Limogeage de la cheffe du Bureau of Labor Statistics (BLS), après la publication de chiffres de l’emploi très décevants.
Les États-Unis rejoindront-ils le club des pays qui maquillent leurs indicateurs pour masquer leur mauvaise santé économique ? La question se pose depuis le limogeage, vendredi 1er août, de la responsable de l’agence qui publie les chiffres de l’emploi.
8 août 2025 à 14h23 https://info.mediapart.fr/optiext/optiextension.dll?ID=nabpkwBcqtFx3N4HLCFTlg3rCL78tk_07iX2vro_obAWTdPGGti32kMauWwoBz4kqdxValf0qcVgZRcCqSQ
NewNew York (États-Unis).– Quand Constance Citro, une statisticienne réputée aux États-Unis, a vu les chiffres plutôt bons du PIB, publiés fin juillet, elle a pensé aux petites mains du Bureau of Economic Analysis (BEA), l’administration à l’origine de l’indicateur. « Je me suis dit en plaisantant : leur job est sauf ! »
Elle était loin de se douter que, quelques jours plus tard, Donald Trump limogerait la cheffe d’une autre administration, le Bureau of Labor Statistics (BLS), après la publication de chiffres de l’emploi très décevants. Plutôt que de remettre en cause l’incertitude créée par son « yoyo » sur les droits de douane, le président a accusé Erika McEntarfer, nommée par Joe Biden à la tête de cette agence qui collecte et analyse les données relatives au monde du travail, d’avoir « truqué »les chiffres, « pour faire passer les républicains, et [lui], pour des personnes mal intentionnées ».
Il l’a remerciée sur-le-champ et promis de nommer un·e remplaçant·e dans la semaine. « Cette décision est sidérante, lance Constance Citro. Pour reprendre ce que disait un chef du BLS nommé par Donald Trump lors de son premier mandat : même en mettant la meilleure personne à la direction de l’agence, plus personne n’aura confiance dans ses chiffres. Cela aura un effet dévastateur chez les acteurs économiques, les marchés et le grand public. »

Comme cela a pu se voir en Grèce, en Argentine ou en Chine, les États-Unis vont-ils maquiller leurs indicateurs pour masquer leur mauvaise santé économique ? En tout cas, ce limogeage n’est qu’un exemple parmi d’autres de la bataille que mène le gouvernement Trump contre l’appareil statistique fédéral, une tentaculaire usine de production de données composée d’une vingtaine d’agences et d’une centaine de programmes dans des domaines aussi variés que l’économie, l’éducation, la santé, le logement, les transports… Ils servent de base aux décisions des acteurs et actrices politiques et économiques, mais aussi au travail de chercheurs et chercheuses, de responsables associatifs et de journalistes.
Réductions d’effectifs et coupes budgétaires massives
Depuis le retour au pouvoir du milliardaire, des données liées à l’étude du changement climatique, aux personnes racisées, au genre, à la communauté LGBTQI+ ont ainsi été retirées des sites fédéraux pour se mettre en conformité avec une série de décrets « anti-woke » signés par le dirigeant états-unien.
En plus du non-renouvellement de contrats avec des entreprises chargées de traiter et stocker les données, certaines agences statistiques ont été réduites à peau de chagrin après la vague de départs forcés ou volontaires impulsée par le Doge (département de l’efficacité gouvernementale) d’Elon Musk. Par exemple, le Centre national des données statistiques en éducation, dédié à l’éducation publique, ne compte plus que trois employé·es.
Les organes statistiques devront se concentrer sur la publication des données sans proposer d’outils pour les comprendre. Or, c’est précisément ce qui fait la force de ces services publics.
Constance Citro, statisticienne
Le bureau des statistiques de l’Internal Revenue Service (IRS), le fisc états-unien, a perdu 29 % de ses effectifs et a dû suspendre un programme de recherche sur la fiscalité. Victime de coupes budgétaires, le BLS a annoncé pour sa part qu’il cesserait de calculer environ 350 indices de prix à partir de cet été. Et ce, au moment où la guerre commerciale de Donald Trump relance les inquiétudes autour de l’inflation, qu’il avait pourtant promis de combattre comme candidat en 2024.
Constance Citro cite, elle, l’exemple du National Agricultural Statistics Service (Nass), qui génère des données agricoles. Certaines ne sont plus accompagnées d’analyses pour aider les acteurs et actrices du secteur à les exploiter.
« Avec les réductions d’équipes et de budgets, les organes statistiques devront se concentrer sur la publication des principales données sans proposer d’outils pour les comprendre. Or, c’est précisément ce qui fait la force de ces services publics. Leurs employés connaissent ces données mieux que quiconque », regrette-t-elle.
La faute aux chiffres
Jeudi 7 août, Donald Trump a ouvert un autre front dans cette guerre. Sur son réseau social, Truth Social, il a parlé de créer un nouveau recensement qui ne prendrait pas en compte les migrant·es en situation irrégulière, contrairement à l’actuel dont l’objectif est de compter toute la population.
Réalisé tous les dix ans, le recensement est hautement stratégique : ses résultats déterminent le nombre de sièges dont dispose chaque État à la Chambre des représentants et la répartition des subventions fédérales. Tout changement dans la manière de compter les personnes sur le territoire national pourrait donc être lourd de conséquences.
Donald Trump est fâché avec les indicateurs qu’il n’aime pas depuis longtemps. Avant son arrivée au pouvoir en 2017, il assurait que le faible taux de chômage pendant la présidence Obama était « complètement fictif », prétendant en août 2015 qu’il était de 42 % – et non de 5 %.
Lors d’autres occasions, il a qualifié les chiffres mensuels de l’emploi de « faux », « truqués », « l’un des plus gros canulars de la vie politique »… Mais, miracle, quand il est devenu président et que ces mêmes chiffres étaient plutôt bons, il a assuré, par l’intermédiaire de son porte-parole, qu’ils « étaient peut-être faux dans le passé, mais ils [étaient] très vrais maintenant ».
Quand le covid a frappé, il a rejeté la faute du nombre élevé de malades sur le dépistage. « Quand on fait des tests, on crée des cas », a-t-il dit. Lors d’un meeting de campagne, il a même demandé à ce que les opérations de détection soient « ralenties » pour faire baisser les courbes. Autrement dit, si un problème n’est pas mesuré, il n’existe pas.
Ces données sont un bien public. Le gouvernement se doit de les préserver.
Lynda Kellam, documentaliste de données
Mais jamais il n’était allé jusqu’à licencier un·e responsable d’agence pour des statistiques qu’il n’aimait pas. « Ça a tout l’air d’une tactique autoritaire, le genre de choses que feraient les Soviétiques », lance Lynda Kellam, qui a étudié l’URSS à l’université.
En février 2025, cette documentaliste de données, active dans une association internationale de statisticiens et statisticiennes, a fait partie des fondateurs et fondatrices du Data Rescue Project (DRP), une des nombreuses initiatives citoyennes qui visent à « sauver » les données éliminées des sites gouvernementaux.
Ses volontaires identifient, téléchargent et republient les informations retirées ou à risque de l’être en se plongeant dans les archives en ligne. Entre février et juin, ils et elles ont sauvegardé plus de 1 100 bases de données issues de quelque quatre-vingt administrations.
« En 2017, le gouvernement Trump s’était concentré sur les pages dédiées au climat, mais en 2025, l’ampleur est bien plus importante. Il s’en est pris aux centres pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC), à USAID [l’Agence des États-Unis pour le développement international – ndlr], dont il a complètement éliminé la présence en ligne… Alors qu’on organisait une journée de sauvetage de données de temps en temps dans des bibliothèques pendant son premier mandat, nos efforts sont continus aujourd’hui, explique Lynda Kellam. Ces données sont un bien public. Le gouvernement se doit de les préserver. »
Membre d’un groupe de travail chargé d’examiner la santé de l’infrastructure statistique de l’État fédéral, Constance Citro fait remarquer que le budget de la plupart des agences spécialisées dans la production de données officielles a diminué en termes réels ces quinze dernières années.
« On leur demande de faire autant avec moins de moyens, regrette-t-elle. Quand il y a un arbitrage budgétaire à faire, les agences statistiques se retrouvent souvent perdantes. » Dans le même temps, leur travail est devenu plus difficile en raison de l’augmentation du nombre de personnes qui ne veulent plus répondre aux enquêtes. Malgré tout, les études montrent que la confiance de l’opinion publique dans leur travail est restée élevée, alors que la défiance envers les institutions (présidence, Cour suprême, Congrès…) n’a cessé d’augmenter. Une foi que Donald Trump vient de torpiller.