L’élection de Donald Trump, « une réponse aux “gourous antiracistes”, quatre étés après le meurtre de George Floyd »
« Lettres d’Amérique » (3/6). L’écrivain et journaliste Thomas Chatterton Williams analyse l’omniprésence de la question raciale dans le débat américain depuis 2020. Selon lui, les conséquences sont rudes.

SIMON LANDREIN
Cet été, je publie un livre représentant une tentative sincère de donner un sens à la folie collective qui s’est emparée de certains durant l’été 2020 [Summer of Our Discontent, à paraître en 2026 chez Grasset]. Comme vous vous en souvenez peut-être, il y a cinq étés de cela, les Etats-Unis affrontaient deux calamités : la pandémie de Covid-19 et les violentes émeutes et pillages qui, pendant des mois, rythmèrent une sorte de règlement de comptes entre races, à la suite du meurtre de George Floyd par des policiers, filmé en direct dans les rues de Minneapolis (Minnesota). Le pays commença alors à se poser des questions difficiles sur lui-même, mais ce n’est qu’aujourd’hui que s’éclaircit la nature des réponses qui y furent provisoirement apportées.
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L’une des questions les plus importantes, à laquelle je réfléchis depuis, revenait à se demander si, oui ou non, nous voulions vraiment devenir une société multiethnique, capable d’enfin surmonter durablement le poids d’un passé marqué par l’esclavage et l’oppression raciale, dont les effets délétères grèvent la vie de la nation depuis un temps antérieur à la date officielle de sa fondation. Dans un premier temps, alors que le meurtre de Floyd suscitait une indignation légitime et pacifique – qui, cet été-là, s’étendit partout dans le monde, jusqu’à Paris, Amsterdam, Séoul ou Helsinki –, une large majorité de la population semblait décidée à répondre par l’affirmative.
Albert Camus notait que « la révolte ne naît pas seulement, et forcément, chez l’opprimé, mais qu’elle peut naître aussi au spectacle de l’oppression ». Et justement, à l’été 2020, dans une proportion sans doute sans précédent dans l’histoire, un nombre inédit d’êtres humains s’est décidé, au nom de la lutte contre le racisme, à jeter toute prudence aux orties face à la pandémie de Covid-19 pour descendre dans la rue. Loin d’être écrite à l’avance, cette réaction à la mort d’un seul individu était extraordinaire.
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Mais alors que le mécontentement perdurait, et que les manifestants légitimes et pacifistes regagnaient leurs foyers à la nuit tombée, les centres-villes ont été à la merci de nos citoyens les moins patients ou sans scrupule.
Viralité
Tout à coup, les chaînes de télévision nationale pouvaient qualifier d’« enflammées mais globalement paisibles » des manifestations dégénérant dans l’incendie de plusieurs pâtés de maisons – notamment à Kenosha, dans le Wisconsin, au mois d’août, mais aussi jusqu’à Portland et Seattle – ou dans la destruction de nombreux commerces, que leurs propriétaires soient noirs ou blancs, immigrants ou non.
Une telle description devenait possible car la violence était perçue comme la conséquence du suprémacisme blanc et des représentants de l’Etat – quelle que soit la couleur de leur peau –, seuls agents à être autorisés à l’exercer. Bref, si la violence était commise par des non-Blancs, il devenait désormais plus difficile de la condamner. Cette définition apparut comme un élément essentiel d’un dogme inédit qui se répandit comme une traînée de poudre dans tout le pays. J’avais observé cette tendance se développer pendant des années, au moins depuis le second mandat d’Obama, à partir de 2013, mais j’ai été stupéfait de voir à quel point elle était soudainement devenue une vérité admise par l’ensemble des institutions médiatiques, universitaires et culturelles les plus prestigieuses.
Après Floyd, les injonctions à ignorer ce que nos cinq sens nous montrent clairement, et ce que notre bon sens nous souffle, montèrent en puissance et en viralité. C’était une bonne chose de se réunir en masse dans les rues alors que la pandémie battait son plein, et ne pas se ranger à cet avis était « raciste ». Il était tout aussi souhaitable, et en tout cas nécessaire, de réduire en cendres tel ou tel concessionnaire automobile, puisque participer à une émeute fait partie du vocabulaire de ceux qui n’ont pas droit de cité. Et si vous daigniez formuler une objection à tout cela, vous étiez « raciste ». La lutte contre le racisme et l’injustice semblait imprégner tous les aspects de la vie quotidienne, et exiger de nous d’abandonner notre foi dans les raisonnements de cause à effet. Notre espoir de réussir, un jour, à transcender les questions raciales avec grâce – qui s’était incarné, un temps, dans la figure remarquable de Barack Obama – paraissait maintenant terriblement naïf.
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Sous la nouvelle et influente tutelle de puissants et omniprésents maîtres à penser et autres gourous « antiracistes », qui dispensaient le conseil paradoxal de se focaliser sur les différences raciales à tout moment – comme, notamment, l’historien Ibram X. Kendi et la chercheuse Robin DiAngelo, spécialiste de la « blanchité » –, le pays commença à voir ou, plus exactement, à proclamer qu’on pouvait voir le racisme et l’injustice se manifester à chaque coin de rue. Selon la formulation la plus extrême de DiAngelo, le simple fait de penser, en tant que personne blanche, que l’on n’est pas raciste, constitue une preuve supplémentaire que l’on est effectivement raciste. Un argument qui, pendant un temps, a pu sembler convaincant.
« [Les] Blancs élevés dans la société occidentale sont conditionnés à accepter une vision du monde où règne la suprématie blanche parce que c’est le fondement même de notre société et de ses institutions », écrit-elle dans son ouvrage Fragilité blanche. Ce racisme que les Blancs ne voient pas [2018 ; Les Arènes, 2020], dont les ventes en librairie s’envolèrent une seconde fois après Minneapolis. « Vous n’avez pas pu passer à travers le pouvoir socialisant omniprésent de la suprématie blanche. C’est un message qui circule 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, et qui n’a pas grand-chose (voire rien) à voir avec des intentions, une prise de conscience ou le fait d’être d’accord. Et c’est libérateur de le savoir parce que cela nous permet de nous concentrer sur la façon dont se manifeste notre racisme et pas sur son existence » (c’est moi qui souligne).
Retour de bâton populiste
Rétrospectivement, il est plus qu’évident que l’autodénigrement, intenable, narcissique et qui ignore délibérément la complexité de la réalité – et la capacité d’agir des non-Blancs ! –, ne pouvait qu’entraîner un retour de bâton populiste d’une ampleur telle qu’il n’est pas exagéré de dire que l’instauration d’une dictature aux Etats-Unis fait maintenant partie du champ des possibles. Quatre étés après Floyd, c’est Donald Trump, se relevant de manière si saisissanteaprès le tir manqué de celui qui voulait l’assassiner, son visage couvert d’autobronzant strié de rigoles de sang, pour hurler « Fight ! Fight ! Fight ! » [« lutte ! »] devant une foule comme ensorcelée, qui apparaît comme la seule réponse logique à la question la plus dangereuse entre toutes, que trop peu d’Etats-Uniens gardaient à l’esprit ces dernières années.
A savoir : si le nouvel « antiracisme » qui a émergé au cours de l’été 2020 exige que chacun d’entre nous réfléchisse à soi-même et à autrui à travers le seul prisme de l’identité raciale, alors quel effet déformant cela peut-il avoir sur les Blancs? La réponse est arrivée l’été dernier quand, au mépris de la raison, le processus de rédemption et de re-légitimation de l’ex-président tombé en disgrâce a retrouvé un élan inexorable. C’est ce moment qui a scellé la réélection fatidique de Trump. Donnant la part belle aux réactions épidermiques et au repli sur soi, le monde qui a vu le jour dans le sang versé sur l’estrade dressée à Butler, en Pennsylvanie, le 13 juillet 2024, a peu ou prou éclipsé les images et le souvenir de l’agonie de George Floyd.
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En cet été caniculaire, nous nous trouvons englués dans le cauchemar créé par notre incapacité à imaginer des réponses plus satisfaisantes à cette question si urgente : comment faire advenir une société plus égalitaire, au-delà du blanc et du noir ? En suivant un « antiracisme » tous azimuts qui excusait – voire, dans sa pire version, cautionnait ou même célébrait – le non-respect de la loi, la vengeance arbitraire et le désordre, avec pour conséquence de renforcer et de reproduire exactement les mêmes visions et réflexions limitées et superficielles que le racisme qu’il cherche ostensiblement à contrecarrer, nous avons fini par conjurer une réalité politique où, par une ironie terrible, une pluralité d’Etats-Uniens d’ethnicités variées s’est unie dans le rejet pur et simple de la notion même d’union.
*Entre racisme et masculinisme, des liaisons ordinaires
Par Claire Legros
Publié le 27 mars 2025 à 09h00, modifié le 28 mars 2025 à 00h05 https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/03/27/entre-racisme-et-masculinisme-des-liaisons-ordinaires_6586717_3232.html
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EnquêteDes discours fascistes de l’entre-deux-guerres à ceux de Donald Trump, les détestations xénophobes, antiféministes et homophobes fonctionnent ensemble et se renforcent mutuellement.
En quelques semaines, la liste noire a fait le tour des universités et des institutions américaines. Elle associe les mots et les sigles « antiracisme », « discrimination », « féminisme », « genre », « LGBT+ » ou « santé mentale » comme autant de thématiques « à éviter », selon The New York Times, depuis que l’administration Trump a publié, le 21 janvier, son décret supprimant les politiques en faveur de la diversité, de l’égalité et de l’inclusion.
L’improbable catalogue fait écho à une autre liste répertoriant les livres bannis de bibliothèques publiques dans des Etats républicains. Depuis 2021, l’organisation Pen America en a recensé plus de 16 000 – dont plus de 10 000 sur la seule année scolaire 2023-2024 – sur des sujets aussi différents que l’esclavage (comme L’Œil le plus bleu, de Toni Morrison) ou les inégalités de genre (La Servante écarlate, de Margaret Atwood, par exemple). « Un nombre jamais vu depuis la période du maccarthysme », précise l’ONG, une large part de ces interdictions concernant « des livres avec des personnes de couleur (44 %) et des personnes LGBT+ (39 %) ».
Pour le politiste canadien Francis Dupuis-Déri, spécialiste de l’antiféminisme, « ces rapprochements illustrent les liens étroits entre le sexisme, le racisme, l’homophobie et la xénophobie dans la guerre culturelle que mène l’extrême droite américaine ». Une nouvelle notion, celle d’intersectionnalité des haines, a émergé depuis une dizaine d’années dans le sillage de la première élection de Donald Trump, pour décrire cette convergence des rejets comme un fil rouge tissé entre des époques et des cultures différentes.
Haines juxtaposées ou croisées
L’expression a surgi quasiment au même moment de part et d’autre de l’Atlantique, dans « une sorte de coïncidence significative », note Francis Dupuis-Déri, qui voit dans cette « innovation conceptuelle un élément essentiel du nouvel arsenal théorique nécessaire pour comprendre les stratégies rhétoriques des militants et acteurs de l’extrême droite tels que Donald Trump ». Au lendemain de la première élection du milliardaire, en 2016, l’essayiste afro-américain Rembert Browne y fait référence dans New York Magazine. Donald Trump, écrit-il, a réussi à fédérer des publics très divers « en rendant la haine intersectionnelle » : « Il a encouragé les sexistes à être également racistes et homophobes, en plus de dire en public des choses abjectes au sujet des immigrants, et en ligne au sujet des juifs. »
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Sans avoir connaissance de cet article, l’historienne française Christine Bard, spécialiste des féminismes, propose de son côté l’expression en 2017, lors d’un colloque franco-québécois sur l’antiféminisme à l’université d’Angers. Elle utilise la formule pour décrire « la convergence du sexisme, du racisme, de l’antisémitisme, de la xénophobie et de l’homophobie » dans les contenus de l’hebdomadaire d’extrême droite Minute, entre 1990 et 2015 (Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui, PUF, 2019). Les haines peuvent être simplement juxtaposées, explique-t-elle, ou bien croisées lorsque Minute cible avec une intensité singulière des personnalités politiques et médiatiques parce qu’elles sont femmes, juives, musulmanes ou d’origine africaine.
La formule s’inspire de la notion d’« intersectionnalité », proposée en 1989 par la juriste Kimberlé Crenshaw pour désigner la situation des femmes afro-américaines soumises à la fois au sexisme, au racisme et à la pauvreté. Devenue centrale dans les luttes et les études féministes, l’intersectionnalité s’est depuis élargie à d’autres discriminations, par exemple l’âge ou le handicap. « Alors que les luttes féministes sont aujourd’hui majoritairement intersectionnelles, l’antiféminisme pratique lui aussi l’intersectionnalité, mais celle des haines », affirme Christine Bard, qui s’attache à en retracer la chronologie dans son travail.
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Loin d’être le monopole d’une droite américaine décomplexée, ces détestations croisées « se repèrent dès la fin du XIXe siècle, où le discours nationaliste en France en fait son noyau dur. Il est difficile de dissocier à l’époque l’antiféminisme de l’hostilité à l’égard d’autres groupes humains, tant ces haines fonctionnent ensemble et se renforcent mutuellement », constate l’historienne.

Rhétorique victimaire
Sous la IIIe République, l’idéologie de l’Action française, mouvement nationaliste et royaliste d’extrême droite né en pleine affaire Dreyfus, défend une France chrétienne. Pour son dirigeant, Charles Maurras, le modèle social idéal repose sur une définition traditionnelle des rôles des hommes et des femmes, et une conception très restrictive et excluante de l’identité française. « Pour le chantre du nationalisme intégral, une réaction virile est nécessaire contre le péril franc-maçon, juif, protestant, métèque et féministe », constate l’historienne.
Le féminisme y est, par exemple, régulièrement présenté comme une invention de femmes juives, considérées comme des agentes de la féminisation de la société et de la dissolution de la civilisation chrétienne. « On accuse les juifs de propager l’émancipation des femmes, l’immoralité sexuelle et les maladies vénériennes », souligne Christine Bard. Ces haines croisées sont associées à une rhétorique victimaire et à la nostalgie d’un ordre social à reconquérir.
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« Dans les mouvements fascistes de l’entre-deux-guerres, c’est au nom de la défense des hommes occidentaux que l’antiféminisme est associé à de l’antisémitisme et de la xénophobie, explique l’historienne. Il s’opère comme une inversion du rapport de domination, qui n’est d’ailleurs pas réservée aux discours militants mais circule dans toute la société comme un préjugé ordinaire. »
Les études féministes ont mis en lumière le caractère récurrent de cette victimisation pour défendre des modèles sociaux inégalitaires. Ce phénomène ressurgit dans les contextes de crise et de régression des droits et des libertés, sous la forme de ce que la journaliste américaine Susan Faludi a nommé le backlash (« retour de bâton »), qui désigne la montée en puissance des mouvements réactionnaires et masculinistes après chaque avancée des droits des minorités et des femmes. En inversant la victimisation, ces mouvements visent à disqualifier l’idée même de discrimination et de domination et « expriment la négation de toute perspective égalitaire et inclusive », souligne Christine Bard.
Offensive sur les immigrants
Un siècle plus tard, cette rhétorique victimaire est au cœur des théories masculinistes dont une partie de l’entourage de Donald Trump se revendique sans complexe. Dès son investiture à la Maison Blanche, le 20 janvier, le président lui-même a œuvré au retour vers la Floride de l’influenceur britannico-américain et figure du masculinisme Andrew Tate, pourtant assigné à résidence en Roumanie pour des soupçons de viols et de trafic d’êtres humains.
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« Dans les discours des partisans MAGA [Make America Great Again], les hommes blancs hétérosexuels sont souvent décrits comme persécutés par les autres groupes, constate Francis Dupuis-Déri, auteur de La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace (Les Editions du Remue-ménage, 2018) : les femmes, jugées trop puissantes, les homosexuels et les personnes transgenres, trop visibles, les juifs, trop influents, les étrangers, menaçants. Le même cadre d’analyse, plaqué sur des sujets différents, conduit à la conclusion que les politiques d’égalité sont discriminantes à l’égard de l’homme blanc hétérosexuel, qui doit leur résister. »
Dans un dossier sur l’intersectionnalité de la haine paru en 2018, la revue canadienne Atlantis analyse « la montée de l’extrême droite » aux Etats-Unis comme « une politique de backlash au sens large », parce que « les privilèges acquis sont bousculés et que le pouvoir traditionnel est remis en question ». Le degré de haine à l’égard d’un groupe peut varier selon les périodes et le contexte. Aux Etats-Unis, les principales offensives de Donald Trump se concentrent ces derniers mois sur les immigrants latino-américains et haïtiens, qu’il a assimilés pendant la campagne présidentielle à des « animaux » qui « empoisonnent le sang » du pays.
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Il cible aussi violemment les personnes transgenres, qu’il accuse de « délire » et veut exclure de l’armée et des écoles. « En affirmant la seule existence de deux sexes, masculin et féminin, Trump restaure la conception traditionnelle de la “différence des sexes”, complémentaires et inégaux. Cette croyance paramétrant l’ordre social est lourde de conséquences pour les individus ; elle porte atteinte aux libertés individuelles et à l’égalité entre les personnes », constate Christine Bard.
Détestation de l’Etat de droit
Dans sa reconquête identitaire et patriotique, le milliardaire attise les peurs par la désinformation et l’outrance. « La multiplication et la répétition des discours mensongers créent un effet de résonance qui amplifie le sentiment de menace sur l’économie ou le mode de vie américains », constate Francis Dupuis-Déri.
L’usage immodéré du mot « wokisme » par le camp MAGA illustre, à lui seul, la convergence des lignes de front : « C’est un outil qui offre l’avantage d’un tir groupé sur toutes les cibles en même temps, explique le politiste. Il englobe à la fois les féministes, les minorités de genre et sexuelles, les défenseurs des migrants, ceux supposés contrôler l’Etat pour développer des programmes de discrimination positive, mais aussi les écologistes, qui freinent l’exploitation de la planète. Chaque attaque est l’occasion de rappeler que l’essence des Etats-Unis serait européenne, anglo-saxonne, chrétienne, hétérosexuelle, capitaliste et méritocratique, tout en détournant l’attention des milliardaires qui dominent réellement le pays. »
En Europe aussi, des études récentes éclairent le retour de ces haines croisées, notamment sur les réseaux sociaux. Selon l’enquête « Les discours de haine intersectionnels en ligne », menée à l’initiative du projet Specialised Cyber-Activists Network (« réseau spécialisé des cyberactivistes »), financé par la Commission européenne et coordonné par la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme, « les femmes restent le groupe le plus souvent visé par les discours de haine intersectionnels », en particulier « les femmes musulmanes, les femmes roms et les femmes de couleur », ainsi que celles « occupant des postes publics ».
De son côté, l’agence européenne de police criminelle Europol a consacré, en 2020, un volet de son rapport sur la situation du terrorisme aux attentats dont les motivations croisent à la fois « racisme, autoritarisme, xénophobie, misogynie, hostilité aux communautés LGBT+ et à l’immigration », comme à Hanau (Allemagne) en 2020, où neuf personnes avaient été tuées dans un bar à chicha.
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Au cœur de cette intersection nauséabonde, la détestation de l’Etat de droit, dont les lois en démocratie visent justement à empêcher l’expression des haines, croise toutes les autres détestations. « L’hostilité à la limitation de l’expression, y compris en cas de mensonge ou de diffamation, est une revendication traditionnelle de l’extrême droite », rappelle Francis Dupuis-Déri. Derrière les renoncements à toute régulation des réseaux sociaux de Donald Trump et de son équipe, c’est encore le droit à la haine qui est clairement revendiqué.Claire Legros
**L’inquiétant regain du masculinisme, cette pensée réactionnaire aux origines millénaires
Par Claire LegrosPublié le 12 avril 2024 à 18h00, modifié le 13 avril 2024 à 04h52
Temps de Lecture 12 min.
Enquête
Ce contre-mouvement au féminisme s’appuie sur le mythe d’une « crise de la masculinité » pour défendre le modèle inégalitaire des rapports entre les femmes et les hommes.
C’est un mouvement diffus, mais têtu. Une réalité dérangeante six ans après les débuts de la révolution #metoo. Alors que les jeunes femmes adhèrent de plus en plus aux valeurs progressistes, les hommes du même âge ont tendance à se tourner vers des idées conservatrices. A partir de données de plus d’une vingtaine de pays, un article du Financial Times a mis en évidence la progression, depuis six ans, d’un « fossé idéologique » de 30 points environ entre les filles et les garçons de la génération Z, notamment sur les questions d’égalité.
La France n’est pas épargnée par cet inquiétant phénomène. L’alerte a été donnée en janvier par le Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes. Les résultats de son Baromètre annuel du sexisme rapportent, là aussi, un écart de près de 30 points entre les femmes et les hommes de moins de 35 ans, sur la perception des inégalités dans la famille (28 points) comme dans la rue ou les transports (27 points). « Le clivage se confirme et se polarise », s’alarment les auteurs du rapport, qui constatent que « plus l’engagement en faveur de femmes s’exprime dans le débat public, plus la résistance s’organise ». Ils s’inquiètent notamment de la progression des « réflexes masculinistes et comportements machistes (…) chez les jeunes hommes adultes » : 28 % des 25-34 ans estiment que « les hommes sont davantage faits pour être patrons » (contre 9 % des 50-64 ans) ; 52 % pensent qu’on « s’acharne sur les hommes ».
Les féministes connaissent bien ce phénomène de backlash (« retour de bâton »), mis en lumière par la journaliste américaine Susan Faludi pour décrire la montée en puissance d’un contre-mouvement après une avancée féministe. Depuis #metoo, nombreux sont ceux qui questionnent leur identité masculine et remettent en cause le modèle dominant dans lequel ils ont grandi. Mais un antiféminisme décomplexé s’est aussi imposé dans l’espace médiatique.
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En quelques années se sont multipliés les vidéos et les « podcasts bros », ces émissions entre hommes où l’on parle de muscles, de sport, de conseils de séduction, mais aussi des femmes de manière souvent dégradante et caricaturale, accusées d’avoir pris trop de pouvoir. Pour reconquérir leur place sociale, de jeunes hommes y apprennent à se former à des méthodes de séduction viriles sur le modèle du « mâle alpha », stéréotype d’une masculinité dominante.
« Victimisation des hommes »
Ces discours fédèrent une « communauté très organisée d’hommes qui vont se solidariser et agir ensemble », décrit l’anthropologue Mélanie Gourarier, qui leur a consacré sa thèse, Alpha mâles. Séduire les femmes pour s’apprécier entre hommes, publiée au Seuil en 2017. Le déchaînement de haine en ligne dont l’actrice américaine Amber Heard a été la cible dans la bataille judiciaire qui l’a opposée, en 2022, à son ex-compagnon, l’acteur Johnny Depp, a mis en lumière le poids médiatique de ces réseaux.
A la faveur des algorithmes, les représentations qui circulent au sein de cette « manosphère » se diffusent dans la société, en particulier chez les plus jeunes. En créant un compte sur le réseau social TikTok avec le profil d’un adolescent un peu fragile et déprimé, la journaliste Pauline Ferrari, autrice de Formés à la haine des femmes (JC Lattès, 2023), a vu, en un quart d’heure, son fil d’actualité inondé de contenus agressifs à l’égard des femmes.
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Le masculinisme ? Le mot s’est imposé dans le débat public depuis les années 2000 pour désigner les manifestations de résistance au féminisme qui prétendent que les femmes dominent désormais les hommes, lesquels doivent défendre leurs droits et restaurer leur identité masculine. Ce « contre-mouvement, centré sur la victimisation des hommes », selon la définition des chercheurs québécois Mélissa Blais et Francis Dupuis-Déri, peut prendre des formes variées, plus ou moins exacerbées. « Le discours use plutôt d’euphémismes, en disant, par exemple, que le féminisme est allé trop loin, que les hommes ne peuvent plus rien faire ou dire, qu’il faut un rééquilibrage… », précise Francis Dupuis-Déri, auteur de La Crise de la masculinité. Autopsie d’un mythe tenace (Remue-Ménage, 2018).
L’anthropologue Mélanie Gourarier a élargi la notion à « tout groupe organisé autour de la défense de la “cause des hommes” » dans une confrontation avec le féminisme et les femmes ». « Le risque serait d’appréhender le phénomène comme limité à certains milieux, alors qu’il représente une pensée majoritaire et que ses valeurs restent très présentes dans la société », prévient-elle.
De fait, le masculinisme « s’inscrit pleinement dans l’héritage d’un antiféminisme dont l’origine est aussi ancienne que celle du mouvement féministe, voire la précède », affirme l’historienne Christine Bard, codirectrice de l’ouvrage collectif Antiféminismes et masculinismes d’hier et d’aujourd’hui (PUF, 2019). Le terme apparaît d’ailleurs à la fin du XIXe siècle sous la plume des pionnières du mouvement féministe, qui l’inventent en même temps que le mot « féminisme ». La journaliste Hubertine Auclert (1848-1914) l’utilise pour décrire « l’égoïsme masculin qui pousse les hommes à agir en défense de leur intérêt particulier », rapporte Denis Carlier, doctorant en science politique et en histoire qui termine une thèse sur le sujet.
Significations contradictoires
Durant le XXe siècle, pourtant, le sens du mot reste instable. Considéré à plusieurs reprises comme un néologisme, le terme recouvre des significations diverses et parfois contradictoires. Cette variabilité lexicale met en relief les lignes de front de batailles politiques.
Encore aujourd’hui, l’usage du mot ne fait pas l’unanimité au sein des milieux universitaires. Ainsi la philosophe Geneviève Fraisse préfère parler de « résistance au féminisme », qui est plus politique : « Le masculinisme renvoie à une identité et défend, au nom des droits des hommes, une structure inégalitaire, là où le féminisme pose d’entrée de jeu la question politique de la liberté et de l’égalité, repères de la démocratie. » « Aujourd’hui encore, sa signification reste plurielle, et le mot n’a pas exactement le même sens en français qu’en anglais, où il désigne l’idéologie patriarcale », note le politiste Francis Dupuis-Déri.
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Si la définition diffère d’une langue à l’autre, elle s’appuie sur un récit commun, celui d’une « crise de la masculinité » dont seraient responsables la féminisation de la société et la dilution de la différenciation des sexes. « Ce discours est régulièrement convoqué pour expliquer tout et son contraire, quel que soit le pays, constate Francis Dupuis-Déri. Les difficultés des garçons à l’école, celles des hommes dans le mariage, le refus des tribunaux d’accorder la garde des enfants au père divorcé, et même des phénomènes complexes comme l’immigration, les émeutes, le terrorisme ou la guerre. »
« Droit de vie ou de mort »
A partir des années 1970, cette crise, en France, est ainsi mise en avant par le mouvement de défense de pères divorcés qui dénoncent ce qu’ils considèrent comme des injustices subies de la part d’un système judiciaire confiant plus volontiers les enfants aux femmes. « C’est en 1969, quelques mois après “l’affaire de Cestas”, qu’une première association, la Didhem (Défense des intérêts des divorcés hommes et de leurs enfants mineurs), voit le jour à Grenoble », précise Gwénola Sueur, doctorante en sociologie, qui a consacré un mémoire de recherche à cette affaire et à son usage.
Dans le village de Cestas (Gironde), un conducteur de travaux de 38 ans s’est retranché dans sa ferme après avoir enlevé ses enfants. Il exige le retour de sa femme, dont il est divorcé depuis trois ans, « pour qu’elle crève et elle crèvera », écrit-il. Face au refus de son ex-épouse, il tue un gendarme au cours du siège puis abat deux de ses enfants avant de se suicider. Insultée par la foule, leur mère devra être protégée par les forces de l’ordre pour venir se recueillir sur leur tombe.
Dans les mois qui suivent, l’affaire de Cestas va inspirer plusieurs féminicides et suicides d’hommes ainsi que des menaces de passage à l’acte. « Elle devient le symbole de ce que certains journaux appellent le “drame” des pères face à l’augmentation des divorces. Cette couverture médiatique permet à des membres du mouvement de perpétuer un discours victimaire », souligne Gwénola Sueur.
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Pour l’historienne Christine Bard, ce mouvement s’inscrit en « parfaite synchronie avec l’émergence de la deuxième vague des mouvements féministes » et constitue « le point d’origine d’une contre-offensive au mouvement d’émancipation des femmes, qui s’accélère dans les années 1960 ». En quelques années, elles ont accédé massivement aux études supérieures et au monde du travail, obtenu de se réapproprier le contrôle de leur corps avec la légalisation de la pilule en 1967 ; des réformes profondes du droit de la famille annoncent le partage de l’autorité parentale (1970) et, bientôt, le divorce par consentement mutuel (1975). « Dans ce contexte où les mentalités changent, où l’égalité devient un principe légitime de réforme du droit, les hommes perdent le contrôle des femmes, et certains d’entre eux s’y opposent, constate l’historienne. Le forcené de Cestas estime qu’il a un droit de vie ou de mort sur son épouse et ses enfants. »
Premières traces dans l’Antiquité
De l’autre côté de l’Atlantique, le même récit de crise est mobilisé après le massacre de quatorze femmes, élèves ou salariées de l’Ecole polytechnique de Montréal, au Québec, le 6 décembre 1989. Le tueur déclare dans une lettre haïr les femmes et tenir les féministes responsables d’avoir « ruiné [sa] vie » parce qu’elles cherchent à « conserver les avantages des femmes (…) tout en s’accaparant ceux des hommes ».
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Si l’attentat choque profondément l’opinion, très vite « la thèse d’une souffrance masculine est largement médiatisée. Des éditorialistes et des psychologues expliquent que la situation n’est pas facile pour les hommes car les féministes ont pris beaucoup de place », souligne Francis Dupuis-Déri. La tuerie fait aussi l’objet d’une fascination morbide chez certains hommes, qui partagent sur des forums en ligne leurs expériences malheureuses avec des femmes. Ils se définissent comme « incels » (contraction de involuntary celibate en anglais), c’est-à-dire « célibataires involontaires », une situation dont ils rendent responsables les femmes et le féminisme.
En tentant de dater précisément l’origine de ce récit victimaire, le chercheur se souvient d’avoir connu une « sorte de choc intellectuel » lorsqu’il a découvert que la rhétorique de la crise de la masculinité traverse l’histoire. « Quel que soit le régime politique ou économique, quel que soit le contexte culturel et religieux, les droits des femmes ou de la famille, on retrouve à différentes époques le même discours de souffrance des hommes qui se considèrent dominés par les femmes jusque dans la Rome antique », constate le politiste.
Les premières traces datent, en effet, de l’Antiquité. En Grèce, un texte d’Aristote accuse violemment les femmes d’avoir institué une gynocratie (régime politique où les femmes détiennent le pouvoir) et les considère responsables de l’échec du projet politique de Sparte à cause de leur amour de l’argent. Quelques années plus tard, c’est à Rome que le politicien Caton l’Ancien s’alarme d’une manifestation de femmes réclamant l’autorisation de conduire des chars. Il y voit le signe de la toute-puissance des épouses. Dans les deux cas, les femmes n’ont alors aucun droit politique.
Inquiétude récurrente
La rhétorique de la « crise de la masculinité » ponctue aussi l’histoire de la littérature qui, notamment aux XVIe et XVIIe siècles, met volontiers en scène des hommes mariés souffrant de la domination de leur épouse, pourtant dépendante de leur conjoint. A partir de la Révolution, la notion de citoyenneté renouvelle les discours hostiles à l’émancipation des femmes. « L’idée d’un danger de “confusion des sexes”, induite par la démocratie et l’égalité, s’installe chez les républicains », explique la philosophe Geneviève Fraisse, dont l’ouvrage Muse de la raison. Démocratie et exclusion des femmes en France (Gallimard, 1989, rééd. en 2019) retrace l’éviction des femmes du projet démocratique de la Révolution. « Au début du XIXe siècle, l’écrivain Etienne Pivert de Senancour affirme, par exemple, que l’égalité met en péril l’existence même de l’amour, faute d’altérité, car les sexes vont se confondre. Il est intéressant de voir que cette même crainte a ressurgi quasiment à l’identique au début du XXIe siècle dans les rangs de La Manif pour tous, en réponse aux revendications queer et trans. »

OLIVIER BONHOMME
L’homme serait-il perpétuellement en crise ? C’est le constat de l’anthropologue Mélanie Gourarier, pour qui « la peur de la dilution du mâle est un puits sans fond au regard de l’histoire ». Si cette inquiétude est récurrente, souligne-t-elle, c’est qu’elle a une fonction sociale et politique : « La masculinité tire sa force et sa capacité de reproduction de la menace de sa perte. » Répéter qu’elle est menacée de disparaître à cause des femmes et de l’indifférenciation des sexes serait une manière de la réaffirmer constamment, comme un discours normatif pour « réinstituer la différenciation et l’asymétrie entre les hommes et les femmes », et remettre en cause du même coup le projet d’égalité.
« A chaque fois qu’on dit que les femmes dominent les hommes, on dit dans le même souffle que les hommes doivent reprendre leur position de domination millénaire, et les femmes revenir aux tâches qui leur sont assignées, celles qui relèvent de la sphère privée, de la douceur, du soin des autres et du silence », confirme Francis Dupuis-Déri, qui voit dans cette rhétorique un « mythe tenace au service d’une stratégie de résistance à l’émancipation des femmes ».
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Résolument essentialiste, la pensée masculiniste défend, en effet, une conception statique de la masculinité, qu’elle réduit à une « masculinité hégémonique », selon le concept développé par la sociologue australienne Raewyn Connell, c’est-à-dire en position dominante, non seulement par rapport aux femmes mais aussi au sein même du groupe des hommes. Elle tourne ainsi le dos aux nombreux travaux scientifiques qui ont, ces dernières années, profondément renouvelé les cadres théoriques de l’étude sociale des hommes. En insistant sur la réalité de masculinités plurielles, ils ont mis à mal l’idée d’une masculinité universelle confondue avec les attributs traditionnels de la virilité. L’une et l’autre, en effet, n’ont cessé de se recomposer, comme l’a montré la somme monumentale sur l’Histoire de la virilité codirigée par Georges Vigarello, Alain Corbin et Jean-Jacques Courtine (Seuil, 2011).
« Intersectionnalité des haines »
On ne s’étonnera pas, dans ce contexte, que ce courant réactionnaire prospère sur le terreau fertile des mouvements conservateurs et populistes, sur lesquels il s’appuie autant qu’il les renforce. Le journaliste afro-américain Rembert Browne a analysé, dans le New York Magazine, le 9 novembre 2016, la façon dont Donald Trump avait réussi à être élu président en fédérant près de 59 millions d’électeurs « en rendant la haine intersectionnelle » grâce à une rhétorique à la fois antiféministe, homophobe et raciste.
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L’historienne Christine Bard s’attache, en France, à retracer la généalogie de cette « intersectionnalité des haines » dont elle a formulé le concept. « La rhétorique masculiniste se greffe souvent à un récit plus large autour de la suprématie masculine, blanche et hétérosexuelle, que l’on trouve déjà au sein des mouvements fascistes de l’entre-deux-guerres, explique-t-elle. Par exemple, des discours antisémites des années 1930 présentent les hommes juifs comme les agents de la féminisation de la société, et les femmes juives comme les inventrices du féminisme. »
Un siècle plus tard, « l’antiféminisme a été intégré à la théorie du complot du “grand remplacement” », adoptée par de « nombreux courants de l’extrémisme de droite », note un rapport de l’agence européenne de police criminelle Europol, publié en 2020. Eric Zemmour en a fait, en 2022, un slogan de campagne. Cette thèse complotiste et xénophobe prétend que des élites mondialisées s’emploieraient à faciliter l’arrivée d’immigrés en Europe. Selon cette théorie, « le féminisme aurait été inventé pour détourner les femmes de leur rôle “naturel” de mère et, par conséquent, est tenu pour responsable de la baisse des taux de natalité dans les pays occidentaux, ce qui permet aux immigrés de devenir majoritaires plus rapidement », précise le rapport d’Europol.
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Cette convergence des haines est prise très au sérieux par l’agence, qui dresse la liste des attentats dont les motivations croisent à la fois « antiféminisme, racisme, autoritarisme et xénophobie ». Ainsi le terroriste Anders Breivik, auteur du massacre de 76 jeunes Norvégiens, en 2011, a-t-il revendiqué la supériorité de la population masculine blanche occidentale chrétienne face à la « féminisation de la culture européenne » et à la volonté d’« émasculer le mâle européen ». De même, les auteurs des attentats de Christchurch (Nouvelle-Zélande), de Halle (Allemagne) en 2019 et de Hanau (Allemagne) en 2020 ont exprimé « explicitement » de « la frustration sexuelle » et des « opinions misogynes ».
Archétypes piégeux
Peut-on – et comment – désamorcer cette mécanique infernale ? En 2017, la philosophe Olivia Gazalé analysait, dans Le Mythe de la virilité. Un piège pour les deux sexes (Robert Laffont), la façon dont les sociétés contemporaines demeurent prisonnières d’archétypes nés dans l’Antiquité, qui piègent les femmes, victimes de représentations légitimant la domination masculine, mais aussi les hommes, « sommés de se conformer à des canons virils coercitifs et discriminatoires » et contraints de « devoir sans cesse prouver et confirmer qu’ils sont bien des hommes ».
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Sortir de ce piège est possible, à condition « non plus d’en rendre responsables les femmes et le féminisme, mais d’accepter de reconnaître tout un système de normes inégalitaires et le remettre en cause », affirme le politiste Francis Dupuis-Déri, qui a publié en 2023 Les Hommes et les Féminismes. Faux amis, poseurs ou alliés ? (Textuel). Pour y parvenir, « il faut avant tout en finir avec les analyses psychologisantes qui conduisent à inverser la victimisation, prévient Christine Bard. Certes, le masculinisme se nourrit des angoisses de la modernité, des peurs sociales, des injustices économiques, mais quand des hommes s’y engagent, ils ne le font pas par peur. Ils sont mus par la haine, particulièrement la haine des femmes qui revendiquent l’égalité. Ils le font convaincus de leur droit de le faire et de leur supériorité. »
La solution passe par l’éducation, car « on ne sortira de ce mal profond qu’en amenant les hommes à déconstruire leurs préjugés, à développer une conscience féministe. C’est en partie un enjeu d’accès à la connaissance », ajoute l’historienne, qui s’y emploie en préparant pour 2027 l’ouverture d’un futur Musée des féminismes, à l’université d’Angers.
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Le travail est immense. Avec plus d’un tiers des personnes interrogées qui pensent encore que les inégalités sont dues à une différence naturelle, le Haut Conseil à l’égalité relève une large méconnaissance conduisant à une « véritable “éducation” au sexisme (…), pas forcément conscientisée ». L’institution appelle l’Etat à mener une « action publique forte, continue et globale », en particulier dans l’éducation, l’espace numérique et l’exercice de la justice. Le chantier reste à ouvrir.Claire Legros
Commentaire Frederic Pierru:
Oui, ce sont les gauchistes wokes qui font naître leurs propres adversaires (symétriques).
Je rappelle que Thomaas Chatterton Williams est homo et noir…. Il n’est pas le seul à dénoncer le « Racecraft » des « gourous antiracistes » pour reprendre l’expression des deux sœurs universitaires Fields. LA prime à la nullité et cynique Robin DiAngelo devenue millionnaire avec un livre absurde et des conférences à coups de milliers de dollars. Car elle a découvert le graal : « la blanchité ».
J’adore la citation de DiAngelo, qui est blanche :
« [Les] Blancs élevés dans la société occidentale sont conditionnés à accepter une vision du monde où règne la suprématie blanche parce que c’est le fondement même de notre société et de ses institutions », écrit-elle dans son ouvrage Fragilité blanche. Ce racisme que les Blancs ne voient pas [2018 ; Les Arènes, 2020], dont les ventes en librairie s’envolèrent une seconde fois après Minneapolis. « Vous n’avez pas pu passer à travers le pouvoir socialisant omniprésent de la suprématie blanche. C’est un message qui circule 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7, et qui n’a pas grand-chose (voire rien) à voir avec des intentions, une prise de conscience ou le fait d’être d’accord. Et c’est libérateur de le savoir parce que cela nous permet de nous concentrer sur la façon dont se manifeste notre racisme et pas sur son existence » (c’est moi qui souligne).
A chaque fois que j’échange avec un woke, je lui pose la question : « Mais tu es blanc, tu est donc raciste, victime de ta « blanchité ». Comme disent les éminentes soeurs Fields : avec eux le racisme devient non plus ce que les gens font, mais ce que les gens sont.
Cependant, des Génies comme certain(e)s universitaires échappent à cette malédiction : ils sont blancs mais pas racistes. Eux, non seulement il’ont vu mais en plus ils sont passés à travers. Comment ? C’est ça qu’il faut nous expliquer…..
DiAngelo va plus loin : il n’est plus question de s’interroger sur l’existence du racisme, car elle a vu la vierge, mais de faire son auto-critique, sa repentance. Nous avons quitté les rivages du savoir pour gagner le large du puritanisme WASP.
DiAngelo est une imposture cupide, genre qui pullule aux USA…. et maintenant en Europe.