10 ans après le référendum grec, les leçons d’un coup d’État austéritaire – Frédéric Farah
Article élu d’intérêt général
Il y a dix ans, le 5 juillet 2015, avec une clarté à toute épreuve, le peuple grec disait « non » aux mesures d’austérité du plan européen que le Premier ministre d’alors, Alexis Tsipras, lui proposait d’avaliser. Ce « non » populaire a été foulé aux pieds et la Grèce a ensuite subi un nouveau train de mesures austéritaires imposé par la Troïka. La coalition de gauche a ensuite été emportée dans les défaites électorales, et Tsipras est allé rejoindre, à raison, les oubliés de l’Histoire. Comme souvent, la politique est une affaire de récits. Les instances européennes et leurs affidés se sont pressés de nous offrir un storytelling à leur avantage : après une période de nécessaire austérité, la Grèce aurait renoué avec la prospérité ; la porte des marchés financiers lui serait à nouveau ouverte, et elle emprunterait même pour moins cher que d’autres pays européens comme la France.
Mais qu’en est-il réellement dix ans après, alors que la Grèce ne voit plus les regards se porter sur elle ? Doit-on accorder du crédit à ce récit lénifiant censé justifier l’austérité ?
La crise grecque et ses lendemains en disent long sur l’état de déliquescence de la démocratie dans l’Union européenne et sur les impasses de l’austérité. Dix ans à reparcourir pour comprendre la fragilité dans laquelle l’Union européenne se trouve désormais.
publié le 30/07/2025 Par Frédéric Farah

Depuis 2008, l’Union européenne va de crise en crise. La liste mérite d’être rappelée : crise des subprimes, crise des dettes souveraines, Brexit, crise Covid, crise énergétique, et maintenant crise géopolitique. Il ne faudrait pas non plus oublier la nouvelle crise industrielle, qui emporte dans la tourmente l’acier et l’automobile, doublée de tensions commerciales avec les États-Unis, surtout depuis cette année après le retour de Donald Trump à la présidence.
Dans ce paysage plus que tourmenté, la crise grecque mérite un arrêt, car ses conséquences politiques et économiques n’engagent pas que la Grèce mais bien tout le continent.
Présent et avenir de la crise grecque
Au cours des dernières années, tout un récit s’est imposé pour raconter qu’après la purge austéritaire, l’économie grecque aurait retrouvé le chemin de la croissance. L’indicateur positif retenu par les autorités européennes, c’est le retour de la dette grecque sur le marché obligataire. Or, cette référence est trompeuse, car l’essentiel de la dette grecque se trouve hors marché. En effet, 70 % de la dette publique grecque est détenue par des acteurs publics avec des taux fixes bas et une maturité moyenne d’un peu moins de 20 ans.
Par ailleurs, la société grecque n’est pas parvenue à retrouver son niveau de vie avant crise, et son PIB demeure 20 % en-dessous de son pic de 2007. La liquidation de l’économie grecque, en obéissant aux mêmes modalités que celles qui a vu l’économie est-allemande disparaître, a rendu difficile les investissements nécessaires.
En effet, l’économie est-allemande avait été confiée à une structure de défaisance qui s’était chargée de privatiser en masse les actifs est-allemands. Et c’est bien cette voie que le président de la Commission européenne de l’époque, Jean-Claude Juncker, préconisait clairement pour la Grèce. Le port du Pirée, les aéroports civils, la compagnie d’électricité et bien des secteurs stratégiques ont fait l’objet de privatisations massives obérant de la sorte l’avenir du pays. La catastrophe ferroviaire de 2023 a révélé la vétusté du réseau ferroviaire. Et la gestion du port du Pirée par la société chinoise Cosco se fait dans des conditions sociales dégradées (non respect du droit du travail, pénibilité du travail).
L’exode de la jeunesse grecque n’a pas cessé, de même que la spéculation immobilière. Plus de 500 000 jeunes ont quitté le pays entre 2009 et 2019, et ce alors que la Grèce vit un interminable hiver démographique. La pauvreté de la population demeure inquiétante. Plus d’un tiers des Grecs vivent sous le seuil de pauvreté, aux alentours de 370 euros mensuels. La récente crise inflationniste a renforcé le phénomène et a davantage creusé des inégalités. Entre 2010 et 2018, les salaires ont baissé en moyenne de 30 %. Et le pays détient le record du nombre de factures impayées dans l’Union européenne.
Avant 2009, l’économie grecque devait être une boussole pour les États balkaniques, qui étaient censés suivre sa voie de développement. Aujourd’hui, il en va bien autrement. La Grèce a vu son niveau de vie baisser et elle a rejoint les États de la périphérie en matière de difficultés économiques. Ce petit pays a connu la plus brutale baisse de revenus en temps de paix.
Le constat est clair : une observation attentive de dix ans d’ajustements structurels donne raison aux Grecs d’avoir rejeté le plan européen en 2015. L’étrange concept « d’austérité expansive » promu par la Commission européenne n’a pas trouvé de réalité, hormis dans les projections fantasques des fonctionnaires européens. Celui-ci reposait sur la théorie suivante : si les investisseurs étaient persuadés de la volonté des gouvernements de réduire la dette publique par des saignées sociales significatives, le coût de l’emprunt diminuerait et les investissements reprendraient de plus bel. De ce fait, la réduction de la dépense publique se justifierait.
Sauf qu’en réalité, rien de tout cela n’est arrivé. D’ailleurs, Yanis Varoufakis, économiste et ancien ministre de l’Économie de la coalition de gauche « Syriza », dans un entretien récent, soulignait la médiocrité de ses partenaires en matière économique et leur refus d’engager une discussion sérieuse sur les effets économiques d’une politique d’austérité : « Je dois admettre que j’ai été surpris par l’irrationalité orchestrée et les niveaux incroyables d’incompétence et de cynisme que j’ai rencontrés ».
L’appauvrissement volontaire des Grecs, avec l’appui des différents gouvernements du pays, a montré la réalité d’un mécanisme promis à un inquiétant avenir dans l’Union européenne, celui de la dévaluation interne, à savoir la compression de la demande pour rétablir non une quelconque productivité, mais un semblant de compétitivité.
En effet, dans la zone euro, à défaut de réels transferts entre pays du centre et de la périphérie, ou encore de réel budget capable de contrecarrer une crise « contracyclique », la seule marge de manœuvre restante se trouve dans la dévaluation interne. Et la gestion de la crise grecque a révélé la nature profondément déflationniste de la monnaie unique. L’ajustement ne peut se faire que sur le travail, moins mobile par nature qu’un capital capable d’imposer plus facilement ses conditions en matière de fiscalité et de protection sociale.
La crise grecque révèle l’absence d’une réelle démocratie européenne
La crise grecque a fait éclater avec encore plus de force l’organisation non démocratique du continent sous égide du marché et de ses exigences. Après le « non » français au référendum de 2005 foulé aux pieds par nos « élites » et dix ans après celui des Grecs, la démocratie européenne n’en finit pas d’entrer dans un hiver interminable.
Il faut dire que l’intérêt général ne semble pas avoir été au cœur des enjeux politiques. Là encore, Yanis Varoufakis, dans son témoignage, nous révèle la teneur de ses discussions avec les dirigeants européens de l’époque :
« Cependant, [Christine Lagarde] a ensuite ajouté immédiatement : « Mais Yanis, tu dois comprendre que nous avons mis beaucoup de capital politique dans ce programme, et que ta carrière et la mienne dépendent toutes deux de son accompagnement ». Je lui ai dit : « Mais Christine, tu sais que je m’en fous de ma carrière politique. J’ai un mandat du peuple, et c’est tout ce qui m’importe. Si je cesse d’être ministre des Finances, et alors ? Ce n’est pas mon problème ». »
Il faut le dire clairement : la Grèce a subi une forme moderne de coup d’État, conduit habilement par la Banque centrale européenne qui a imposé un contrôle des capitaux et qui a réduit les liquidités à disposition de l’État grec dès février 2015. Il était évident que « le printemps grec » ne devait pas aboutir. Le principe thatchérien, « Il n’y a pas d’alternative », prévalait de toute sa force. La Banque centrale européenne avait déjà montré ses capacités en la matière, puisqu’en 2011, elle avait largement contribué à la chute du gouvernement italien de Silvio Berlusconi en laissant une forte spéculation s’emparer de la dette italienne.
L’Union européenne, bafouant ses propres principes démocratiques en voulant se jouer de la décision des peuples en collusion avec des fractions des élites nationales, a ainsi amplifié la défiance à l’égard des institutions tant nationales que supranationales.
Ces dix années passées ont vu une nette affirmation du pouvoir des organes financiers (Banque centrale européenne et trésors nationaux). Ce constat se confirme avec l’importance accordée aux questions budgétaires. Aujourd’hui, la dimension éco-financière est devenue centrale dans les débats. De manière parfaitement non démocratique, la Banque centrale européenne continue de jouer un rôle clé dans la répartition de la richesse par sa politique de taux d’intérêt, ou encore par ce que l’on nomme le « quantitative tightening », à savoir le fait qu’elle réduit ses interventions sur le marché obligataires. Autrement dit, elle rachète moins de titres de dettes souveraines et ne renouvelle plus à échéance ses obligations détenues.
Le risque de cette politique est de faire repartir à la hausse les taux d’intérêt. De la sorte, la Banque centrale européenne exerce une pression sur la politique budgétaire des États. Cette intrusion dans le débat démocratique sans aucune légitimité en dit long sur l’absence de contrepoids démocratique face à cette institution technocratique.
De son côté, 10 ans après le « non » au référendum, la Grèce reste dans une situation économique préoccupante et les quelques indicateurs glanés par la Commission européenne et des commentateurs complaisants ne doivent pas cacher l’échec politique, économique et social de la plus violente cure d’austérité imposée à un État en temps de paix.
Pire encore, la crise grecque et ses préconisations économiques sont loin d’appartenir au passé ; elles nous renseignent au contraire sur l’inquiétante Union européenne qui vient.
La déflation compétitive : quel avenir ?
Ces 10 ans écoulés révèlent également le caractère profondément illusoire de la croyance selon laquelle les élites européennes avaient tiré les leçons de la crise grecque, et qu’elles avaient perçu les dangers de laisser ainsi s’approfondir le délitement démocratique et la défiance à l’égard des institutions européennes. Or, loin de dessiner un nouveau contrat social à la faveurs des crises qui secouent l’Union européenne, c’est encore et toujours la même voie dogmatique qui semble dominer.
C’est en cela que la crise grecque ne doit surtout pas être réduite à un mauvais souvenir, mais bien analysée comme un guide explicatif de l’avenir économique qui nous est promis. Certes, lors de la crises des dettes souveraines et de la Covid, la Banque centrale européenne a su s’affranchir de son mandat historique pour répondre aux besoins des Européens – c’est la période Mario Draghi, qui laissait entendre qu’avec une intervention plus précoce de l’institution, la crise n’aurait pas eu lieu. Mais la Troïka en ensuite souhaité faire un exemple pour les pays du sud de l’Europe, alors tentés par des voix dissidentes et eurocritiques, restent bien dans le rang pendant la décennie 2010.
La récente prise de parole du Premier ministre Bayrou ouvre la voie à un étrange chapitre de notre histoire économique et politique, celle de la déflation compétitive. Les années 1980 avaient promu la désinflation compétitive, c’est-à-dire la modération salariale, la progression plus limitée de la dépense publique pour restaurer la compétitivité des entreprises françaises et réduire l’inflation. Cette politique a pris sa source dans le tournant de la rigueur de mars 1983, pour se prolonger jusqu’en 1997.
Aujourd’hui, c’est une étape nouvelle ; la monnaie unique a vu le jour à la fin des années 1990, le marché unique et ses mesures de libéralisation des transports, de l’énergie et des télécommunications produisent largement leurs effets. Ce cadre a affecté profondément l’économie française ; il en a modifié le visage et en a réduit l’allant. Sans compter les règles budgétaires qui nourrissent les préoccupations, même si elles ne sont pas respectées. Dans un pareil environnement peu coopératif, peu favorable à la croissance, la tentation pour s’y maintenir est d’infliger une véritable déflation interne, à savoir la compression du revenu et de l’investissement pour maintenir un semblant de compétitivité et faire croire à un redressement des finances publiques.
Puisque le cadre ne peut être changé, la seule méthode possible, c’est la logique déflationniste sur les salaires en particulier. La Grèce est plus que jamais notre avenir, non pas parce que nos finances ne sont pas tenues et que demain le FMI sera à Paris, mais tout simplement parce qu’il ne peut y avoir qu’une logique profondément déflationniste (ou non coopérative) dans le cadre de la zone euro. On l’a bien vu lorsque l’Italie et le Portugal ont modifié leur fiscalité pour attirer les résidents étrangers et les retraités. L’Espagne quant à elle, apparaît comme la locomotive du continent en matière de croissance, mais elle revient de loin en matière de contraction du pouvoir d’achat et de remises en causes des droits sociaux. Néanmoins, le chômage des jeunes y reste élevé et la pauvreté y est importante.
Dans son malheur, la Grèce nous a en quelque sorte alerté sur le fait que la déflation compétitive ne pouvait qu’être l’avenir de l’Union européenne, puisque c’est son fondement même. La preuve en est que la zone euro et l’Union européenne n’ont jamais été les moteurs de la croissance mondiale depuis la fin des années 1990.
L’État social européen est ainsi dans la tourmente et subit les coups de boutoir de la financiarisation des économies depuis les années 1990, des effets non coopératifs du Marché Unique (dumping social et fiscal), de la monnaie unique, ou encore du réarmement européen imposé au forceps par les États-Unis. Ce sont donc les logiques antidistributives qui sont à l’œuvre. Il suffit en France de voir les levers de bouclier autour de la taxe Zucman.
Les « remèdes » de la crise grecque bientôt appliqués à la France ?
Depuis la progression des déficits incontrôlés de l’État français et d’une dette publique croissante, la référence à la crise grecque resurgit dans la bouche de nos personnalités politiques. Si certains y font référence avec beaucoup de crainte, on peut se demander si d’autres ne convoquent pas cet exemple comme un souhait pour la gestion de notre pays.
La France a déjà expérimenté, certes de manière atténuée, des méthodes politiques observées au cours de la crise grecque. Des trains entiers de réformes ont été avalisés par le Parlement grec sans aucun débat. En France, les multiples recours au 49-3 pour bon nombre de textes financiers ou afférents à la protection sociale témoignent d’une volonté d’imitation. L’ancien Premier ministre Manuel Valls ne cachait d’ailleurs pas son admiration pour le Parlement grec qui faisait passer des textes de loi à la hussarde :
« Je me faisais la remarque pour que vos auditeurs et vos téléspectateurs comprennent bien. En Grèce, le gouvernement de Tsipras, un gouvernement de gauche avec d’abord une grève générale, mène des réformes courageuses. Ces réformes ont été adoptées en quelques heures, 1 500 pages sans amendement par le Parlement. Parce que parfois, il faut aller vite dans la réforme. »
La gestion de la crise grecque nous a aussi donné des signes avant-coureurs de la brutalisation politique à l’œuvre dans les pays situés au centre de l’UE : réformes avalisées contre la majorité de la population, répression violente des mouvements sociaux, etc. Le traitement infligé à Grèce représente à la fois notre potentiel avenir en termes de brutalisation politique et sociale, mais aussi la vision fantasmatique de nos élites quant à la manière de conduire des réformes, en particulier dans le domaine des retraites ou de l’assurance chômage.
Le dernier discours de François Bayrou, un soi-disant « moment de vérité », participe de cette volonté de créer un effet de sidération au sein de la population, afin d’imposer un calendrier brutal de réformes et une véritable saignée sociale austéritaire.
Ne nous trompons pas. La crise grecque n’est pas l’histoire d’un errement politique et économique, mais bien l’avant-poste d’une tentation autoritaire au sein de la technocratie dogmatique de Bruxelles. Les crises récentes ont montré à quelle vitesse les libertés publiques pouvaient vaciller et la répression sociale resurgir. En somme, c’est un peu notre futur que la crise grecque dessinait sans le dire. En sacrifiant brutalement l’État social grec, les autorités européennes et nationales ont indiqué clairement quelle était la cible des prochains réajustements des anciens compromis sociaux. La récente pression politique américaine sur les nations européennes pour augmenter les budgets militaires et le consentement de ces dernières à le faire – au détriment de l’intérêt général – marquent à ce titre un tournant clé.
Au final, à partir du 5 juillet 2015, la Grèce a ainsi été le lieu d’une expérience politique terrible qui pourrait tout à fait se déployer ailleurs en Europe à l’avenir. Il nous incombe donc de rester vigilant et de ne pas accepter les dérives autoritaires et austéritaires que l’UE nous réserve pour combler son instabilité croissante.
Crise grecque de la dette : dix ans après le référendum sur l’austérité, la population reste traumatisée
Par Marina Rafenberg (Athènes, correspondante)Publié aujourd’hui à 05h00 https://www.lemonde.fr/economie/article/2025/08/15/crise-grecque-de-la-dette-dix-ans-apres-le-referendum-sur-l-austerite-la-population-reste-traumatisee_6629645_3234.html
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Reportage
Dix ans après le référendum sur le troisième plan d’austérité proposé par les créanciers de la Grèce, l’économie du pays va mieux, mais une grande partie des habitants est encore dans une situation difficile.
Katerina Grapsa, commerçante au centre d’Athènes, se rappelle bien « cet été 2015, celui de tous les dangers », où elle a failli tout perdre, comme beaucoup de Grecs. Le 27 juin, la sexagénaire se réveille et apprend que le premier ministre de gauche (Syriza), Alexis Tsipras, élu quelques mois plus tôt, en janvier, a annoncé, à 1 h 20 du matin, la tenue d’un référendum, le 5 juillet, pour dire non à un troisième plan d’austérité depuis le début de la crise de la dette, en 2010, que veut imposer la « troïka » (Fonds monétaire international, Banque centrale européenne, Commission européenne).
Le lendemain, le 28 juin, après le refus, la veille, de l’Eurogroupe (qui réunit les ministres des finances de la zone euro) d’étendre l’accord de prêt au pays, et alors que la fuite des capitaux s’accélère, le chef du gouvernement hellénique annonce un contrôle des capitaux et la fermeture temporaire des banques grecques jusqu’au lendemain du vote. Les Grecs ne peuvent plus retirer que 60 euros par jour ; les entreprises ne peuvent plus payer ni leurs salariés ni leurs fournisseurs. La Grèce est dans l’impasse.
« Dans les queues aux distributeurs des banques, nous rigolions de cette situation absurde, mais, au fond, nous avions peur d’apprendre une nouvelle catastrophe, que notre pays ne ferait plus partie de la zone euro », commente Mme Grapsa.

Katerina Grapsa dans sa boutique, à Athènes, le 17 juillet 2025. LOUIZA VRADI POUR « LE MONDE »
Frappés de plein fouet par les coupes budgétaires et les hausses d’impôts qui s’enchaînent alors depuis cinq ans, une large majorité de Grecs (61,3 %) votent contre le programme de réformes proposé par les pays de la zone euro. Mais, tétanisé par l’éventualité d’un « Grexit », M. Tsipras fait volte-face et accepte, quelques jours plus tard, de l’appliquer, permettant au pays d’alléger le fardeau de sa dette et de se redresser péniblement.
Lire l’enquête (2019) | Article réservé à nos abonnés La Grèce, berceau de la crise démocratique en EuropeLire plus tard
Si le pays est sorti de son plan d’aide en 2018, il faudra attendre les années post-Covid-19 pour voir l’activité économique reprendre vraiment des couleurs. En 2015 et les années suivantes, le chiffre d’affaires de Mme Grapsa est en berne : « J’ai commencé à redresser la pente après la pandémie, lorsque le tourisme est reparti et que les Grecs ont recommencé à consommer. »
« On peut désormais entreprendre »
Pour Elias Lekkos, économiste en chef à la Banque du Pirée, « deux éléments ont permis de relancer l’économie grecque : les aides européennes post-Covid-19 et une politique fiscale plus soutenable pour les ménages et les entreprises ». Jusqu’en 2020, la Grèce s’était engagée sur le plan budgétaire à dégager, chaque année, un excédent primaire (hors paiement des intérêts de la dette) de 3 % du produit intérieur brut (PIB), ce qui la contraignait à appliquer des impôts et une TVA élevés. « Après la pandémie [de Covid-19], cette obligation a été supprimée, et la Grèce a également bénéficié du fonds européen de relance d’un montant équivalant à 20 % de son PIB », ajoute l’expert.

Les gardes présidentiels grecs lors d’une relève, au tombeau du Soldat inconnu, devant le Parlement, à Athènes, le 17 juillet 2025. LOUIZA VRADI POUR « LE MONDE »
Le gouvernement conservateur de Kyriakos Mitsotakis ne cesse de le rabâcher : la Grèce de 2025 n’est pas celle de 2015. Et pour cause : les mesures d’austérité appliquées par M. Tsipras ont eu l’effet escompté. Le déficit public, l’endettementet le chômage ont diminué de manière spectaculaire. Et l’économie continue de se redresser sous le gouvernement actuel.Résultat : la croissance, en Grèce, est aujourd’hui supérieure à celle de bon nombre de pays européens (5,6 % en 2022, 2 % en 2023 et 2,3 % en 2024) et pourrait atteindre 2 % en 2025, selon la Commission européenne, bien au-dessus de celle de l’Union européenne (UE, 1,4 %).
Lire le décryptage : Article réservé à nos abonnés La Grèce reconstruit péniblement son économie, après quinze ans de dépression
Le chômage, qui culminait en 2015 à près de 25 % de la population active, est retombé à 8 %, en mai, son niveau d’avant-crise. Entre janvier et juin, plus de 340 000 nouveaux emplois ont été créés en Grèce, un record depuis vingt-cinq ans. Ce redressement convainc les nombreux jeunes diplômés partis à l’étranger pendant la crise – ils étaient environ 600 000 – à revenir au pays. D’autant plus qu’il s’accompagne d’une baisse d’impôt de 50 % durant les sept premières années suivant le retour. Selon le ministère des finances grec, près de la moitié sont déjà rentrés.

Dans le quartier de Monastiraki à Athènes, le 17 juillet 2025. LOUIZA VRADI POUR « LE MONDE »
Marilena Antoniadou, 43 ans, en fait partie. Après avoir quitté la Grèce au début de la crise, elle a attendu plus de quinze ans avant de se décider à rentrer, pour être embauchée à l’université américaine d’Athènes : « Je voulais avoir une stabilité et de bonnes conditions pour quitter mon travail en Angleterre, et cela n’a été possible qu’il y a un peu plus d’un an. » Pour Lefteris Katsiadakis, 23 ans, qui a organisé, en mai, le festival Panathenea, réunissant 1 300 start-upeurs grecs et étrangers, « il est important de montrer aux jeunes qu’on peut désormais entreprendre et réussir en Grèce. La situation économique est meilleure, il y a moins de bureaucratie, et il est plus facile d’obtenir des prêts ».
« Etat trop peu protecteur »
Pour autant, derrière ce tableau prometteur, une grande partie de la population souffre encore. Selon Elstat, l’autorité de statistiques du pays, près d’un tiers des Grecs sont menacés de pauvreté ou d’exclusion sociale. D’après Eurostat cette fois, le PIB par habitant, en Grèce, reste aussi l’un des plus bas de l’UE. Pour ceux qui sont au salaire minimum (880 euros brut par mois), il est difficile de joindre les deux bouts en raison du coût de la vie et de l’inflation (+ 3,7 % en juillet).
Agé de plus de 70 ans, Stylianos Ioakim, ancien propriétaire d’une papeterie, fait partie des quelque 150 000 familles surendettées dans le pays. N’ayant pas fini de rembourser son prêt repris par un fonds d’investissement, il vit encore dans la peur de voir sa résidence principale saisie et mise aux enchères. Sa tentative de trouver un compromis a échoué. Il fallait payer 3 000 euros par mois, une demande impossible avec une retraite de 900 euros par mois. « La crise n’est pas finie pour tout le monde ! », dit-il amèrement.
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« Je vois encore beaucoup de personnes en difficulté et un Etat trop peu protecteur », confirme Léonidas Koursoumis. Après son licenciement, en 2015, de la maison d’édition dans laquelle il travaillait depuis des années et s’être retrouvé à la rue pendant vingt-huit mois faute de pouvoir payer son loyer, ce sexagénaire athénien a lancé, en 2017 avec deux compagnons d’infortune, une librairie, dans un local qu’ils louent dans le quartier de Pangrati. Là, ils revendent des livres d’occasion, récupérés auprès de donateurs.

Léonidas Koursoumis, fondateur de la librairie des sans-abri, à Athènes, le 17 juillet 2025. LOUIZA VRADI POUR « LE MONDE »
Pour pouvoir stocker les milliers de livres qu’ils recueillent aujourd’hui, M. Koursoumis a frappé à la porte de plusieurs ministères pour obtenir un hangar vide et créer une boutique en ligne. Aucune réponse. « Pour t’en sortir en Grèce, il ne faut pas compter sur l’Etat. Cela n’a pas changé en dix ans ! », peste-t-il. S’il reconnaît aller « mieux », le prix à payer a été très élevé. « Les sacrifices ont été importants. Comme dans chaque famille grecque, j’ai vu mes parents, enseignants, se serrer la ceinture et perdre deux salaires mensuels par an », confie Danaé Tsouni, une ancienne membre du Syriza, aujourd’hui avocate.
« Les jeunes diplômés continuent d’avoir du mal à trouver du travail dans leur domaine d’expertise et se tournent vers le tourisme. Je suis entrée sur le marché du travail en 2020 et j’ai plus de chance que ma sœur, infirmière, qui a dû partir en Allemagne, en 2012… Mais, avec l’augmentation des prix des loyers à Athènes [+ 37 % en Attique depuis 2019], je ne mets pas d’argent de côté et je ne pars pas plus de trois jours en vacances », explique-t-elle.
Selon M. Lekkos, « pour que la vie des Grecs s’améliore véritablement », la Grèce doit encore investir dans des secteurs cruciaux, comme la santé, l’éducation, la justice, tous laminés par les coupes budgétaires.
En Grèce, un système de santé public toujours en miettes
Le secteur de la santé souffre d’un manque d’investissement et de personnel. La faiblesse des salaires pousse les médecins à aller dans le privé.

En 2011, Giorgos Vichas, cardiologue, avait ouvert, avec six collègues, une clinique sociale dans la banlieue sud d’Athènes, à Ellinikon, pour répondre aux besoins des milliers de chômeurs de longue durée qui, dépourvus d’assurance maladie, n’étaient plus acceptés gratuitement à l’hôpital public. Quand, en 2015, le gouvernement de gauche (Syriza) a fait voter la réadmission des non-assurés dans les hôpitaux publics, la clinique d’Ellinikon est devenue moins indispensable. Mais les établissements publics se sont vite retrouvés en difficulté. « Pour les chômeurs de longue durée, cette réforme a été un progrès. Mais le problème est que le financement donné par l’Etat pour couvrir la prise en charge de ces personnes supplémentaires n’est pas suffisant. Du coup, les hôpitaux sont endettés et manquent de tout… », souligne le cardiologue.
A tel point que, même après 2015, les habitués continuaient à venir dans la clinique d’Ellinikon, car « ils se sentaient encore stigmatisés à l’hôpital public, ils n’avaient toujours pas accès à certains médicaments trop chers, et les temps d’attente pour être pris en charge étaient encore longs », se rappelle Giorgos Vichas. Mais la clinique sociale n’a pas duré. Elle a dû fermer en mars 2020, au début de la crise liée au Covid-19 pour laisser place à un complexe luxueux regroupant gratte-ciel, résidences, centre commercial, hôtels et même un casino.
Désormais, Giorgos Vichas dirige une clinique publique près de la station balnéaire de Lagonissi, au sud d’Athènes, et constate avec tristesse que le secteur de la santé publique reste encore désinvesti en Grèce. Entre 2008 et 2023, près de 20 000 médecins sont partis à l’étranger, selon l’Association des médecins d’Athènes, et les départs, bien que moins importants qu’il y a quelques années, continuent : en 2023, plus de 800 médecins ont encore décidé de s’exiler en raison, notamment, de la faiblesse des salaires. Un cardiologue, directeur de clinique et proche de la retraite comme Giorgos Vichas, ne gagne que 2 100 euros par mois.
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Stratis Emmanouilidis, endocrinologue dans une clinique publique au nord-est d’Athènes, a pris sa retraite il y a quelques mois et ne perçoit que 1 800 euros par mois. « Les départs à la retraite ne sont pas remplacés. Dans notre structure, il n’y a plus d’endocrinologue, de pédiatre, de gynécologue… Les médecins spécialistes choisissent de partir vers le secteur privé qui n’a fait que grossir ces dernières années car les salaires sont plus élevés », soupire-t-il.
Temps d’attente élevé
Stratis Emmanouilidis estime que ce manque de personnel a de graves conséquences en matière de prévention mais aussi d’infections contractées dans les établissements publics. « Ce n’est pas un hasard si nous sommes un des pays européens avec le plus haut taux de maladies nosocomiales. Malheureusement, quand un seul aide soignant s’occupe d’un étage entier, les soins apportés aux malades et l’hygiène peuvent laisser à désirer », commente le sexagénaire. Selon une étude du Centre européen de contrôle et de prévention des maladies, réalisée en 2022 et 2023, les infections nosocomiales concernent environ 12 % des patients hospitalisés en Grèce, un taux nettement supérieur à la moyenne des autres pays européens (6,8 %).
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« Nous manquons de personnel, de médecins, d’infirmières – pendant la pandémie de Covid-19, il y avait eu des embauches temporaires, mais qui n’ont pas été renouvelées – et de matériel de base. L’échographe que je possède est celui que j’ai obtenu grâce à une donation à la clinique sociale il y a plusieurs années, sinon je n’en aurais pas… »,explique Giorgos Vichas. En cardiologie, seuls deux hôpitaux publics disposent de salles de chirurgie dans la région d’Athènes, et le temps d’attente est souvent trop long pour ses patients. « Ils sont souvent obligés de se tourner vers le privé où ils doivent dépenser entre 5 000 et 6 000 euros pour être opérés », note le praticien. Les Grecs payent environ 33 % de leurs dépenses de santé de leur poche contre en moyenne 15 % pour les autres habitants des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques.
Alexis Tsipras ne regrette pas la cure d’extrême austérité infligée a la Grèce !!!
Alexis Tsipras : « La croissance économique de la Grèce ne profite qu’à une minorité »
Dix ans après l’accord signé entre Athènes et ses créanciers sur un troisième plan d’aide internationale en contrepartie de réformes drastiques, l’ex-premier ministre grec (2015-2019) de gauche radicale (Syriza) revient sur le régime d’austérité qu’il a dû imposer au pays et dénonce la hausse des inégalités sous le gouvernement conservateur.
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Il y a tout juste sept ans, le 21 août 2018, la Grèce sortait de son dernier plan d’aide internationale signé trois ans plus tôt par le premier ministre Alexis Tsipras et les créanciers de la « troïka », composée de la Commission européenne, du Fonds monétaire international (FMI) et de la Banque centrale européenne, pour éviter un défaut de paiement de la Grèce. La République hellénique sortait ainsi de huit ans d’austérité imposée par ses créanciers en échange de leur aide financière (240 milliards d’euros de prêts au total) après la crise de la dette grecque, en 2009.
Quand il reçoit Le Monde le 7 août dans son bureau au centre d’Athènes, où une biographie du pape François côtoie un tableau contemporain mélangeant les visages du Che et de Fidel Castro, l’ex-leader de la gauche radicale (Syriza), en retrait depuis plusieurs mois, se dit « fier » d’avoir pris la décision difficile de signer cet accord avec les créanciers en 2015, qui a permis au pays de retrouver son autonomie financière.
On vous a peu entendu sur le bras de fer qui a accompagné les négociations du troisième plan d’aide internationale en 2015 entre votre gouvernement et les créanciers, notamment sur le référendum de juillet 2015 sur le plan d’austérité, qui a fait couler beaucoup d’encre. Pourquoi l’avez-vous organisé ?
C’est vrai, contrairement à de nombreuses personnes, qui n’étaient d’ailleurs pas toutes impliquées dans les négociations, je n’ai pas parlé de cette période dramatique pour la Grèce, alors que j’en étais le principal protagoniste. C’est pour cela que j’écris un livre, qui sera publié d’ici à la fin de l’année. Il est temps, après dix ans, de livrer ma vérité et de corriger certains mythes véhiculés sur l’année 2015.
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J’ai organisé ce référendum en juillet 2015 parce qu’il y avait une attitude intransigeante de la part des dirigeants européens envers un nouveau gouvernement qui avait été mis en place en janvier et ne portait donc pas la responsabilité du déraillement budgétaire et de la corruption qui avaient provoqué la crise. La crise grecque n’a pas commencé en 2015 ; le premier plan d’aide financière de l’Union européenne (UE) et du FMI date de 2010.
Quand j’ai pris la tête du gouvernement, les deux premiers plans d’aide avaient échoué à redresser la situation. Le gouvernement conservateur nous avait laissé une dette représentant 180 % du produit intérieur brut (PIB) et des caisses vides.
Avec ce référendum, je voulais obtenir une meilleure issue pour le peuple grec. C’était un moyen, à travers une forme de dramatisation, d’obtenir des concessions de la part des créanciers. Et nous avons réussi en partie, la Grèce a pu restructurer sa dette publique, ce qui lui a permis de sortir de l’aide internationale en août 2018 et de retrouver son autonomie financière.
En signant un accord avec les créanciers en août 2015 malgré la large victoire du non au référendum sur le plan d’austérité qui en découlait, vous avez été accusé d’avoir fait volte-face (« kolotoumba » en grec) et trahi vos électeurs. Que répondez-vous ?
Mes électeurs m’ont redonné leur confiance dès le mois de septembre aux élections législatives, où Syriza a obtenu presque le même pourcentage de voix qu’en janvier 2015, soit 36 %. Et, lors des élections législatives de juillet 2019 remportées par les conservateurs, après quatre ans de mise en œuvre de réformes difficiles, nous n’avons perdu que 4 points.
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Grâce à ce que mes adversaires politiques appellent « kolotoumba », la Grèce est aujourd’hui un pays normal qui n’est plus sous surveillance internationale et qui ne se laisse pas dicter ses politiques par des fonctionnaires du FMI. Je suis donc fier d’avoir fait ce choix.
Avec le recul, certaines réformes prises durant ce troisième plan d’aide étaient-elles nécessaires pour redresser économiquement le pays ?
Les mesures d’austérité étaient une obsession du FMI et de l’UE, principalement de l’Allemagne. Sans elles, nous aurions pu sortir plus rapidement de la crise. Pour autant, certaines réformes ont été utiles, comme l’unification des caisses de retraite. Sans cela, le système de retraite se serait effondré. La Grèce affiche aujourd’hui l’un des meilleurs taux de remplacement de toute l’UE [il s’agit de la part du revenu de la période d’activité perçue à la retraite, qui s’élève en Grèce à plus de 80 %, contre près de 61 % en moyenne dans l’UE, selon l’Organisation de coopération et de développement économiques].
En 2018, l’étau se desserre sur la Grèce, qui peut de nouveau se financer sur les marchés financiers et renoue avec la croissance (1,9 %). Depuis, celle-ci est supérieure à celle de bon nombre de pays européens (2,3 % en 2024, selon Bruxelles) et le chômage est retombé en mai à 8 % de la population active, contre 25 % en 2015. La Grèce est-elle vraiment sortie de la crise et s’est-elle débarrassée des maux qui l’avaient conduite à la quasi-faillite ?
La Grèce a été entraînée dans la crise pour trois raisons principales : un modèle productif dysfonctionnel, une corruption généralisée et un Etat clientéliste. Cette crise a été une Odyssée moderne pour le peuple grec. A l’image du retour d’Ulysse à Ithaque après un long et difficile voyage, la sortie des plans d’aide internationale en 2018 marque l’entrée du pays dans une ère nouvelle. Mais le gouvernement conservateur n’a pas exploité les opportunités qu’offrait la fin de la perfusion financière.
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Avec un assouplissement des règles budgétaires en Europe pendant la pandémie de Covid-19 et les fonds de relance distribués par Bruxelles après la crise sanitaire, le gouvernement conservateur avait la possibilité de changer l’économie du pays, qui repose en grande partie sur le tourisme et l’immobilier. Mais, pour cela, il aurait fallu investir dans le capital humain, les énergies vertes, les nouvelles technologies ou les produits agricoles de qualité.
La croissance actuelle ne profite qu’à une minorité. Selon les derniers sondages d’opinion, réalisés en début d’année, seul un Grec sur cinq vit bien, 45 % de la population ont des fins de mois difficiles et 35 % sont endettés [auprès des administrations publiques et des banques]. Rappelons qu’en 2015 nous avons pu restructurer la dette et bénéficier de taux d’intérêt bas jusqu’en 2032. Ce ne sera plus le cas après cette date, et pour que la Grèce puisse continuer à rembourser sa dette, il lui faudra des taux de croissance élevés. Avec ce modèle productif, ce sera dur…
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Surtout, nous sommes revenus à une corruption généralisée. Le scandale des subventions agricoles européennes qui a éclaté récemment est assez parlant [le Parquet européen a lancé une enquête sur « un système de fraude organisée » aux fonds de la politique agricole commune revêtant un caractère « systématique » entre 2019 et 2024, sous le gouvernement conservateur].
Que pensez-vous des propos de François Bayrou, qui, pour justifier les efforts budgétaires à mettre en place en France, a rappelé la situation grecque de 2015 ?
Je crois que la Grèce avait besoin d’un rééquilibrage budgétaire à l’époque, comme la France en a actuellement besoin. Le programme que j’ai appliqué entre 2015 et 2019 s’est traduit par des réductions budgétaires de 8,1 milliards d’euros, contre 44 milliards pour les deux précédents ; 84 % du poids de l’austérité ont été imposés lors des deux premiers plans d’aide internationale. Et malgré une pression très forte des créanciers, mon gouvernement a choisi de faire peser sur les plus riches le poids de l’austérité et a réduit les inégalités.
Sous le gouvernement conservateur de Kyriakos Mitsotakis, au pouvoir depuis 2019, elles augmentent. Entre 2015 et 2019, les revenus des 10 % les plus pauvres avaient augmenté de 45 %, alors qu’ils avaient diminué de 2,7 % pour les 10 % les plus riches [selon les données de l’Elstat, l’autorité nationale de statistiques]. Au contraire, entre 2019 et 2023, les revenus des 10 % les plus pauvres ont baissé de 8,1 % tandis que les 10 % les plus riches ont vu leurs revenus croître de 13 %.
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Le gouvernement français pourrait décider de répartir équitablement le poids de l’austérité. L’économiste Gabriel Zucman suggère par exemple de taxer à 2 % les fortunes supérieures à 100 millions d’euros, ce qui ne représente qu’environ 1 800 ménages. Mais le gouvernement Bayrou semble y être opposé. La droite néolibérale de M. Mitsotakis ou de M. Bayrou veut protéger les élites à tout prix. C’est l’une des grandes différences avec la gauche, qui s’intéresse, au contraire, au bien-être du plus grand nombre, des plus faibles et de la classe moyenne.
Pourquoi avez-vous décidé en 2023 de quitter la direction de Syriza et êtes-vous resté discret pendant des mois alors que votre parti s’enfonçait dans la crise ?
Parce que je n’ai pas réfléchi à mon cas personnel. J’ai pensé qu’il fallait donner une impulsion avec un changement de direction. La façon dont les événements se sont passés ne semble pas avoir répondu à mes attentes… La gauche, que ce soit en Grèce ou en Europe, doit retrouver son orientation et inspirer à nouveau les citoyens, car, aujourd’hui, notre projet de justice sociale et de progrès est plus que jamais nécessaire dans un monde où les inégalités se creusent et où l’extrême droite gagne du terrain.
Les médias en Grèce annoncent votre grand retour et pensent que vous allez créer un nouveau parti…
Pour l’heure, j’écris mon livre. Je ne pense à rien d’autre.
Mais le pouvoir vous manque-t-il ?
Non, je n’ai jamais été avide de pouvoir. Mais la politique active et le contact avec les électeurs me manquent.
Voir aussi:
Témoignage de notre ami Jean Vignes qui a vécu de près les conséquences pour la santé des Grecs suite aux décisions de la Troïka en 2015
Comme mon camarade et ami Patrick, j’ai participé à la délégation organisée en mai 2015 à Athènes.
A l’époque, je faisais partie des animateurs du collectif France Grèce solidarité santé en qualité de représentant la fédération SUD Santé Sociaux dont j’étais secrétaire général.
(L’essor de ce collectif en France avait été stimulé par deux journées de rencontres européennes de militants en santé à Nanterre en 2012, dont naîtra le réseau européen contre la commercialisation de la santé et de la protection sociale, et au cours duquel les témoignage des camarades grecs nous avait effaré quant à l’état des lieux des soins.)
A partir de 2013, avec le collectif, nous avions organisé un réseau de soutien par l’envoi de matériel médical et de médicaments au dispensaires sociaux autogérés grecs. Ce soutien matériel se doublait d’informations et d’actions politiques en France pour dénoncer l’effondrement (entre autres) du système de santé grec imposé par les memoranda européens exigeant la fermeture et/ou l’assèchement financier des structures hospitalières publiques du pays. La fermeture de cinq hôpitaux psy sur huit ayant déjà été provoquée par les ukases de l’eurogroup.
Autant dire que l’accès au pouvoir de Syriza en janvier 2015 nous avait suscité l’espoir d’un renversement de la situation.
Espoir doublé de la conscience politique que les grecs ne pourraient vraiment changer la donne sans le soutien des autres pays européens. A cet effet, nous avons organisé des manifestations en France pour dénoncer le rôle de l’Europe et exiger de nos dirigeants (socialistes) le soutien à la politique de Tsipras. Face à la désinformation des médias, les grecs sont des fainéants, ils ne payent pas leur impôts, etc… Nous avons dans le cadre du collectif décidé d’aller en délégation en Grèce pour témoigner au retour de la situation réelle et apporter autant que faire se peut notre soutien.
Cette délégation se composait de représentants syndicaux, SMG, USP, CGT-Sanofi, SUD Santé sociaux, Solidaires, FSU, de représentants politiques Syriza-Paris, PG, PC, Ensemble, NPA et des membres du collectifs issus de la diaspora grecque (j’en oublie peut être).
Rapidement décidée, cette délégation s’est rendue à Athènes du 12 au 15 Mai 2015.
Malgré le peu de préparation en amont, cette délégation d’un peu plus d’une vingtaine de personnes s’est vue ouvrir les portes du ministère de la santé et de l’assemblée nationale, de l’ensemble des dispensaires autogérés athéniens, des structures hospitalières publiques (générales et psy), du tissu associatif militant, de radios et journaux indépendants.
L’essentiel de ces rencontres est narré dans un livre édité par syllepse Les dispensaires autogérés grecs .
Rien de tel que l’expérience du terrain pour raffermir la conscience et percevoir des dimensions qu’une simple approche théorique ne permet pas forcément. Quand Alexis Benos (à l’époque en charge de jeter les bases d’un système de soin primaire) nous a accompagné au ministère de la santé en nous accueillant sur le trottoir en face de celui-ci, il nous a désigné la façade du bâtiment en nous expliquant qu’il avait été vendu et n’appartenait plus à l’état, comme nombre de bâtiments ministériels. Cela m’a renvoyé quelques années auparavant à ma rencontre avec les associations de patients de psy en Angleterre qui m’expliquaient que Thatcher faute de pouvoir privatiser le NHS avait commencé par en commercialiser le foncier.
Ce soir là, au cours de la discussion avec le ministre des affaires sociales et de la santé et le ministre délégué à la santé nous avons entendu des tonalités différentes dans leurs discours. Dans un premier temps le ministre délégué nous recevant seul, Andréas Xanthôs (fondateur d’un des premiers dispensaires à Lesbos pour accueillir les migrants si je me rappelle bien) nous tient des propos axés sur l’organisation de la réponse aux besoins de la population. Suite à une question de ma part sur le fait que les labos pharmaceutiques refusaient la délivrance de certaines spécialités (anticancéreux, trithérapie, etc… jusqu’à menacer de ne plus fournir d’insuline) faute de moyen de paiement des hôpitaux, il m’a répondu que certains de ces labos avaient des unités de production sur le territoire grecs et qu’en retour l’état pouvait s’en emparer. Attitude plus engagée que celle de son ministre de tutelle, Payanotis Kouroublis, issu du PASOC, qui nous a tenu des propos plus lénifiants.
Ma visite et la rencontre avec les personnels de Sotiria (principal hôpital d’athènes) et d’Elpis-Geniko, était tout aussi édifiante, service de dix-neufs lits accueillant jusqu’à cinquante deux patients, gardes non payées depuis des mois, conditions d’hygiène déplorables, épuisement des personnels, défauts de soin,…et une certaine défiances des syndicalistes sur la volonté réelle du pouvoir trop transigeant avec l’Europe.
Même son de cloche à Dafni, l’hôpital psy d’Athènes. Surprise à l’entrée de cet hôpital, un large éventaire de fruits et légumes. En fait créé par les soignants et les patients pour financer les activités thérapeutiques. Nous y avons aussi rencontré une délégation de soignants, nous expliquant les services bondés, les retards de salaire, la fermeture des structures ambulatoires… L’abandon des soins aux personnes à la rue, aux toxicomanes… l’existence de structures privées maltraitantes organisées sur l’enfermement et la contention pour « pallier » les manques.
Les soignants de ces structures hospitalières, épuisés, déprimés, malgré tout jetant toutes leurs forces dans la tentative de donner les meilleurs soins malgré les carences et leur dénuement. On était bien loin des fainéants décrits par la presse en France.
Et puis la rencontre avec Solidarité pour tous redistribuant vingt pour cent des salaires des députés de Syriza sur le milieu associatif. Là encore un discours en demi-teinte, d’une part l’aspect novateur des structures solidaires permise par l’association laboratoires d’une réorganisation sociale et d’autre part la façon de transiger avec la troïka, BCE, FMI, CE (que l’on retrouve dans l’eurogroup).
Enfin, les dispensaires autogérés, où nous avons pu voir professionnels et citoyens à l’œuvre pour s’organiser dans cette débâcle. Là, une vraie lueur d’espoir et une réflexion éthique et politique (au sens premier). Je vous renvoie à la lecture du bouquin. (aucun droits d’auteurs sur cette publication).
Au retour de ce voyage j’ai mieux compris le bras de fer entamé par et dans Syriza. J’ai vu d’une part les outrances des politiques d’austérité imposées par l’Eurogroup sur les populations, clochardisation, abandon des soins, souffrances, suicides, exode… et touché du doigt les affrontements internes entre deux tendances, l’une de compromission avec l’Europe, l’autre de résistance. La résistance ne consistant pas à « sortir de l’Europe », mais à se mettre hors la loi économique de l’Europe quitte à ce que l’Europe se débarrasse de la Grèce. Le pari de Varouf, si la Grèce tombe, l’Europe tombe, ne serait-ce que parce les principales banques européennes sont propriétaires de la dette et tomberont en premier. Le plan de Yannis à l’époque, créer une monnaie interne pour financer les fonctionnaires, les retraites, les services publics tout en restant dans l’euro. Inadmissible pour le pouvoir financier européen qu’une expérience aboutisse en déconnectant l’économie sociale du pouvoir de la BCE. Celà aurait mis à mal la domination financière sur les choix politiques et montré le vrai visage de la « construction européenne ». Tsipras a choisi de saborder l’expérience grecque qui n’aura duré que huit mois, évinçant Varoufakis à l’opposé du résultat du référendum, avortée avant terme, l’expérience grecque?
Quand en 2016 le PS au pouvoir a porté l’ANI, accord national interprofessionnel, cette expérience en Grèce m’aura servi de fil à plomb, faire dépendre la prise en charge des soins de santé d’un emploi (mutuelle d’entreprise) au nom du pouvoir d’achat, il me suffisait de me rappeler tous ces grecs se retrouvant sans couverture sociale du jour au lendemain du fait de leur perte d’emploi dans le privé, ou au bout d’un an dans le service public. La CGT ne pouvait pas dire qu’elle ne savait pas, elle était aussi dans la délégation grecque à l’époque.
En matière de conclusion de ce long post, quoique incomplet, quand j’observe les effets de l’austérité en France dix ans plus tard, je ne peux m’empêcher de penser qu’il n’y a pas si loin d’Athènes à Paris et que l’Europe n’est qu’un marché bien loin des intérêts des populations.
PS je suis revenu trois fois en Grèce depuis, deux en mission syndicale à Thessalonique rencontrer les animateurs des dispensaires et participer à des rencontres. L’une autour des mouvements autogestionnaires mondiaux, l’autre autour d’un mouvement universitaire contre la privatisation de la santé. La troisième à titre privé et j’y reviendrais, j’ai dû tomber amoureux de ce pays et m’y sentir aussi solidaire de sa population. Ah si les autres peuples et la gauche d’europe s’étaient un tant soit peu bougés à l’époque au lieu de regarder avec un peu de mépris ce qui se passait là-