crise de la dette de 2009-2012 a montré comment le cadre rigide de l’Union sous domination allemande érodait la capacité des nations à agir en fonction de leurs besoins économiques et des aspirations démocratiques. C’est encore plus vrai aujourd’hui. On le sait, la réponse habituelle attribue tout problème à l’insuffisant transfert de souveraineté des États à Bruxelles. Or l’Europe ne souffre pas d’un manque d’intégration, mais de l’intégration elle-même. Pour échapper à son « siècle d’humiliation », il lui faut affronter et transcender la cause profonde du problème : l’Union européenne elle-même, engagée dans un fédéralisme toujours plus poussé.

(Traduit de l’anglais par Pierre Rimbert.)

Thomas Fazi

Journaliste, dont les analyses sont également disponibles sur le site www.thomasfazi.com

(1) Yánis Varoufákis, « Le siècle d’humiliation de l’Europe : Trump a déjoué von der Leyen », 9 août 2025.

(2) Arnaud Bertrand, « Not at the table : Europe’s colonial moment », 10 août 2025.

(3) Lire Fabian Scheidler, « Nord Stream, trois scénarios pour un attentat », Le Monde diplomatique, octobre 2024.

(4) Héctor Illueca, Augusto Zamora R., Antonio Fernández, Manolo Monereo, « Salvar a Europa de la Unión Europea », 16 juin 2025.

(5) Robert D. Kaplan, « How we would fight China ? », The Atlantic, Washington, juin 2005.

(6) Lire François Denord et Antoine Schwartz, « Dès les années 1950, un parfum d’oligarchie », Le Monde diplomatique, juin 2009.

(7) Suzanne Lynch et Ilya Gridneff, « Europe’s American president : The paradox of Ursula von der Leyen », 6 octobre 2022.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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