« La loi Duplomb caractérise l’état d’esprit de la droite : la défense d’intérêts économiques étroits au-delà de l’intérêt général »
Tribune
En soutenant l’adoption de cette loi pour limiter la baisse des rendements, la droite française sacrifie la protection de l’environnement et de la santé publique, analyse, dans une tribune au « Monde », le philosophe Dominique Bourg.
La censure par le Conseil constitutionnel, jeudi 7 août, de l’article 2 de la loi Duplomb, qui autorisait à nouveau l’usage de trois pesticides néonicotinoïdes, n’affecte en rien l’état d’esprit qui caractérise désormais la droite française, de l’extrême droite à l’extrême centre : la défense d’intérêts économiques catégoriels étroits au-delà de toute considération relative à l’intérêt général, fût-ce au mépris d’intérêts fondamentaux et transversaux, comme les droits à un environnement sain et à la santé, consacrés par la Charte de l’environnement. Réaction en effet de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles et des partis de droite : ce n’est pas la loi Duplomb qui menace l’intérêt général, mais le juge constitutionnel qui bafoue la démocratie !
Commençons par souligner l’étroitesse des intérêts défendus par la majorité parlementaire dans cette affaire. L’enjeu de l’interdiction des néonicotinoïdes n’est pas même la disparition d’une filière, la culture des betteraves, mais une rentabilité moindre certaines années, celles caractérisées par les assauts d’une maladie, la jaunisse, laquelle entraîne une baisse des rendements.
L’année où ces rendements ont connu, depuis l’interdiction de ces néonicotinoïdes en 2018, une baisse importante, soit 30 %, est l’année 2020, et encore dans certaines régions – chiffre sujet à caution puisque ces mêmes régions ont alors été affectées d’une sécheresse importante. Il ne s’agit donc que d’une baisse des rendements ni partout ni tout le temps, et cela pèse plus aux yeux de certains que la destruction de l’environnement, que la protection de la santé publique, que la lutte contre l’explosion du nombre de divers cancers, que le fait qu’ils affectent des populations de plus en plus jeunes, qu’in fine la mort d’autrui.
Et ce n’est pas tout : il existe des alternatives. Au premier chef, l’agriculture biologique. Les exploitants qui la pratiquent ne connaissent nullement les affres de la jaunisse. Autre alternative, l’agroécologie qui, en reproduisant la pluralité d’espèces propres aux écosystèmes naturels, enrichit la biodiversité et les sols au lieu de les détruire. Mais l’une et l’autre requièrent un exercice différent de la profession, exigeant notamment une intensité en travail plus grande. Il existe même des alternatives agrochimiques moins dangereuses, mais à l’usage là encore plus contraignant.
Le raisonnement qui sous-tendait l’adoption de cette loi est clair : m fût-ce pour des circonstances réduites et alors qu’il existe des modalités alternatives de production, est plus importante que celle de l’environnement et de la santé de tous. Cancéreux, circulez, il n’y a rien à voir ! C’est un exemple caractéristique de ce que la philosophe Val Plumwood appelait la « rationalité sadique ».
Nier le fondement scientifique
Réaction des assassins de la santé publique : accuser le juge constitutionnel d’enfreindre la volonté populaire. De quel peuple ? Celui des cancéreux et de leurs familles, des signataires de la pétition anti-Duplomb ? S’il suffisait de disposer d’une majorité parlementaire pour satisfaire aux critères de la démocratie, alors démocratie et tyrannie se confondraient.
Plus encore que par les nécessaires mécanismes électifs, la démocratie se définit par un ordre moral épargnant la totalité d’une population des errances arbitraires potentielles des majorités successives, pour autant qu’il s’agisse des droits fondamentaux, au premier chef les protections de l’environnement et de la santé publics.
L’autre argument, non moins pipé, consiste à nier le fondement scientifique de l’interdiction des néonicotinoïdes. Rappelons simplement que se sont déclarés contre cette loi scélérate le Conseil national de l’ordre des médecins et différentes associations et institutions scientifiques.´
Plus fondamentalement, l’époque semble succomber à la pathologie discernée par Simone Weil dans L’Enracinement [1949, Gallimard]. La civilisation occidentale lui semblait animée par deux veines : l’une morale, relative aux droits humains et à leur défense ; et l’autre technique et scientifique, inséparable d’une affirmation de la puissance. La philosophe discernait dans le nazisme une pathologie civilisationnelle, consistant dans le rejet de la veine humaniste, associé à la sur-affirmation d’un désir de puissance, inséparable de la froideur du calcul et de l’égoïsme des intérêts. Elle notait l’asymétrie de ces deux sources et rappelait que même les missionnaires chrétiens s’appuyaient, pour convaincre leurs futures ouailles, sur la puissance des techniques occidentales d’alors, et non sur la Bible.
Au-delà du seul nazisme, toutes les turpitudes de notre histoire, en passant par le colonialisme et l’indifférence aux injustices ordinaires, ont eu à voir avec cette asymétrie, avec le déni de la part morale de notre héritage. Il semble que nous ne voulions pas toutes et tous renouer avec la part noire de notre histoire, que nous ne nous identifions pas tous au retour du cynisme, que l’énergie des pétitionnaires anti-Duplomb puisse irriguer les veines de la résistance et de la révolte.
Dominique Bourg est professeur honoraire de l’université de Lausanne (Suisse), ancien membre de la Commission Coppens qui a préparé pendant quatre ans la Charte de l’environnement.