Une conception anglo-saxonne et dépolitisante de la vie en collectivité qui renforce une dépolitisation de l’individu contemporain: « Tolérance », « vivre-ensemble »

« Vivre-ensemble », « tolérance » : les vertus sans effort de l’individu dépolitisé 

« Tolérance », « vivre-ensemble » : sous l’air d’évidence de ces termes sympathiquement consensuels, couve au fond une conception anglo-saxonne et dépolitisante de la vie en collectivité. En tant qu’elle favorise la diversité des modes de vie privée plutôt que la lutte pour la réappropriation de la décision politique et la défense de la chose publique, elle renforce une dépolitisation de l’individu contemporain.

Article Démocratie

publié le 18/08/2025 

https://elucid.media/democratie/vivre-ensemble-tolerance-les-vertus-sans-effort-de-l-individu-depolitise

Par Mikaël Faujour

vivre-ensemble-tolerance-vertus-sans-effort-individu-depolitise

Du slogan de RTL (« Vivrensemble ») à son inlassable usage politique et médiatique, l’expression « vivre-ensemble » est partout, scandée avec une évidence jamais questionnée. Il existe même une « Journée internationale du vivre-ensemble en paix » de l’ONU… Il suffit de se pencher pour en récolter quinze à la douzaine. Ainsi, le libéral Institut Montaigne proposait en 2015, dans la foulée des attentats de Charlie Hebdo, de « réaffirmer la laïcité, pilier de notre « vivre-ensemble » ». Récemment, c’est la sénatrice Sylvie Robert, membre du Parti socialiste et vice-présidente du Sénat qui dénonçait une proposition de loi du groupe Les Républicains comme allant « à l’encontre de notre vivre-ensemble ». En janvier 2025, Saïd Benmouffok, professeur de philosophie et membre du parti Place publique, dans une carte blanche sur le site de L’Obs au sujet d’effets délétères que provoquerait en France la guerre à Gaza, avançait – quelle audace ! – qu’ « il nous faut […] penser une véritable politique publique du vivre-ensemble qui dépasse les discours et s’incarne dans des actes concrets ».

Comment pourrait-on définir le « vivre-ensemble » ? Le site des Nations unies propose : « Vivre ensemble en paix, c’est accepter les différences, être à l’écoute, faire preuve d’estime, de respect et de reconnaissance envers autrui et vivre dans un esprit de paix et d’harmonie ». Le Larousse, lui, définit le « vivre-ensemble » comme la « cohabitation harmonieuse entre individus ou entre communautés ».

D’autres sources avancent que la notion recouvre « la diversité culturelle, l’inclusion sociale, l’économie sociale et solidaire, les alternatives, l’entrepreneuriat collectif, le réseautage, les dynamiques territoriales, la valorisation des potentiels endogènes », « le respect mutuel, l’acceptation de la pluralité des opinions, des interactions dans l’ouverture et la coopération, des relations bienveillantes, ainsi que sur le refus de s’ignorer ou de se nuire », ou encore « respect, tolérance, bienveillance ».

« Accepter les différences »

Ce nuage de mots et concepts esquisse un univers moral et politique. Si, à proprement parler, la diversité culturelle n’est pas une valeur mais un fait, elle devient une valeur lorsque les particularités culturelles sont investies positivement en proportion d’une incitation à « accepter les différences » (1). Comme l’a analysé Walter Benn Michaels dans La diversité contre l’égalité, promotion de la « diversité » et lutte contre les discriminations sont parfaitement solubles dans le capitalisme (2), dès lors que demeurent intouchées les structures d’exploitation et la propriété privée des moyens de production.

Cette conception « diversitaire » ouvre à ce que Daniel Bernabé a nommé « piège identitaire », où se sont enferrés de larges pans de la gauche du XXIe siècle, de la plus sociale-démocrate jusqu’à la plus libertaire, contribuant à un « marché des identités » et parfois même à « l’effacement de la question sociale ». Pour cette raison, « l’inclusion sociale », corollaire du « vivre-ensemble », relève du même ordre d’évidences jamais questionnées, alors qu’il y a lieu de (se) demander : insertion à quoi ? À travers des « politiques d’insertion » et de « retour à l’emploi » à destination des « publics éloignés de l’emploi » ou « victimes de discrimination », il s’agit d’intégrer au salariat – si besoin, à renfort de formations plus ou moins contraintes. Autrement dit : insérer dans le monde de l’entreprise, de la production et de la consommation – c’est-à-dire du capital, en mettant à sa disposition l’individu en tant que force de travail.

La définition hasardeuse des Nations unies citée plus haut, en fin de compte, manifeste le fond de l’affaire : « vivre ensemble en paix » ne relèverait pas à proprement parler de la chose publique, mais serait une affaire de courtoisie. À ceci semble d’ailleurs se ratatiner un certain usage de l’antiracisme décolonial: lutter contre les préjugés, déconstruire ses privilèges, revient à ramener la politique au niveau du développement personnel et des règles de bonne conduite en société.

Entendons-nous bien : lutter contre le sexisme, l’hostilité aux musulmans, contre le racisme, contre les discriminations, hostilités et préjugés de tout type est un enjeu fondamental d’éducation, durant toute la vie, pour une amélioration des relations interpersonnelles et l’épanouissement de toutes et tous. Mais sans une lutte frontale, et même révolutionnaire, contre les conditions matérielles de vie qui régissent nos vies de façon universelle à l’intérieur d’un cadre institutionnel, économique et technologique qui n’a jamais été décidé démocratiquement, ces luttes reviennent à gérer des conséquences d’autant plus graves à mesure que la violence économique s’accroît.

Comme le démontrent assez bien les expositions de la collection d’art contemporain de la Fondation Pinault, déconstruire sa « blanchité » ou promouvoir davantage la parole des Noirs victimes de racisme ne menace en rien un ordre économique qui repose sur la propriété privée du capital et l’extraction de la plus-value, c’est-à-dire l’exploitation.

La « tolérance », outil de dépolitisation

Implication même de l’idée de « vivre-ensemble », se trouve la « tolérance », laquelle à son tour implique le principe de non-nuisance :

« Ce principe veut que les hommes ne soient autorisés, individuellement ou collectivement, à entraver la liberté d’action de quiconque que pour assurer leur propre protection. La seule raison légitime que puisse avoir une société pour user de la force contre un de ses membres est de l’empêcher de nuire aux autres. »

Formulée par le philosophe libéral John Stuart Mill dans De la liberté (1859), cette conception éthique a influencé profondément la tradition individualiste anglo-saxonne et, en somme, s’articule au multiculturalisme. Ainsi, dans une conception spécifiquement libérale et individualiste – étasunienne ou anglo-saxonne – de la liberté, chacun peut mener sa vie comme bon lui semble à la condition ne pas léser autrui et « la liberté des uns s’arrête où commence celle des autres ».

De sorte que, sous les sympathiques appels au « vivre-ensemble » et à la « tolérance », on déchiffre l’idéal libéral d’une société pacifiée où l’État n’interfère pas dans la conception d’une vie bonne. Celle-ci relève seulement des choix individuels et des « communautés » (religieuses, sexuelles, ethniques, etc.) qui, entre elles, n’ont pas besoin de se reconnaître un commun : les passions singulières et choix de vie, à l’abri des interférences de « la société » dans son ensemble (la nation, l’État…) n’ont alors, pour tout cadre, que le marché (libéralisme de droite) et le droit (libéralisme de gauche).

Dès lors, « vivre ensemble » veut donc dire vivre juxtaposés, les uns à côté des autres, chacun avec ses mœurs, ses croyances, « en bon voisinage », sans hostilité – et, en somme, sans se mêler de ce qui ne vous regarde pas. Autrement dit : que chacun s’occupe de « ce qui le regarde » et se retienne de donner son avis sur ce qui ne le concerne pas – et les vaches seront bien gardées.

« Vivre-ensemble » et « tolérance » ont cet avantage de permettre, en somme, d’afficher une vertu qui n’implique rien. Notons d’ailleurs que le terme « tolérance », qui apparaît curieusement sympathique, se révèle l’être moins si l’on décline le verbe  « tolérer » : « Je te tolère », c’est-à-dire : « Je te supporte », ou si l’on convoque l’adjectif « tolérable », proche de « supportable » et à la limite de « irritable »… Ces deux notions ne s’appuient que sur un principe négatif : ne pas nuire à autrui, qui ne demande aucun effort, n’oblige à rien, ne pose aucun idéal de chose publique, commune, ni d’autodétermination collective par-delà les intérêts individuels, groupusculaires ou communautaires. Pis : la « tolérance » est, peu ou prou, synonyme d’une certaine indifférence à autrui. « Ce sont leurs affaires, pas les miennes. Qui suis-je pour m’en mêler ? ».

Sur le terrain social du « marché des identités », le principe de non-nuisance évoque un même « laisser-faire » que celui que promeut le néolibéralisme sur le plan économique : ne pas nuire aux croyances des autres, ne pas se prononcer sur des sujets qui ne nous impliquent pas personnellement.

À ce propos, observons que les mêmes qui, à gauche, tendent volontiers à clore une conversation – donc le débat – en affirmant « de toute façon, ça ne te concerne pas » (qu’il s’agisse de la « question trans », de la prostitution, de la grossesse pour autrui ou de certains agissements au nom d’un antiracisme, qui permettent d’empêcher la recherche de nuances en renvoyant toute discussion au « réac » ou au « facho ») ne s’empêchent pas, et ils ont bien raison, de manifester leur soutien au peuple palestinien. Ou l’incohérence entre le multiculturalisme de la première position (le groupe humain qui s’identifie à une cause, un genre, une orientation est seul légitime à proposer des solutions et la contradiction apportée par qui n’est pas de ses rangs, voire qui ne partage pas les conceptions prédominantes à l’intérieur de ce groupe, ne mérite pas que l’on débat de ses arguments) et l’universalisme de la seconde, qui consiste à reconnaître qu’il est des valeurs universelles – le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, la dignité de la personne humaine, la liberté de l’individu de s’émanciper d’une appartenance de groupe, la légitime résistance à l’oppresseur, l’égale dignité de l’être humain, etc. – qui autorisent à considérer le bien des autres comme relevant de l’humanité (comme totalité humaine et comme principe en chacun), non du seul groupe en question.

Par ailleurs, et peut-être surtout, « vivre ensemble » n’est pas pas faire ensemble – par exemple fabriquer ensemble en tant que travailleurs partageant une condition similaire et, dans l’idéal socialiste, organisant l’outil de production, les horaires, les volumes, les méthodes, l’amélioration et la transmission du savoir-faire, etc. Le « vivre-ensemble » n’est pas non plus lutter ensemble contre la gigantesque dépossession de notre souveraineté collective, ou pour imposer les conditions permettant de vivre non pas « ensemble », mais décemment (logement décent, emploi décent, sécurité sociale intégrale pour les soins primordiaux et les maladies professionnelles, alimentation saine, rémunérations suffisantes, fiscalité juste…). Ce n’est pas non plus, pour remédier aux inégalités autant qu’aux discriminations, décider ensembledélibérer ensemble sur ce que nous estimons être le bien commun, c’est-à-dire s’autogouverner.

D’où son immense succès et sa généralisation consensuelle : le « vivre-ensemble » implique une dépolitisation du citoyen, réduit à un sujet « tolérant » qui ne fait qu’accepter passivement l’état des choses qu’est la société fabriquée par des décennies de néolibéralisme économique et culturel. Dans une dynamique historique qui voit les peuples chaque décennie davantage dépourvus de moyens de décider de leur destin – par les mastodontes des technologies informatiques, par les algorithmes, par la publicité, par la piraterie financière et sa faculté de corruption politique, médiatique et spirituelle, par les institutions européennes et nationales –, la baliverne du « vivre-ensemble » n’est qu’un autre mantra sommant de tolérer l’intolérable : un état de dépossession de notre souveraineté individuelle et collective.

Et ainsi, l’individu « vertueux », vivant en bon voisinage, est ainsi dispensé de faire l’effort actif de construire en citoyen un bien commun issu de la délibération.

Notes

(1) Les « enfants de la télé » des années 1980-1990 connaissent bien Arnold et Willy(1978-1986), série phare des années néolibérales. Son générique résume bien l’esprit multiculturaliste, « tolérant » d’un néolibéralisme de gauche, antiraciste (et sans doute a-t-elle contribué à l’intégration des Noirs au monde du spectacle capitaliste et de la culture de masse (comme d’autres séries contemporaines, du Cosby Show à T’as l’bonjour d’Albert), porteur d’un imaginaire des « différences » : « Les apparences et les préférences / Ont trop d’importance / Acceptons les différences / C’est vrai / Faut de tout, tu sais / Faut de tout, c’est vrai / Faut de tout pour faire un monde… ». Cette dynamique dans l’histoire des représentations, à bien des égards vertueuses, n’en accompagne pas moins, aux États-Unis comme en France (en particulier avec la naissance de Touche pas à mon pote, puis de SOS Racisme, puis plus tard de Ni Pute Ni Soumise, organisations satellitaires du Parti socialiste) ou ailleurs (la fameuse « troisième voie » des Tony Blair, Bill Clinton ou Gerhard Schröder), l’adhésion inconditionnelle de ce que les médias dominants nomment « gauche de pouvoir » à l’économie de marché. Le renoncement à la lutte des classes et/ou à un encadrement de l’économie par l’État, et corollairement de l’État-providence, c’est-à-dire le renoncement à la lutte contre les inégalités ont été accompagnés d’une valorisation de la différence.

(2) Paru en 2006 aux États-Unis, puis en 2009 en français aux éditions Raisons d’agir. Chose méconnue de la plupart des gens de gauche, qui pensent le libéralisme synonyme de capitalisme et de conservatisme, le libéralisme a une longue tradition d’hostilité à l’esclavage, à l’apartheid, au racisme et aux discriminations, tantôt pour des motifs authentiquement moraux qui ont traité à l’égale dignité de tous les êtres humains, tantôt pour des motifs économiques clairs : ségrégation, racisme et discriminations privent le marché d’une main-d’œuvre, de talents et de consommateurs qui lui sont nécessaires. Citons encore, à propos de cette opposition entre discrimination et lutte contre les inégalités, un éditorial de juin 2008 de Fabien Girard de Barros, directeur de publication de LexBase.fr, au sujet d’un texte législatif sur la question de la lutte contre les discriminations : « L’amalgame qu’il crée entre discrimination et inégalité de traitement laisserait, ainsi, penser que les inégalités sont toujours dues à des discriminations. Cette manière de raisonner conduirait chacun à se replier sur ses différences, alors que le combat contre les discriminations gagnerait à s’appuyer sur la conception républicaine de l’égalité, qui cantonne les différences dans l’espace privé et rassemble les hommes autour d’un principe commun. Et, derrière cette question juridique, se profile une interrogation de fond : dans le combat contre les discriminations, veut-on inciter au repli sur soi, à l’excitation des identités particulières, ou veut-on faire valoir des valeurs et des principes communs ? Lutte contre les discriminations versus principe de traitement égalitaire, si l’objectif est le même, la différence de terminologie et, au-delà, la différence d’approche du problème, marque une confrontation de la conception anglo-saxonne du problème, conception qui semble s’imposer au niveau européen et dans la société civile, à la tradition française de l’égalité des personnes, en tant qu’elles sont humaines, avant toute revendication d’une différenciation expliquant, pour mieux la condamner, une discrimination ».

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

Laisser un commentaire