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« La financiarisation de l’immobilier produit des projets hors sol »
La sociologue Marine Duros, autrice d’une enquête sur la financiarisation de l’immobilier, décrit la mise en place d’un secteur de plus en plus isolé des besoins de la population. Même si son nouveau credo est de favoriser la transformation de bureaux en logements.
Romaric Godin et Mathias Thépot
L’immobilier a été marqué, en France, ces trente dernières années, par une tendance lourde à la financiarisation. Le logement ou le bureau ne sont plus seulement des lieux de vie, mais avant tout des actifs destinés à la valorisation. Ce phénomène, qui s’inscrit dans une tendance lourde au niveau mondial, a eu des conséquences sociales majeures. Globalement, l’immobilier a de moins en moins pour fonction de satisfaire les besoins en logement, mais de plus en plus celle de favoriser l’accumulation du capital.
Logiquement, il s’est créé une pénurie de logements dans certaines régions et pour certaines classes sociales, couplée à une surproduction dans les zones jugées les plus rentables. On se retrouve donc dans la situation actuelle, en apparence paradoxale : une crise profonde du logement, et en même temps une contraction du marché.
Cette financiarisation n’est pas tombée du ciel. Elle s’inscrit dans une tendance générale du capitalisme à chercher les rentes. Mais c’est avant tout une construction sociale, lentement élaborée et conduite par des acteurs qui, progressivement, ont imposé un discours et un modèle toujours d’actualité. Dans un ouvrage récemment paru, Immobilier hors sol. Comment la finance s’empare de nos villes (éditions Raisons d’agir, 2025), la sociologue Marine Duros a mené une longue enquête pour montrer les dessous de cette construction de la financiarisation de l’immobilier.

Elle décrit le travail de longue haleine des acteurs des secteurs de l’immobilier et de la finance pour promouvoir la libéralisation des marchés et l’emprise des fonds d’investissement. Elle montre aussi comment le discours s’adapte aux circonstances. Ainsi, la crise actuelle s’accompagne d’un récit sur le développement d’un immobilier durable et social qui ne vise, en réalité, qu’à permettre la poursuite de l’emprise de la finance sur les villes françaises.
Ce livre est important pour montrer comment les récits des élites s’imposent politiquement et finissent par construire nos réalités concrètes. Dans cet entretien accordé à Mediapart, Marine Duros insiste sur les modalités de la mise en place d’un immobilier déconnecté de tout lien avec la réalité concrète de la société.
Mediapart : L’immobilier de bureaux est en crise. Beaucoup l’attribuent au développement du télétravail, qui inciterait les employeurs à se délester d’espaces qui accueillaient jadis leurs salariés. Mais dans votre livre, vous expliquez que les raisons structurelles des problèmes de ce marché datent de bien avant le covid…
Marine Duros : Effectivement, l’Île-de-France connaît le chiffre record de 6 millions de mètres carrés de bureaux vides, soit l’équivalent de plus de 80 000 logements de 70 mètres carrés. On entend souvent que ces bureaux se sont vidés notamment à cause du développement du télétravail, mais en fait, un mouvement de surproduction qui date de plusieurs décennies est à l’œuvre. Le nombre de mètres carrés de bureaux a en effet augmenté beaucoup plus vite que les besoins depuis le début du siècle.
Quelques chiffres : on construisait en moyenne 23 mètres carrés de bureaux par nouvel emploi créé en France dans les années 2000. Ce chiffre a quasiment doublé lors de la décennie suivante, à 44 mètres carrés par emploi créé. Cela montre bien que l’excès d’offre de bureaux ne date pas du covid.
Autre chiffre : en 2019, alors qu’il y avait déjà plus de 3 millions de mètres carrés de bureaux vides en Île-de-France, il en a été construit un nombre record de 2,5 millions, stimulé par les récits élogieux sur les opportunités offertes par le Grand Paris Express et les Jeux olympiques et paralympiques. C’est autant d’espace perdu dans les villes que l’on aurait pu consacrer à autre chose d’un point de vue urbanistique.
Quel a été le moteur de cette surproduction structurelle ?
La financiarisation d’un secteur qui n’a cessé de vouloir attirer de nouveaux capitaux, qu’il a bien fallu, à un moment, investir. Le processus de financiarisation dont je parle dans mon livre, et qui a rendu l’immobilier de bureaux totalement hors sol, a démarré à la fin des années 1980, au moment de la privatisation des compagnies d’assurances, qui détenaient alors de l’immobilier en masse, comme réserve pour couvrir leurs engagements auprès de leurs clients en cas de sinistre.
Progressivement, avec l’internationalisation de leur actionnariat, stimulé par l’Acte unique de 1986, qui promeut la libre circulation des capitaux à l’échelle européenne, elles ont transformé leur patrimoine immobilier en actifs financiers, gérés par des fonds d’investissement spécialisés qu’elles ont elles-mêmes créés, dans le but de faire fructifier ce capital en réalisant des plus-values à la revente, en plus des rendements locatifs.
Il y a eu un lobbying très fort, de Bercy aux institutions financières, en passant par les cabinets de conseil, pour financiariser le secteur.
Pour cela, elles ont notamment vendu leur patrimoine résidentiel pour se consacrer à l’immobilier d’entreprise, plus rentable. Un des assureurs moteurs de ce mouvement a été Axa, qui a notamment créé Axa Real Estate Investment Management (Reim). L’idée première était de rentabiliser davantage le patrimoine de bureaux franciliens, alors considéré comme sous-évalué comparé aux quartiers d’affaires des grandes métropoles mondiales.
L’immobilier de bureaux est ainsi devenu un moyen de faire affluer des capitaux étrangers sur la place parisienne, et donc d’accroître son attractivité. Un cadre institutionnel, règlementaire et fiscal favorable aux investisseurs a été instauré avec le soutien du ministère de l’économie et des finances. Et de nouveaux véhicules financiers, comme les sociétés d’investissement immobilier cotées en 2003 ou les organismes de placement collectif immobilier en 2005, ont été développés pour drainer toujours plus de fonds dans la construction de bureaux – leur capitalisation a plus que doublé dans les années 2010.

Il y a vraiment eu un lobbying très fort, de Bercy aux institutions financières, en passant par les cabinets de conseil, pour financiariser ce secteur.
Ce qui est stupéfiant, c’est que cet excès d’offre organisé s’est accompagné d’une forte hausse des valorisations : pendant les années 2010, les prix des nouveaux immeubles de bureaux construits ont grimpé de 110 %.
À vous lire, on comprend qu’une bulle immobilière autour des bureaux s’est créée. Mais pourquoi, depuis les années 1990, n’a-t-elle jamais explosé ?
D’abord, il existe une invisibilisation vis-à-vis du grand public de cette surproduction de bureaux. Contrairement au secteur résidentiel, par exemple, où le scandale des ventes à la découpe par des foncières au début des années 2000 a fait beaucoup parler, le secteur de l’immobilier de bureaux était peu suivi médiatiquement. Il a ainsi pu bénéficier incognito du mouvement spéculatif en marche.
Cette opacité a aussi été organisée par les acteurs du secteur, via notamment ce qu’ils appellent des « mesures d’accompagnement » qui permettent globalement de sous-évaluer les risques. La pratique la plus connue dans le milieu est celle du loyer facial, qui permet aux immeubles de bureaux d’être survalorisés dans les comptes des gestionnaires d’actifs.
Concrètement, le loyer facial est le loyer théorique qui est inscrit sur le bail de l’entreprise locataire et dans les comptes du bailleur. Mais celui qui est réellement payé est souvent inférieur. On l’appelle le loyer économique.
Grâce à cette pratique, l’entreprise locataire a l’impression qu’on lui fait des rabais ou des exonérations de loyers, et le gestionnaire peut survaloriser les rendements de ses actifs immobiliers dans ses comptes, et donc leur valeur. L’écart entre loyer facial et loyer économique est d’autant plus important que la crise est rude.
[Le secteur doit] maintenir une croyance collective solide dans le fait que le marché va bien, qu’il est attractif, et qu’il faut continuer à construire.
Cela avait déjà été le cas dans les années 2008-2009 après la crise des subprimes. Et ça l’est encore davantage aujourd’hui : en 2024, les « mesures d’accompagnement » atteignent plus du quart des loyers faciaux en Île-de-France. Un record.
On peut aussi citer des indicateurs de marché qui sont en partie biaisés. L’un s’appelle « la demande placée » de bureaux, régulièrement mis en avant par les cabinets spécialisés dans l’analyse économique du secteur. Cet indicateur publie le nombre de mètres carrés signés chaque année par des entreprises locataires de bureaux. Il montre le plus souvent une image positive du marché. Mais il ne prend pas en compte les locaux qui ont été laissés vacants par ces mêmes entreprises. C’est donc un indicateur brut qui ne reflète pas l’état réel du marché.
Pourquoi personne ne dénonce cette relative opacité ?
En réalité, tous les acteurs de l’immobilier de bureaux, que ce soient les fonds immobiliers, les foncières cotées, les promoteurs, les cabinets de conseil spécialisés, les auditeurs, etc., sont au courant. Certains des acteurs que j’ai pu interroger lors de mon enquête n’hésitent d’ailleurs pas à parler d’un microcosme endogamique. Mais il leur faut bien maintenir une croyance collective solide dans le fait que le marché va bien, qu’il est attractif, et qu’il faut continuer à construire toujours plus.
Cela dit, depuis 2023, on commence à lire ici et là des tribunes et des articles de presse qui tirent la sonnette d’alarme…
Certes. Mais cela est moins dû au covid qu’à la forte hausse des taux d’intérêt des crédits, qui a débuté en 2023 sous l’impulsion des banques centrales, et qui a cassé la dynamique du marché après une décennie de taux très bas, proche de zéro. À l’échelle internationale, le montant de la dette dans le secteur de l’immobilier de bureaux atteint 45 % de la valeur des actifs, selon le Conseil de stabilité financière [qui regroupe des autorités financières nationales et des organisations internationales – ndlr]. La charge de la dette pour les porteurs de projets a explosé. Et les prix des bureaux franciliens se sont effondrés, de l’ordre de 40 % en deux ans.
Ainsi, on observe une publicisation de la surproduction de bureaux qui n’avait jusqu’ici pas eu lieu. Début 2024, Les Échos ont par exemple titré : « La surproduction de bureaux apparaît au grand jour ». Pourtant, dès 2021, des instances internationales, comme le Fonds monétaire international (FMI) ou la Banque centrale européenne (BCE), s’étaient inquiétées du risque systémique que faisait peser le marché de l’immobilier de bureaux sur la finance mondiale.
Quelle est en France la réaction des professionnels ?
Ils espèrent le retour d’un cycle financier positif. En attendant, comme ils l’ont fait au moment du mouvement de financiarisation, ils poussent auprès du législateur pour des assouplissements règlementaires.
Leur nouveau crédo est de favoriser la transformation de bureaux en logements, chose qu’ils avaient pourtant longtemps rejeté. Cette reconversion en logements permettrait aujourd’hui d’écouler leurs stocks de bureaux vides qui se dévalorisent. On voit ainsi de nouveaux fonds spécialisés dans le recyclage urbain se développer. Un de leurs principaux soucis, c’est que les immeubles de bureaux, qui ont été élaborés pour maximiser la rentabilité des espaces, n’ont pas été pensés pour être mutables en logements. Leur structure est souvent mal adaptée.
Par ailleurs, les professionnels de l’immobilier avancent que l’équilibre financier des opérations n’est pas toujours atteint, notamment lié aux pertes de surfaces brutes de l’immeuble lors de la transformation ou du fait d’un différentiel de prix au m² entre le bureau et le logement, qui peut encore être en faveur du bureau. Pour arriver à leurs fins, il leur faut donc revenir sur les normes de construction, sur les objectifs de construction de logements sociaux, ou encore obtenir des allègements fiscaux.
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Les promoteurs et investisseurs immobiliers ont ainsi développé un discours auprès des décideurs politiques où ils s’érigent en défenseurs des mal-logés, chiffres de la Fondation pour le logement des défavorisés à l’appui. Ils sont aussi allés sur le terrain environnemental, avançant que favoriser la réversibilité de l’immobilier était une réelle innovation en matière de sobriété foncière.
Ce discours a pris : en juin, la loi dite Daubié a été votée à l’unanimité. Ce texte permet notamment aux promoteurs qui comptent transformer des bureaux en logements de déroger à certaines règles du plan local d’urbanisme (PLU), comme par exemple les surfaces minimales pour les logements étudiants, de réaliser des opérations de reconversion dans des zones commerciales, là où les foncières cotées ont beaucoup d’immobilier en train de se dévaloriser, ou encore d’obtenir des exonérations fiscales dans le cadre d’un projet de transformation.
Une autre innovation de la loi Daubié est le permis de construire « réversible », valable pendant vingt ans, qui permet de changer plus facilement l’usage des locaux au fil du temps, sans avoir à demander un nouveau permis de construire.
En somme, la réversibilité des bâtiments est devenue le pendant architectural de la liquidité financière, en permettant d’adapter plus facilement l’usage des bâtiments en fonction des exigences de rentabilité des fonds. Pour être clair, à mon sens, la loi Daubié est une loi de dérégulation et de libéralisation du marché.
Selon vous, la réversibilité des bureaux en logements est donc le nouveau récit du marché, qui n’a en réalité pour but que d’améliorer la rentabilité des fonds immobiliers…
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Oui, le risque est que ces bureaux transformés en logements ne répondent pas, pour la majorité d’entre eux, aux besoins de la société. Les opérations de reconversion concerneront principalement des résidences étudiantes privées, avec des lots de petite taille, ou alors d’autres produits résidentiels rentables pour les fonds immobiliers, de type « coliving », qui sont très chers pour les locataires et échappent aux réglementations de type encadrement des loyers, avec des niveaux de rotation des locataires élevés. De quoi permettre d’ajuster régulièrement les loyers et donc de rentabiliser au maximum les opérations.
Pour que ces transformations soient réellement mises au service des habitants, il faudrait mettre en place des mesures contraignantes, comme l’obligation d’intégrer a minima 30 % de logements sociaux dans chaque projet de transformation qu’on pourrait financer par une taxe sur les bureaux vides, et en parallèle stopper laconstruction de bureaux neufs.
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Marine Duros, Immobilier hors sol : comment la finance s’empare de nos villes, Raison d’agir, 2025, 24 euros.