Déserts médicaux: les réformes s’accumulent sans remonter aux sources des difficultés, le nombre de praticiens formés et la qualité de leurs études.

Une formation en décalage avec les enjeux éthiques et scientifiques

Pourquoi la pénurie de médecins va durer

Le Monde Diplomatique Septembre 2025

Des médecins généralistes volontaires sont invités à travailler deux jours par mois dans 151 « déserts médicaux » avant l’adoption éventuelle d’une loi sur le sujet. Les réformes s’accumulent sans remonter aux sources des difficultés : le nombre de praticiens formés et la qualité de leurs études. Durant celles-ci, l’accent est mis sur la mémorisation plutôt que sur la réflexion ‒ une aubaine pour les groupes de pression.

par Ariane Denoyel

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Juana Gómez. – « Desvelar » (Dévoiler), 2015www.juanagomez.com

Devant une quinzaine d’étudiants de sixième année de la faculté de médecine de Bordeaux, les deux formateurs, MM. Jérémy Guilhon et Jean-Baptiste de Gabory, commencent par un tour de table. Le groupe de pression Les Entreprises du médicament (Leem) ? Inconnu au bataillon. La notion de « leader d’opinion », centrale dans les processus d’influence, ou la contribution des firmes au développement de certaines maladies ? Jamais entendu parler. Le site Euros for Docs, qui documente les sommes versées par les sociétés pharmaceutiques à chaque médecin ? Encore une découverte. C’est tout juste si les étudiants se souviennent de la visite dans leur faculté de La Troupe du rire, un collectif de praticiens auteurs d’un livret de sensibilisation à l’influence des laboratoires pharmaceutiques (1). À leur décharge, aucun d’entre eux ne se rappelle non plus avoir entendu un professeur faire état de ses propres conflits d’intérêts… Le département de médecine générale bordelais n’a peut-être pas eu tort de rendre obligatoire, depuis 2019, ce module de deux journées (non noté) intitulé « Formation à l’analyse critique de la promotion pharmaceutique ».

À l’aide de diapositives qui retracent la triste saga du Mediator et d’autres scandales sanitaires, les formateurs mettent en évidence le poids des laboratoires en matière de santé. Ils dressent un parallèle avec l’industrie du tabac et citent les travaux du chercheur Bruno Goupil montrant que les médecins qui ne reçoivent pas de visiteurs médicaux (représentants des marques) prescrivent mieux, tout en coûtant moins cher à l’Assurance-maladie (2). Ils soulignent aussi les nombreuses lacunes de la pharmacovigilance.

Malgré la qualité du module — récompensé par la revue Prescrire en 2023 (3) —, les étudiants semblent peu sensibles aux enjeux. Aucun ne prend de notes. « Au fil des années, nous avons réduit la densité de notre diaporama et favorisé les ateliers ainsi que les partages d’expérience entre étudiants pour tenir compte d’une forme de saturation, inévitable après six ans de cours intensifs », rapporte M. Guilhon. L’indifférence polie observée dans la salle illustre ainsi les deux principaux écueils de la formation des médecins : une charge de travail abrutissante et l’aveuglement qui en résulte face au pouvoir des laboratoires.

En dépit de plusieurs réformes récentes, les étudiants en médecine restent soumis à rude épreuve, constate Mme Leila Gofti-Laroche, praticienne en centre hospitalier universitaire (CHU) et enseignante à la faculté de médecine de Grenoble : « Les études en santé ont toujours été difficiles, mais désormais s’ajoutent une déshumanisation de la transmission des savoirs, notamment via les cours sur cédérom ou en visioconférence, des aberrations administratives, comme des évaluations reposant plus sur des critères comptables que cliniques, une perte de sens, à travers des modes d’organisation et de financement obéissant à des critères politiques, en contradiction avec l’éthique et le serment d’Hippocrate, bref une forme de maltraitance inédite qui affecte durement l’équilibre psychologique des étudiants. Quand j’évoque les données épidémiologiques sur la santé mentale, de nombreux étudiants viennent se confier à la fin du cours sur leur profond mal-être. Du jamais-vu en vingt-cinq ans d’enseignement. » Selon la Fondation Jean-Jaurès, « un interne a environ trois fois plus de risques de se suicider qu’un [autre] Français du même âge (4 ».

Limiter le « bachotage »

Les trois réformes des études de médecine intervenues depuis 2017 affichaient des objectifs louables, à commencer par celui de former davantage de praticiens afin de répondre à la pénurie créée par le numerus clausus, instauré en 1971 à la demande des syndicats de médecins libéraux. La priorité était donc de laisser moins d’étudiants sur le carreau à l’issue de la première année, mais il s’agissait aussi de limiter le « bachotage », de recentrer l’enseignement sur la pratique, de mieux accompagner la professionnalisation des futurs médecins et de mieux respecter leurs aspirations. Si les textes ont modifié les conditions d’accès aux premier et troisième cycles tout en révisant le contenu du deuxième, ils ont échoué à atteindre leurs buts en raison d’un empilement de contraintes : le manque de moyens, une vision comptable de la santé, les impératifs d’un système centré sur le curatif et les soins hospitaliers, la difficulté d’imaginer et d’évaluer des modules ne relevant pas des sciences « dures », la technicité croissante de la discipline ou encore les intérêts corporatistes des spécialités.

De sorte que la France forme actuellement le même nombre de médecins qu’en 1970 pour une population qui s’est accrue de 15 millions d’habitants et où la proportion des plus de 60 ans est passée de 18 % à 28 %. En outre, les jeunes générations privilégient l’exercice salarié ou mixte, notamment pour bénéficier d’horaires moins lourds. Par conséquent, l’effectif des médecins diplômés à l’étranger ayant une activité régulière en France ne cesse d’augmenter : ils représentent 14,6 % des inscrits au tableau de l’Ordre en 2025, contre 7,2 % en 2010 (5). Cette part atteint 23,1 % chez les chirurgiens. Pourtant, 6 millions de Français n’ont toujours pas de médecin traitant, alors qu’il faudrait se préparer dès maintenant aux besoins d’une population qui vieillit (6).

« À cinquante-huit heures par semaine, les internes forment la chair à canon de l’hospitalo-centrisme français, souvent au prix de leur propre santé, dénonce M. Jean-Claude Casset, ancien médecin généraliste qui a enseigné à la faculté de médecine de Grenoble. L’ajout d’une quatrième année d’internat pour le diplôme d’études spécialisées (DES) de médecine générale à partir de 2026 sert de prétexte à deux stages hospitaliers de plus ! Il faudrait découvrir la profession dès les deux premiers cycles universitaires. » La moitié seulement des généralistes sont des médecins traitants. Les autres privilégient « des niches plus lucratives et moins difficiles », comme le sport ou la médecine esthétique, selon le syndicat MG France (7). M. Casset appelle à corriger le manque d’attrait dont souffre cette fonction « plébiscitée par les Français, mais nettement moins bien rémunérée que les autres spécialités ». De son côté, tout en saluant l’instauration de modules portant sur la communication avec les patients et la place du numérique, M. Lucas Poittevin, président de l’Association nationale des étudiants en médecine de France (ANEMF), déplore une réforme « plus politique que pédagogique »,qui exclut largement les stages en cabinet et dans les hôpitaux hors CHU.

Lacunaire tant du point de vue scientifique que de celui des humanités, le cursus réformé ne semble donc satisfaire personne. Certains formateurs estiment que ses trois premières années sont bien plus adaptées pour produire des chercheurs en laboratoire que des médecins de terrain. Professeur à la faculté de médecine Lyon-Est et membre du conseil scientifique du Collège national des généralistes enseignants (CNGE), M. Rémy Boussageon propose une rupture : « Les étudiants sont évalués sur des connaissances hyperpointues en biologie, mais la médecine relève au moins autant du champ psychosocial. Absorber six cents heures d’enseignement spécialisé sur les organes, cela ne contribue pas à appréhender une personne dans sa globalité. On pourrait former à l’écoute et à l’empathie. On a besoin d’un changement de paradigme. »

Pour autant, le parcours actuel ne forme pas réellement non plus des scientifiques, précise M. Jacques Demongeot, membre senior honoraire de l’Institut universitaire de France (IUF), qui plaide pour une distinction entre cursus clinicien et cursus scientifique : « Les deux catégories pourraient être poreuses, la recherche clinique étant le complément nécessaire de la recherche scientifique. »

Les étudiants doivent mémoriser à marche forcée des données qu’il leur faudra « recracher » dans des questionnaires à choix multiples (QCM) lors des examens. Il s’agit notamment des « recommandations de bonne pratique » élaborées par la Haute Autorité de santé (HAS) ou les sociétés savantes et encadrant la prise en charge de la plupart des pathologies. Angle mort de ces « reco » : elles reposent largement sur des essais cliniques menés par les firmes ; or celles-ci en tronquent allégrement les résultats, publiés dans des revues de plus en plus inféodées à l’industrie. Les étudiants et bon nombre d’enseignants l’ignorent. Le cours de « lecture critique d’articles » scientifiques, obligatoire en second cycle, compte peu d’heures. « Il est jugé barbant et abstrait, car dispensé à des étudiants n’ayant pas encore prescrit, donc incapables d’en ressentir l’aspect crucial : comment se construit le savoir médical », résume M. Ivan Pourmir, cancérologue et chercheur en onco-immunologie à l’hôpital européen Georges-Pompidou.

Pour l’heure, ces fameuses « reco » s’imposent de façon croissante aux praticiens, notamment via les incitations financières distribuées par l’Assurance-maladie. Certaines ordonnances sont « automatisées » à partir de seuils prédéfinis. Par exemple, un niveau donné de perte de densité des os déclenche la prescription de médicaments contre l’ostéoporose, laquelle appartient pourtant aux « non-maladies », pour reprendre le terme du médecin et auteur Luc Perino, qui l’inclut dans le registre de la sénescence physiologique (8). Les traitements provoquent souvent des effets indésirables pour un bénéfice très discutable, alors que l’exercice physique permet de limiter notablement le risque de fracture lié à cette fragilisation du squelette.

Face à la pathologisation croissante des existences, la prévention non médicamenteuse, fondée sur l’hygiène de vie, cède donc du terrain. Jadis, on recevait des médicaments quand on était malade ; aujourd’hui, la médecine s’attache exagérément à « prendre en charge » des « facteurs de risque », créant au passage d’autres risques associés aux traitements. On le voit en particulier avec la surprescription massive de statines (médicaments destinés à faire baisser le taux sanguin de cholestérol) ou de psychotropes. De même, beaucoup de dépistages systématiques interrogent quand on sait que la majorité d’entre eux n’apportent rien en termes d’espérance de vie en population générale : le bénéfice serait nul, par exemple, pour le cancer du sein, alors qu’il est probablement intéressant pour le côlon (9).

Illusion de toute-puissance

Les dosages inappropriés, les réactions et interactions délétères et autres événements indésirables liés à l’absorption d’un médicament provoquent de plus en plus d’hospitalisations et de morts. Selon le professeur de médecine danois Peter Gøtzsche, les médicaments prescrits seraient même la première cause de décès dans les pays postindustriels (10). Par méconnaissance, nombre de ces morts sont attribuées à d’autres facteurs. À en croire l’épidémiologiste, les psychotropes porteraient une responsabilité essentielle dans ces décès, largement évitables. Il cite notamment une étude finlandaise qui a conclu à un risque de mortalité supérieur de 4,5 % chez les malades d’Alzheimer prenant des antipsychotiques.

« On ne peut attendre de personnes incapables d’analyser les bases du raisonnement diagnostique et clinique une réflexion approfondie sur des aspects de pratique apparemment consensuels, juge MmeClaudina Michal-Teitelbaum, chercheuse indépendante. D’autant que les patients d’aujourd’hui souffrent majoritairement de maladies provoquées par la dégradation des conditions de vie — pollution, sédentarité, précarité. Il faudrait apprendre aux étudiants à faire preuve de plus d’humilité et de scepticisme face à la médecine au lieu d’entretenir une illusion de toute-puissance laissant croire qu’une maladie égale un diagnostic et un traitement. »

Pour Mme Michal-Teitelbaum, la médecine, gagnée par une forme d’obscurantisme, est « devenue un aspect particulier d’une idéologie libérale virant de plus en plus à l’autoritarisme faute d’avoir tenu ses promesses ; la critique et le débat y sont interdits, de même que la nuance ». Au sortir de la première journée du module de formation à l’analyse critique, une étudiante qui avait passé le plus clair de son temps sur son portable a lancé à un camarade : « Quoi, il faut revenir demain ? On n’a pas fait le tour, là ? »

Ariane Denoyel

Journaliste, auteure (avec Peter Selley) d’Overdose. Comment la surconsommation de médicaments nous tue, First, Paris, 2024.

(1) « Pourquoi garder son indépendance face aux laboratoires pharmaceutiques ? » (PDF), La Troupe du rire, Formindep 2020.

(2) Frédéric Balusson et al., « Association between gifts from pharmaceutical companies to French general practitioners and their drug prescribing patterns in 2016 », British Medical Journal, Londres, 6 novembre 2019.

(3) « Prix Prescrire 2023. Tenir bon face aux influences : une exigence de santé publique », Prescrire.

(4) Ariel Frajerman, « La santé mentale des étudiants en médecine », Fondation Jean-Jaurès, 2 mai 2020.

(5) « Atlas de la démographie médicale en France, situation au 1er janvier 2025 » (PDF), Ordre national des médecins.

(6) Lire Pierre Souchon, « Traversée d’un désert médical », et Eva Thiébaud, « Étrangers et précaires… mais médecins », Le Monde diplomatique, respectivement août 2023 et février 2024.

(7) Cité par Bruno Rojouan, rapport d’information au nom de la commission de l’aménagement du territoire et du développement durable relatif aux inégalités territoriales d’accès aux soins, Sénat, Paris, 13 novembre 2024.

(8) Luc Perino, Les Non-Maladies. La médecine au défi, Seuil, Paris, 2023.

(9) Michael Bretthauer et al., « Estimated lifetime gained with cancer screening tests : a meta-analysis of randomized clinical trials », JAMA Internal Medicine, no 11, 28 août 2023.

(10) Peter C. Gøtzsche, « Prescription drugs are the leading cause of death. And psychiatric drugs are the third leading cause of death », Mad in America, 16 avril 2024.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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