Les bulles financières une quasi-nécessité ?

Intelligence artificielle : les économistes s’inquiètent d’un risque de bulle financière

Comme d’autres analystes, l’économiste Carlota Perez s’attend à un krach sur les entreprises liées à cette technologie, mais juge que les emballements spéculatifs sont le seul moyen de financer les grands projets d’infrastructures. 

Par  (San Francisco, correspondant)Publié le 23 août 2025 à 10h58, modifié le 24 août 2025 à 19h30 https://www.lemonde.fr/economie/article/2025/08/23/intelligence-artificielle-les-economistes-s-inquietent-d-un-risque-de-bulle-financiere_6634010_3234.html?random=810362441

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Des investissements mirobolants, des valorisations boursières extravagantes et trop peu de profits pour l’instant, à l’exception du fabricant de microprocesseurs Nvidia : la folie de l’intelligence artificielle (IA) est-elle en passe de se transformer en bulle financière ? C’est la mise en garde lancée mi-août par Sam Altman, le PDG d’OpenAI. « Si l’on considère la plupart des bulles financières de l’histoire, comme la bulle Internet, on constate qu’il y avait une réalité : Internet était un phénomène majeur, les gens étaient surexcités. Sommes-nous dans une phase où les investisseurs dans leur ensemble sont surexcités par l’IA ? Je pense que oui. L’IA est-elle la chose la plus importante à venir depuis très longtemps ? Je pense que oui également », a-t-il déclaré à des journalistes américains.

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L’inquiétude est de plus en plus partagée. « Je m’attends à un krach », confie l’économiste vénézuélo-britannique Carlota Perez, autrice d’un livre sur les bulles (Technological Revolutions and Financial Capital : The Dynamics of Bubbles and Golden Ages, « révolutions technologiques et capital financier, les dynamiques des bulles et des âges d’or », Elgar, 2002, non traduit) : « Des trois acteurs en jeu, les investisseurs, les entreprises d’IA et les utilisateurs, les seuls à réaliser des profits sont les acteurs financiers dont les valorisations augmentent. C’est une situation de bulle typique : des plus-values ​​élevées et des profits faibles. »

L’affaire a un petit goût de déjà-vu pour l’économiste, réputée pour ses travaux sur l’innovation, qui a examiné les cinq révolutions industrielles majeures : le métier à tisser mû par un moulin à aubes en Angleterre (1771), la locomotive à vapeur de George Stephenson (1829), l’acier d’Andrew Carnegie à Pittsburgh (1875), la chaîne d’assemblage de Henry Ford (1913) et le premier microprocesseur Intel (1971). Toutes ont révolutionné l’Occident.

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Mais, avant de s’installer durablement et de diffuser leurs effets à l’économie, ces innovations ont provoqué une frénésie d’investissements – trop de canaux en Angleterre, trop de chemins de fer peu rentables — et de spéculation financière détachée des réalités, provoquant krachs ou corrections boursières. Beaucoup, sur les marchés, ont en mémoire l’éclatement de la bulle Internet en l’an 2000. « La bulle de l’IA est aujourd’hui plus importante que celle des technologies de l’information des années 1990 », estimait, mi-juillet, Torsten Slok, économiste en chef du fonds Apollo.

Une fringale d’investissements

Concrètement, les entreprises sont aujourd’hui prises d’une véritable fringale d’investissements, pour recruter, pour s’équiper de serveurs informatiques et puces ultramodernes, ainsi que pour sécuriser une énergie abondante. Morgan Stanley prévoit que les dépenses mondiales totales dans l’IA atteindront 3 000 milliards de dollars (2 560 milliards d’euros) d’ici à 2029. Pour investir, les start-up non cotées en Bourse lèvent des capitaux privés auprès d’investisseurs enthousiastes.

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Ainsi, la firme de Sam Altman a récupéré cet hiver 40 milliards de dollars, en étant valorisée 300 milliards. Cet été, pour lever 6 milliards de dollars supplémentaires, la valorisation s’est envolée à 500 milliards de dollars, ce qui en fait l’entreprise non cotée la plus chère du monde. Sans valorisation, pas d’investissement possible. A en lire la presse américaine, la firme n’aura, cette année, que 20 milliards de dollars de chiffre d’affaires récurrent et sera dans le rouge.

Les quatre géants – Microsoft, Amazon, Meta, Alphabet – dépenseront plus de 400 milliards de dollars en 2026, selon les compilations de John Thornhill, chroniqueur tech du Financial Times. Un chiffre multiplié par 2,7 depuis que fut présenté en 2022 le modèle ChatGPT. Ces géants peuvent agir en raison de leurs profits incroyables générés dans leur cœur de métier, et la Bourse leur prévoit un avenir radieux : Amazon est valorisé 33 fois ses bénéfices, Microsoft 32, Meta 26 et Google 20.

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Trois indices suscitent toutefois l’inquiétude. D’abord, des valorisations jugées excessives, dont l’illustration est Palantir. La firme de défense, qui aida à éliminer Oussama Ben Laden, a vu son cours multiplié par 17 en trois ans et vaut 370 milliards de dollars, soit 243 fois ses bénéfices à venir. Le titre a toutefois reculé de 15 % depuis son plus-haut, et l’analyste Bret Jensen se demande sur le site Seeking Alpha s’il n’est pas « la première faille potentielle dans la bulle de l’IA ».

Ensuite, l’investissement hors de contrôle des firmes contraintes de le faire pour ne pas être distancées. Ainsi, après les résultats décevants de son moteur Llama 4, Mark Zuckerberg a constitué à prix d’or une équipe de superintelligence artificielle. Mi-août, il avait recruté plus de 50 nouveaux chercheurs, dont 20 chez OpenAI et au moins 13 de Google. Les offres pour les séduire sont inédites, avec des chèques de bienvenue pouvant atteindre 100 millions de dollars.

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Pour s’attirer des talents, il faut parfois racheter leur start-up. M. Zuckerberg a ainsi recruté Alexandr Wang, cofondateur de Scale AI, en prenant une participation de 14 milliards de dollars dans son entreprise. Cette folie inquiète la banque Morgan Stanley citée par le Wall Street Journal : ces dépenses « ont le potentiel de conduire à des percées en matière d’IA avec une création de valeur massive ou pourraient diluer la valeur actionnariale sans aucun gain d’innovation clair ».Brutalement, M. Zuckerberg a décidé de geler les embauches supplémentaires, manifestement soucieux de trouver un équilibre entre investissement et cours de Bourse.

« Une force positive »

Enfin, la diffusion de cette technologie dans l’économie traditionnelle connaît des débuts encore lents. Selon une étude du laboratoire Nanda du Massachusetts Institute of Technology, publiée lundi 18 août, les entreprises ont investi 30 à 40 milliards de dollars dans l’intelligence artificielle générative, mais, pour 95 % d’entre elles, le retour financier serait quasi nul. Certes, de nombreuses entreprises utilisent des outils comme ChatGPT d’OpenAI et Microsoft Copilot – 80 % d’entre elles ont exploré ou testé ces technologies, et près de 40 % déclarent les avoir déployées. Mais ces outils amélioreraient la production individuelle sans contribuer réellement au résultat net des entreprises. Cette publication a fait tousser Wall Street, même si elle n’est guère une surprise : les gains du numérique au tournant du XXe siècle furent lents à pénétrer l’« ancienne économie ».

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Carlota Perez décrit un phénomène vertueux qui dérive en bulle. « Le phénomène sous-jacent est le processus de “destruction créatrice” de Schumpeter [économiste autrichien, 1883-1950] », explique l’économiste. Chaque révolution émerge dans un monde façonné par l’ancien, arrivé à maturité et incapable d’accroître la productivité ou d’innover. A ce moment-là, le capital industriel devient conservateur, trop lié au monde d’avant. Seul le capital financier est libre. « C’est ainsi que la finance prend le dessus, investit dans les technologies révolutionnaires et contraint les anciennes industries à les adopter sous peine de disparaître face à la concurrence. La finance est donc, à ce moment-là, une force positive », écrit l’économiste.

Cependant, lorsque les possibilités de gains rapides du début disparaissent, la finance invente toutes sortes de mécanismes spéculatifs : « C’est alors que le monde financier crée un casino. » C’est ce qui s’est passé avant l’éclatement de la bulle Internet. Entre mars 2000 et octobre 2002, le Nasdaq avait perdu près de 80 % de sa valeur, de nombreuses entreprises étant incapables de générer le moindre profit. « Il est important de noter que chacun de ces krachs crée de nouveaux géants qui n’ont plus besoin de soutien financier extérieur. Le capital financier est donc désespérément à la recherche d’innovations miracles. Et c’est là que nous en sommes aujourd’hui avec l’IA », note Mme Perez.

Une quasi-nécessité

Au fond, la chercheuse voit dans les bulles financières une quasi-nécessité. Sans elles, qui aurait payé les chemins de fer, les canaux et autres projets ? « Les bulles financières sont quasiment le seul moyen pour le secteur privé de garantir la réalisation de grands projets d’infrastructures, aux coûts initiaux élevés et aux bénéfices à long terme. Elles permettent également à la concurrence de garantir que toutes les expériences possibles seront tentées et que les plus fructueuses seront sélectionnées. » Mais elles sont douloureuses pour la majorité, précise-t-elle.

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Les révolutions technologiques connaissent une période initiale de destruction d’emplois et de compétences, d’industries, voire de régions entières. « Les krachs accélèrent la correction nécessaire, non seulement sur le marché boursier, mais surtout au sein de la société. Le populisme est le résultat d’un ressentiment massif face à la perte de la promesse antérieure d’un avenir meilleur et sûr », analyse Mme Perez.

« Les âges d’or qui ont suivi les grandes crises ont été un jeu gagnant-gagnant entre les entreprises et la société, articulé et orchestré par les gouvernements. Les âges d’or – comme le boom de l’époque victorienne, la Belle Epoque et les “trente glorieuses” – se sont produits après que des crises ont mis le système en danger », conclut-elle. Et de rêver à un âge d’or des technologies de l’information, avec un léger brin d’inquiétude. « Bien sûr, cette opportunité extraordinaire peut toujours être ratée. »

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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