Le « commun » comme principe d’organisation de toute la société.

Pierre Dardot et Christian Laval, trente ans de pensée en commun

Avec « Instituer les mondes », le philosophe et le sociologue achèvent un cycle de neuf essais dévolu à une critique du néolibéralisme et centré sur la notion de « commun » comme principe d’organisation de toute la société

Par Youness BousennaPublié le 22 août 2025 à 06h00 https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/08/22/pierre-dardot-et-christian-laval-trente-ans-de-pensee-en-commun_6633450_3232.html

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BEN LAMARE

Les mots les plus simples donnent parfois les concepts les plus forts. Commun : voilà l’un de ceux qui ont émergé dans le bouillonnement des années 2010. Tandis qu’en France une « zone à défendre » (ZAD) se forme à Notre-Dame-des-Landes (Loire-Atlantique) et que l’éphémère Nuit debout essaime sur les places, les « indignés » espagnols manifestent à Madrid et le mouvement Occupy Wall Street proteste à New York contre une finance qui, quelques années plus tôt, mettait le monde à genoux.

Si la théorie du « commun » a accompagné cette éruption sociale, c’est en grande partie grâce à un duo d’intellectuels, le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval : en 2014, ils publient Commun. Essai sur la révolution au XXIsiècle (La Découverte). « Jusque-là, la question des communs était abordée à partir des biens naturels, comme les rivières. Eux en on fait un principe politique à portée révolutionnaire », souligne Ferhat Taylan, maître de conférences en philosophie de l’environnement à l’université Bordeaux-Montaigne.

Leur révolution intellectuelle ne s’est pas arrêtée là. En février, les deux philosophes ont fait paraître leur neuvième essai, Instituer les mondes. Pour une cosmopolitique des communs (La Découverte, 776 pages, 29 euros). Ce livre est aussi annoncé comme le terme ultime d’un compagnonnage singulier dans le paysage intellectuel français, qui, au fil des 4 545 pages de l’ensemble de leur œuvre (on a compté), a contribué à renouveler la pensée de la gauche.

A l’image, justement, de leur approche des communs. Jusque-là, la notion était rattachée à l’économiste américaine Elinor Ostrom (1933-2012), qui avait théorisé comment certaines richesses (une forêt, une espèce de poissons…) étaient mieux préservées quand elles étaient prises en charge comme des biens communs, de façon associative. Une pensée qui s’opposait à la privatisation tous azimuts prônée par un courant néolibéral dominant.

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Pierre Dardot et Christian Laval, eux, radicalisent l’approche, passant du pluriel au singulier : des « communs » comme propriété de certains objets, ils pensent le « commun » comme principe d’organisation de toute la société. Ce qui implique, avancent-ils, dans leur nouveau livre, que l’« autogouvernement des milieux de vie » par les communs s’articule à un « éco-communisme libertaire » – soit un mélange d’écologie sociale et d’autonomie démocratique.

« A la célèbre formule altermondialiste “Un autre monde est possible”, nous substituons la formule zapatiste : “Un monde où il y ait la place de nombreux mondes” », avance Pierre Dardot, dans une salle de réunion de leur maison d’édition de toujours, La Découverte, où nous rencontrons le duo. D’où l’idée d’une « cosmopolitique », cette façon de penser plusieurs mondes sur une seule Terre, dont l’urgence est de préserver l’habitabilité contre les forces qui la détruisent. Une force qui chez eux porte un nom : le néolibéralisme, dont l’essor à la fin du XXe siècle a conduit à une poussée sans précédent de la dynamique de financiarisation et de privatisation des biens.

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C’est ce nouvel air du temps qui a cimenté une amitié qui aurait pu naître vingt ans plus tôt. Le duo s’est croisé sans se lier dès 1972, dans la bouillonnante université de Nanterre, au sein de la toute jeune Ligue communiste d’Alain Krivine. Ils se retrouveront grâce au hasard des mutations de l’éducation nationale. L’un et l’autre, jeunes professeurs, sont nommés en 1988 au lycée François-Villon, aux Mureaux (Yvelines).

Immédiatement, et presque instinctivement, ils inventent une méthode de réflexion collective appelée à devenir leur marque de fabrique, créant un « lieu auto-géré » mêlant pédagogies d’avant-garde, conférences, débats et soutien aux révoltes lycéennes. « C’était notre premier commun », se souviennent en rigolant les deux intellectuels qui reviendront tardivement, au début des années 2010, à l’université de Nanterre, où ils sont aujourd’hui rattachés au laboratoire Sophiapol. Il s’agissait alors d’un premier « geste de résistance à un moment où le néolibéralisme commençait à s’imposer ».

Radicalité politique

Avec quels outils intellectuels lutter contre ce néolibéralisme ? Elle est là, leur « grande question », au centre du virage que sera la création du collectif Question Marx en 2004. L’objet : « Retrouver un marxisme vivant. » Dépouillé des abîmes du XXe siècle, adapté au capitalisme du XXIe. En 2009, le duo tire des travaux du séminaire sa première grande œuvre, La Nouvelle Raison du monde. Essai sur la société néolibérale (La Découverte, 2009), dont la portée se tient dans son sous-titre. Quand les analyses jusqu’ici résumaient le néolibéralisme à un mode de production, eux y voient une « société ». Soit une architecture juridique, sociale et même psychologique, qui dépasse la seule économie. A présent, leur enjeu sera de reconstruire une pensée de gauche pour contrer la vague néolibérale qui, de la crise des subprimes à celle de la dette grecque, provoque des chocs brutaux pour les sociétés.

L’économiste et ancien ministre grec des finances, Yanis Varoufakis prend la parole lors d’une
L’économiste et ancien ministre grec des finances, Yanis Varoufakis prend la parole lors d’une « Nuit Debout » à la Place de la Republique à Paris, en avril 2016.  CHRISTIAN HARTMANN/REUTERS

Commun paraît en 2014. « A ce moment, tout le monde parlait des communs, face au néolibéralisme perçu comme un vaste mouvement d’enclosure [extension de la propriété privée], se rappelle Pierre Dardot. Il fallait dégager une synthèse critique qui apporterait un tranchant politique à la notion. » Le livre est salué, mais chatouille une certaine gauche. Dans La Vie des idées, le chercheur Sébastien Broca reconnaît un « monument d’érudition », mais regrette que la radicalité politique prenne le pas sur une « stratégie internaliste de subversion ». Autrement dit, préfère l’appel révolutionnaire à la réflexion sur une utilisation des outils juridiques déjà en place pour faire advenir une société du commun.

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Eux croient à la transformation, pas à la réforme. Et aux luttes locales, pas à l’Etat. En 2020, ils publient une nouvelle somme, Dominer. Enquête sur la souveraineté de l’Etat en Occident (La Découverte, 2020), gigantesque archéologie de la souveraineté, cette notion dont une partie de la gauche, d’Arnaud Montebourg à Jean-Luc Mélenchon, entend faire un outil au service de la transformation.

« A gauche, beaucoup voient dans le recours à la souveraineté de l’Etat un principe positif à opposer au néolibéralisme », s’agace Pierre Dardot. Une gauche que le duo égratigne d’ailleurs dans plusieurs essais qui s’attaquent à quelques-uns des totems révolutionnaires ; de Sauver Marx ? (avec El Mouhoub Mouhoud, La Découverte, 2007), directement issu des travaux du séminaire « Question Marx », à Marx, prénom : Karl (Gallimard, 2012) et L’Ombre d’Octobre (Lux, 2017), ils affinent leur approche libertaire fondée sur l’autogouvernement.

La spontanéité des luttes

Révolutionnaire et libertaire, leur pensée clive au sein de la gauche. « Leur œuvre a permis de remettre en question l’Etat comme solution à la question sociale et politique et, sans innover totalement sur le sujet, de produire une analyse pertinente sur le néolibéralisme comme force façonnant aussi les subjectivités », se réjouit le philosophe Edouard Jourdain, spécialiste de l’anarchisme et des communs.

Mais l’historien Jean-Numa Ducange, codirecteur de la revue Actuel Marx, qui a signé, en 2025, un « Que sais-je ? » sur Les Marxismes (PUF, 128 pages, 10 euros), regrette leur « refus de toute logique de souveraineté » et une confiance excessive dans la spontanéité des luttes pour inventer la société d’après.

Ce trait vouerait-il l’œuvre théorique à la stérilité politique ? « Leur résolution des problèmes est purement conceptuelle, reposant sur des facilités rhétoriques. Le Chiapas n’est pas importable en Europe, et j’ai concrètement du mal à imaginer leur projet dans des sociétés complexes comme les nôtres », considère le philosophe et chercheur Guillaume Fondu.

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Cet auteur de La Naissance du marxisme (CNRS Editions, 2024) se dit toutefois « admiratif devant l’ampleur de leur effort théorique, qui a permis d’ordonner la pensée à gauche ». Edouard Jourdain, plus proche du duo par sa veine libertaire, nuance : « Ce qui achoppe chez eux, comme chez beaucoup d’autres, porte sur la question de comment passer du monde actuel à la “cosmopolitique des communs” à laquelle ils aspirent. » Plutôt que de « stérilité », lui préfère parler d’« impensés », comme à propos du rôle de la guerre ou de la diplomatie. « C’est une pensée des pratiques, d’où le volume impressionnant de leurs livres, parce qu’ils cartographient les luttes et ne pensent l’avenir que depuis le terrain », défend Ferhat Taylan, qui a aussi été éditeur de certaines de leurs œuvres en Turquie.

Ce dernier se souvient en particulier que la traduction de La Nouvelle Raison du monde a rencontré un « grand écho » car elle résonnait avec le mouvement de la place Taksim, en 2013, à Istanbul. Leur œuvre est aussi très appréciée en Amérique latine, où le duo se rend souvent. Au point qu’ils sont « plus connus en Amérique latine qu’en France », glisse Ferhat Taylan. C’est d’ailleurs l’élection de Jair Bolsonaro à la présidence du Brésil en 2018 qui les conduit à créer le Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives d’où sortira Le Choix de la guerre civile. Une autre histoire du néolibéralisme (avec Haud Guéguen et Pierre Sauvêtre, Lux, 2021), qui amende La Nouvelle Raison du monde en mettant l’accent sur les « accointances très fortes du néolibéralisme avec le fascisme ».

Pierre Dardot et Christian Laval, eux, font de ce refus de trancher par avance les contours d’un monde d’après une marque de fabrique, et non un défaut. « C’est la limite de notre intervention politique : désigner la boussole, mais laisser la figure de ce monde à venir s’inventer par les luttes », indique Christian Laval. Instituer les mondes s’achève ainsi sur des « tracés stratégiques », et non sur une théorie clés en main.

De la Commune de Paris en 1871 à la création de la Maison commune (un espace de démocratie locale) à Brasilia en 2024, le duo puise ses sources d’inspiration partout à travers les époques et le globe. Sans frontières, comme le monde d’après qui s’imagine au fil des 4 545 pages de leur œuvre commune.

Youness Bousenna

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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