Dans l’industrie, la très lente décarbonation du ciment
Les cimenteries françaises figurent parmi les sites industriels les plus émetteurs de gaz à effet de serre. Pour atteindre leur promesse de réduire leur empreinte carbone d’ici à 2030 et à 2050, elles doivent engager des changements radicaux.

Le temps de lire cet article – soit environ quatre minutes – quelque 45 600 mètres cubes de béton auront été coulés dans le monde. Selon un décompte de la Fédération française du bâtiment, près de 190 mètres cubes de béton sont en effet utilisés chaque seconde sur la planète, soit près de 6 milliards de mètres cubes par an. Ce qui en fait le matériau manufacturé le plus manipulé sur la Terre et la deuxième substance la plus consommée, derrière l’eau mais devant le pétrole.
Ces chiffres vertigineux illustrent l’importance cruciale de la décarbonation de la filière industrielle du ciment-béton pour envisager une baisse réelle des émissions de gaz à effet de serre à l’échelle internationale. A elle seule, elle représente de 7 % à 8 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre. Et la production ne cesse d’augmenter, notamment à cause des demandes chinoise et indienne : les émissions mondiales provoquées par le ciment ont doublé au cours des vingt dernières années, et l’Agence internationale de l’énergie anticipe leur hausse possible de 12 % à 23 % d’ici à 2050.
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Au début du mois de décembre 2023, plusieurs cimenteries installées en région parisienne, dans le Maine-et-Loire ou dans l’Eure, ont été de nouveau la cible de manifestations d’organisations écologistes qui dénoncent leur impact climatique.
Dans le langage courant, ciment et béton sont souvent synonymes : le ciment est un des constituants du béton, obtenu à partir d’un mélange de calcaire et d’argile ; le béton est le matériau de construction conçu à partir d’eau, de sable, de gravier, et donc de ciment, qui fait office de colle dans la composition.
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Fabriquer du ciment dégage beaucoup de gaz à effet de serre : d’abord parce que la cuisson du calcaire et de l’argile s’effectue dans des fours à 1 400 °C alimentés par des combustibles ; ensuite parce que cette cuisson provoque une réaction chimique fortement émettrice de CO2 et qui permet la formation du clinker, le composant-clé du ciment traditionnel.
En France, la production de ciment représente à elle seule 12,5 % des émissions de gaz à effet de serre de l’ensemble des secteurs industriels, rappelle l’ONG Réseau Action Climat. Cinq entreprises seulement se partagent 95 % du marché : LafargeHolcim, Calcia (groupe Heidelberg), Eqiom, Vicat et Imerys. Parmi la liste des cinquante sites industriels les plus émetteurs de CO2 établie par les pouvoirs publics, 21 sont des cimenteries. La décarbonation de l’industrie française ne s’opérera donc pas sans celle du ciment et du béton.
« Contrats de transition »
La filière française s’enorgueillit d’avoir réduit d’un quart son empreinte carbone depuis 1990 : dans les faits, cette évolution s’explique davantage par une baisse des volumes de production que par une amélioration technologique des procédés, et, en réalité, les émissions stagnent depuis 2015. Ces piètres résultats vont-ils changer ? Fin novembre 2023, les cimentiers ont signé des « contrats de transition » avec le gouvernement et présenté un programme de décarbonation très ambitieux. La filière s’engage à réduire de 45 % ses émissions de CO2 dès 2030 et de 50 % en 2032 par rapport à 2015.
En échange, les pouvoirs publics promettent des aides financières : aucun montant officiel n’a été donné, mais les spécialistes s’accordent à parler en milliards d’euros. Certains industriels comme LafargeHolcim promettent même plus, avec de « 47 % de réduction (scénario central) à 69 % (scénario ambitieux) d’ici à 2030, et 95 % d’ici à 2050, par rapport à 2019 ». La multinationale, qui pâtit toujours d’une réputation entachée depuis sa poursuite en justice pour avoir financé l’organisation Etat islamique en Syrie entre 2012 et 2014, a surtout réduit son empreinte carbone au cours des dernières années en abandonnant ses activités en Inde, en Indonésie et au Brésil.
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« Nous vivons un vrai momentum », affirme Bruno Pillon, le président des activités France de Heidelberg et actuel numéro un de France Ciment, le syndicat de l’industrie cimentière, qui reconnaît que « la décarbonation est une opportunité qui engage notre industrie à se réinventer ». « Les cimentiers vont plus innover dans les trois ans qui viennent que durant les trente dernières années. Le métier redevient passionnant », estime Eric Bergé, spécialiste de l’industrie au sein du groupe de réflexion The Shift Project.
Deux changements majeurs ont récemment bouleversé le secteur. La nouvelle réglementation environnementale des bâtiments neufs RE 2020, en vigueur depuis 2022, vise à réduire l’empreinte carbone de toute nouvelle construction. Elle fait la part belle aux matériaux biosourcés et met les cimentiers sous pression. Parallèlement, par son mécanisme d’ajustement carbone aux frontières, l’Union européenne abandonne peu à peu les quotas carbone gratuits qu’elle accordait depuis une dizaine d’années aux industriels pour les aider à financer leur décarbonation, car ils se sont avérés être un échec.
Recycler les gravats
« Il y a un environnement général en matière de réglementations qui oblige les cimentiers à évoluer et à décarboner, et c’est une très bonne chose », explique Julien Blanchard, le président du directoire de Hoffmann Green Cement Technologies. Cette entreprise innovante vendéenne créée en 2014 a mis au point le premier ciment sans clinker. « Notre ciment est produit à froid, donc sans émission de CO2, c’est la solution la plus décarbonée certifiée sur le marché », poursuit le jeune industriel, dont l’entreprise symbolise l’évolution technologique du secteur et prévoyait de doubler son chiffre d’affaires en 2023 à 5 millions d’euros, pour une capacité de production totale de 300 000 tonnes de ciment.
Face aux jeunes pousses, les grands groupes continuent de dominer largement le marché, avec des chiffres d’affaires en dizaines de milliards d’euros et des productions en millions de tonnes, mais eux aussi n’ont pas d’autre choix que d’innover. Ils commercialisent donc des bétons et des ciments dits « bas carbone », avec de 30 % à 60 % de CO2 en moins dans leur fabrication.
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En septembre 2023, LafargeHolcim a construit, pour 2,5 millions d’euros, une unité sur sa carrière de Saint-Laurent-de-Mure (Rhône), près de Lyon, afin de recycler les gravats de construction pour produire du béton neuf bas carbone. « Développer l’économie circulaire est un pilier majeur de notre stratégie », se félicite François Petry, directeur général en France de LafargeHolcim.Pour remplir leurs « contrats de transition », les cimenteries les plus émettrices de CO2 parient toutes sur l’utilisation de la biomasse comme combustible ou sur la capture et le stockage de carbone. Plusieurs projets de séquestration sont en cours de développement, soutenus par les industriels et encouragés par les pouvoirs publics, dans les pPyrénées, dans l’ouest de la France ou le long du couloir rhodanien. « Les technologies de capture semblent être la baguette magique, mais attention, elles sont encore balbutiantes et posent la question des aires de stockage, tempère Eric Bergé. Surtout, elles demandent des capacités de fourniture d’énergie électrique et des investissements financiers colossaux. »