Débat sur la notion de civilisation Judéo-Chrétienne

« Non, la civilisation judéo-chrétienne n’est pas une invention politique »

Xavier-Laurent Salvador

Maître de conférences en langue et littérature médiévales à l’Université Sorbonne Paris Cité, auteur de Les secrets de la Bible au Moyen Âge (Le Cerf)

Publié le 25 juillet 2025 à 17h02 https://www.la-croix.com/a-vif/non-la-civilisation-judeo-chretienne-n-est-pas-une-invention-politique-20250725

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Miniature de « Vie de Saint Louis » (1360) par Jean de Joinville.
Miniature de « Vie de Saint Louis » (1360) par Jean de Joinville.  Bridgeman/AFP

Maître de conférences en littérature médiévale, Xavier-Laurent Salvador répond à une tribune, publiée dans La Croix, selon laquelle le concept de civilisation judéo-chrétienne serait erroné.

L’article publié par La Croix le 22 juillet, titré « Parler de civilisation judéo-chrétienne est une supercherie », témoigne d’une méconnaissance regrettable de l’histoire culturelle de l’Europe. Non, la notion de civilisation judéo-chrétienne n’est pas un slogan forgé au XXᵉ siècle pour servir un agenda identitaire. Elle est l’expression, certes moderne, d’une réalité historique complexe et vérifiable : celle d’une interpénétration ancienne et féconde entre traditions juive et chrétienne, notamment dans les domaines du commentaire biblique, de la transmission manuscrite et de l’élaboration théologique.

https://www.la-croix.com/a-vif/parler-de-civilisation-judeo-chretienne-est-une-supercherie-20250722 *

La Bible historiale de Guyart des Moulins, que je fréquente depuis plus de trente ans, traduite en français à la fin du XIIIᵉ siècle à partir de l’Historia Scholastica de Pierre le Mangeur est emblématique de cette filiation intellectuelle. Guyart ne fait pas que traduire la Bible : il l’enrichit de commentaires, de récits dérivés, d’étymologies, de digressions historiques. Et nombre de ces ajouts sont directement ou indirectement issus de la tradition juive.

Exégèse juive, culture chrétienne

Un cas particulièrement parlant est celui de Moïse enfant, dont on raconte qu’il fut sauvé du supplice du Pharaon après avoir saisi la couronne royale. Pour vérifier qu’il ne comprenait pas ce qu’il faisait, les conseillers du roi lui proposent un test : entre des charbons ardents et des pierres précieuses, l’enfant choisit les charbons, les porte à sa bouche et se brûle la langue – ce qui explique qu’il fut ensuite bègue. Ce récit, absent du texte biblique, provient du Midrash. Il circule dans le monde juif bien avant d’être intégré par des auteurs chrétiens comme Comestor, puis repris dans la Bible historiale.

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Autre exemple : les étymologies des noms des patriarches, si caractéristiques de l’exégèse juive, où chaque prénom est un indice théologique. Dans la Bible historiale, ces jeux d’interprétation sont légion. On lit qu’Isaac vient de risus (le rire), en lien avec le rire de Sara ; qu’Israël signifie « fort contre Dieu » ; qu’Ésaü est associé au mot velu (seir) ; que Jacob est celui qui « saisit par le talon ». Ces lectures sont héritées de la tradition rabbinique, notamment de Rachi, et transitent via des chaînes complexes de transmission, parfois latines, parfois orales, parfois scolaires. Elles deviennent des lieux communs de la culture chrétienne, à tel point qu’on oublie souvent leur origine.

L’homme du Moyen Âge vit en réalité dans un monde abrahamique. Il le perçoit, parfois confusément, comme un monde à trois voix : juive, chrétienne, musulmane. Et même lorsqu’il combat l’une ou l’autre, il le fait avec conscience des textes et des doctrines. Et l’islam n’est pas absent de ce tableau. Dans sa Vie de Saint Louis, Joinville décrit les Bédouins rencontrés en Orient. Il distingue la loi de Mohammed et celle d’Ali, mentionne leurs coutumes et leur croyance en la métempsychose. L’homme du Moyen Âge connaît l’islam, il le pense, il le nomme, parfois à travers ses hétérodoxies. Mais il l’appréhende souvent avec une inquiétude mêlée d’admiration : c’est une altérité réelle, mais structurée, et donc inquiétante. Ce regard n’est pas celui de l’ignorance : c’est celui d’un monde conscient de sa complexité.

Le risque de l’exclusion

Il est révélateur que les principales critiques explicites de la notion de « judéo-christianisme » ne viennent pas des historiens ou des théologiens médiévistes, mais de penseurs porteurs de projets idéologiques radicaux. Sophie Bessis, en dénonçant la notion de « civilisation judéo-chrétienne » comme une invention récente destinée à exclure l’islam, s’inscrit dans une filiation saïdienne, bien connue dans les cercles postcoloniaux : Edward Saïd, dans L’Orientalisme (1978), soutenait que le terme« judéo-chrétien » avait été mobilisé pour réécrire l’histoire de l’Occident en réconciliant artificiellement judaïsme et christianisme, afin de construire une identité européenne soudée… contre l’islam. Il y voyait une opération idéologique, aux effets géopolitiques et symboliques très puissants.

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Mais en rejetant en bloc cette notion, l’autrice de l’article adopte – probablement à son insu – une position structurellement proche de celle d’Édouard Drumont ou de Charles Maurras : ces derniers refusaient eux aussi l’idée d’un continuum entre judaïsme et christianisme, mais pour des raisons diamétralement opposées. Là où Saïd critique le judéo-christianisme comme un mythe excluant les musulmans, Maurras le dénonçait comme un poison qui diluerait le catholicisme dans l’universalisme mosaïque. Dans les deux cas, le terme est combattu parce qu’il relie ce qui doit, selon eux, rester séparé : juifs et chrétiens d’un côté, musulmans et occidentaux de l’autre.

Autrement dit, à vouloir déconstruire la notion de civilisation judéo-chrétienne au nom de l’inclusion, on risque de faire le lit d’un vieux réflexe d’exclusion. Car les seules forces politiques à avoir historiquement récusé la part juive de l’Occident sont les courants antisémites radicaux qui, hier encore, niaient à la tradition juive toute valeur fondatrice.

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Parler de civilisation judéo-chrétienne, ce n’est donc pas proclamer une unité artificielle ; c’est rappeler une histoire de transmissions, de traductions, de controverses, de gloses, de réappropriations. Une histoire qu’on peut encore lire, à livre ouvert, dans les manuscrits.

Tribune

« Parler de civilisation judéo-chrétienne est une supercherie »

Sophie Bessis

Historienne spécialiste des relations Nord-Sud. Autrice de « La civilisation judéo-chrétienne. Anatomie d’une imposture » (Les Liens qui libèrent, 2025)

Publié le 22 juillet 2025 à 15h06 https://www.la-croix.com/a-vif/parler-de-civilisation-judeo-chretienne-est-une-supercherie-20250722

Pour Sophie Bessis, l’insistance sur le « judéo-chrétien » sert souvent à occulter près de deux millénaires d’antisémitisme.
Pour Sophie Bessis, l’insistance sur le « judéo-chrétien » sert souvent à occulter près de deux millénaires d’antisémitisme. Karagrubis / stock.adobe.com

La référence régulière en Europe à une « civilisation judéo-chrétienne » est-elle fondée historiquement ? Pour l’historienne Sophie Bessis, l’insistance sur cette notion sert souvent à occulter près de deux millénaires d’antisémitisme, mais aussi à occulter l’apport de l’islam, aussi structurant pour l’Europe.

Toute civilisation, et l’Europe ne fait pas exception à cette règle, est le fruit de subtils mélanges entre cultures, de rencontres pacifiques ou conflictuelles qui se sont effectuées au cours de la longue histoire, de strates qui se superposent dans la durée pour arriver au présent qui nous constitue. C’est donc la multiplicité des racines qu’il convient d’inventorier pour tenter de définir ce que serait une civilisation européenne.

Il est en effet difficile d’employer le singulier à ce sujet dans la mesure où, de son Occident à son Orient, « ce petit appendice de l’Asie » a subi des influences diverses. Dans les Balkans, l’empreinte de Byzance puis de la longue occupation ottomane ont modelé entre autres l’architecture et les traditions culinaires, sans parler de l’orthodoxie qui différencie cette région des parties catholiques ou protestantes du continent. Il y a l’Europe de la latinité et celle de l’hellénisme, celle de la germanité et celle de la Méditerranée.

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Supposons cependant qu’il existe une Europe se définissant par un fonds culturel commun. Dans cette diversité de trajectoires historiques et d’influences culturelles, peut-on donner une place spécifique à ce que la doxa contemporaine appelle « les racines judéo-chrétiennes » ? Encore faudrait-il que ce binôme ait quelque pertinence. Or, il n’en a guère. Et il n’est pas innocent qu’après une longue période durant laquelle tous les enseignements affirmaient que l’Europe était gréco-latine, le tournant des années 1980 ait remplacé cette appartenance par un improbable mariage entre judaïsme et christianisme.

Quelles qu’en aient été les versions, les racines chrétiennes de l’Europe sont incontestables et l’on employa à son sujet pendant des siècles le terme de chrétienté. Les églises rythment les paysages et l’entrée de bien des villages est annoncée par une croix qui le protégerait. La profonde sécularisation de ce continent, malgré les coups de boutoir d’un retour au religieux sous sa forme la plus réactionnaire, ne saurait masquer la centralité du marqueur chrétien sur sa civilisation.

Occulter l’antisémitisme

Le judaïsme est une tout autre affaire. Certes, l’Europe est aussi fille de la Bible dans la mesure où le christianisme est issu de la première version du monothéisme abrahamique et où il a repris bien des mythes et des référents du récit biblique. Mais cela ne suffit pas pour parler de « judéo-chrétien ». Cet accouplement a ceci de gênant qu’il sert à occulter près de deux millénaires d’antijudaïsme chrétien puis d’antisémitisme moderne, lesquels ont également modelé – et avec quelle force – l’habitus culturel européen.

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Le sujet chrétien européen s’est d’abord constitué contre l’altérité juive. Le juif, étranger par excellence, a été pendant des siècles renvoyé symboliquement en Orient, d’où il était censé venir, avant que, paradoxalement, il ne soit aujourd’hui doté d’une appartenance occidentale exclusive. De ce fait, cette sorte de rapatriement du judaïsme en Europe a en outre permis à cette dernière de s’instaurer seule énonciatrice des universaux moraux du monothéisme. Voilà une illustration supplémentaire de son désir obsidional de centralité dans tous les domaines. Binôme commode donc que le judéo-chrétien qui permet à la fois une occultation et une appropriation.

Les racines judéo-musulmanes

La troisième raison du succès de cette formule réside dans une exclusion. En effet, son emploi systématique permet de réduire la civilisation européenne à ces deux composantes et à en exclure une troisième parmi d’autres, la composante musulmane. Tout se passe en effet comme si la révélation abrahamique – mot que la chrétienté a d’ailleurs longtemps récusé – ne comprenait que deux versions, alors que l’islam en est évidemment la troisième et qu’il a lui aussi marqué l’Europe de son empreinte. Mais on a oublié l’Espagne, bien plus judéo-musulmane pendant sept siècles que judéo-chrétienne, ou la Sicile, comme on a oublié l’intense circulation des savoirs de l’Orient à l’Occident durant toute la période médiévale et jusqu’à la Renaissance.

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Certes, et sans le moindre doute, la civilisation européenne a de profondes racines chrétiennes – catholiques, orthodoxes et protestantes – qui ont forgé sa personnalité. Les juifs, présents sur le continent depuis au moins les débuts de l’empire romain, ont également apporté leur pierre à la formation de cette civilisation, malgré les discriminations et les persécutions dont ils furent si longtemps l’objet. Et il convient de ne pas oublier le rôle essentiel de l’intelligentsia juive entre le début du XIXe siècle et l’arrivée du nazisme – jusqu’au judéocide qu’il a perpétré – dans la formation de la pensée européenne moderne. Pour autant, la formule « civilisation judéo-chrétienne » demeure une supercherie et un outil commode pour occulter, s’approprier et exclure. Il n’est pas indifférent d’observer que ce sont les mouvances de droite et d’extrême droite qui utilisent le plus couramment ce qui s’apparente à un oxymore.

La « civilisation judéo-chrétienne », un concept fallacieux ?

Par Guillaume Daudé

Publié le 27 mars 2025 à 19h00 https://www.la-croix.com/religion/la-civilisation-judeo-chretienne-un-concept-fallacieux-20250327

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La Découverte du Sauveur dans le Temple, montrant Jésus parmi les docteurs de la Loi. Vers 1854-55.
La Découverte du Sauveur dans le Temple, montrant Jésus parmi les docteurs de la Loi. Vers 1854-55.  Heritage Art/Coll. Christophel

Un livre paru en mars déconstruit le concept de civilisation judéo-chrétienne et critique son usage politique actuel (1). Que signifie-t-il ? Dans quelle mesure peut-il être jugé pertinent ?

D’où vient le concept de civilisation judéo-chrétienne ?

Le concept de civilisation est apparu au siècle des Lumières, par opposition à la barbarie et au sauvage, selon une vision progressiste de l’histoire. Lorsque le terme est mis au pluriel ou suivi d’un adjectif, à partir du XIXe siècle, il renvoie plutôt à un ensemble d’éléments culturels mais aussi matériels, attribué à divers foyers géographiques, formant des grandes continuités dans l’histoire de l’humanité. Quant à l’adjectif judéo-chrétien, lorsqu’il apparaît au XIXe siècle, il renvoie seulement aux premiers temps de l’Église, lorsque le christianisme ne se distin….(suite abonnés)

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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