Contre le fléau du plastique, les États se réunissent pour des négociations de la dernière chance
À Genève, plus de 170 pays se réunissent une ultime fois du 5 au 14 août pour parvenir à un accord mondial contre la pollution plastique. Mais les États pétroliers et les industriels du secteur refusent toute limitation de la production de plastique, au grand dam des scientifiques.
LesLes chiffres sont alarmants. Actuellement, l’équivalent d’un camion-benne de plastiques est déversé chaque minute dans l’océan. Ce matériau se retrouve aujourd’hui partout sur le globe, depuis les fonds marins jusque dans le corps des organismes vivants. Les microplastiques sont désormais omniprésents dans la chaîne alimentaire humaine, et 1,4 million d’oiseaux meurent tous les ans à cause de l’ingestion de plastique.
Face à ce fléau, les Nations unies ont lancé en 2022 un cycle de négociations pour élaborer un traité international juridiquement contraignant destiné à enrayer la pollution plastique dès 2025. Toutefois, la cinquième et dernière session de pourparlers qui s’est déroulée durant l’automne 2024 à Busan, en Corée du Sud, n’a abouti à aucun consensus diplomatique.

Du 5 au 14 août, plus de 170 pays se réuniront à Genève (Suisse) pour un ultime tour de discussions. Le cabinet de la ministre de l’écologie, Agnès Pannier-Runacher, qui sera présente à la table des négociations à partir du 12 août, a indiqué que déboucher sur un traité ambitieux est « une priorité pour la France » car « la production de plastique est en croissance exponentielle ».
Bloc pétrochimique
Selon l’OCDE, au rythme actuel, l’utilisation de plastiques et la quantité de déchets qui en est issue « pourraient quasiment tripler au niveau mondial » d’ici à 2060. Par ailleurs, provenant à 99 % de composés fossiles – majoritairement du pétrole –, le plastique est déjà responsable d’environ 5 % des émissions mondiales de gaz à effet de serre, soit plus que l’aviation.
En ce sens, la France et une centaine de pays militent pour que soit inscrit dans le texte final qui sera discuté en Suisse la nécessité de réduire la production plastique. À l’issue de la session de négociations onusiennes à Busan, une coalition de 85 États avait appelé à « ramener la production de polymères plastiques primaires à des niveaux durables ». Et lors de la Conférence des Nations unies sur l’océan, à Nice, en juin, 96 pays ont signé une déclaration demandant « une obligation juridiquement contraignante d’éliminer progressivement les produits en plastique les plus problématiques ».
Pour certaines délégations, les liens entre l’État et leurs entreprises nationales sont plus que sanguins.
Delphine Lévi Alvarès, responsable de la campagne internationale sur la pétrochimie de l’ONG Ciel
Mais si l’Union européenne, le Rwanda ou le Panamá souhaitent freiner rapidement cette frénésie plastique, en face, les États-Unis, l’Inde, la Chine, la Russie et les États pétroliers bataillent pour un texte le moins contraignant possible.
« Les pourparlers sont très polarisés. On a vu se constituer pour ce traité un “bloc pétrochimique” avec des États producteurs de plastique qui veulent rabaisser l’ambition de l’accord », explique à Mediapart Delphine Lévi Alvarès, responsable de la campagne internationale sur la pétrochimie du Center for International Environmental Law (CIEL). « On sent que la discussion va être difficile, que certains pays s’opposeront, quoi qu’il advienne », se désole pour sa part une source diplomatique française.
Lobbying fossile
Le plastique représente depuis peu pour les industriels pétro-gaziers une nouvelle voie de valorisation des énergies fossiles, au point que la pétrochimie mondiale engloutit déjà 15 % de la production globale de pétrole, selon l’Agence internationale de l’énergie.
De fait, les pays pétroliers et les multinationales énergétiques ont massivement investi dans le secteur ces dernières années. À titre d’illustration, la compagnie saoudienne Saudi Aramco, le plus gros pétrolier mondial, est en train de construireavec le groupe français TotalEnergies un complexe pétrochimique géant sur la côte est de l’Arabie saoudite. Représentant un investissement de plus de 10 milliards d’euros, cette gigantesque usine à produire du plastique devrait démarrer en 2027.
Le taux de recyclage mondial des déchets plastiques n’est que de 9 % et demeure stable.
« Depuis le début du cycle de négociations, nous avons vu monter en puissance à chaque réunion le nombre de lobbyistes affiliés à l’industrie pétrochimique, sachant que pour certaines délégations, les liens entre l’État et leurs entreprises nationales sont plus que sanguins », poursuit Delphine Lévi Alvarès.
Lors de la session de pourparlers qui s’est tenue à Paris en juin 2023, Mediapart avait décompté au moins 190 représentant·es de Coca-Cola – considéré comme le plus grand pollueur plastique au monde –, de mastodontes de la chimie comme l’américain Dow ou de firmes pétrolières telle ExxonMobil. À Busan, fin 2024, plus de 220 lobbyistes de l’industrie fossile et plastique se sont enregistré·es pour assister aux discussions, soit plus que les délégations de l’Union européenne et de l’ensemble de ses États membres réunies.
Sabotage des pourparlers
Ce « bloc pétrochimique » cherche tout particulièrement à torpiller l’article 6 du texte, qui doit inscrire la limitation de la production plastique à l’échelle mondiale. Lobbyistes du plastique et pays pétroliers ciblent aussi les articles 2 et 3 qui doivent définir ce que sont les produits plastiques, ou encore l’article 19 qui fait référence à la santé humaine, les plastiques pouvant entraîner l’exposition à des perturbateurs endocriniens.
« L’article 3, qui porte sur la régulation des produits plastiques, est très confus et contradictoire. Il ne mentionne même pas les bouteilles plastiques, qui sont pourtant le deuxième déchet le plus retrouvé dans les eaux mondiales. Les restrictions telles qu’actuellement prévues dans cet article ne permettraient qu’une réduction de 17 % de la pollution plastique », avance Lisa Pastor, chargée de plaidoyer de Surfrider Foundation Europe. Selon un rapport de l’Université des Nations unies paru en 2023, le marché de l’eau embouteillée a pourtant augmenté de 73 % durant la dernière décennie.
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2 juin 2023
L’objectif des États et des industriels producteurs de plastique en sabotant les pourparlers autour de ces articles est de cantonner le traité mondial à la question des déchets pour ne pas s’attaquer à la racine du problème. Or, d’après une étude scientifique parue dans Nature en avril, le taux de recyclage mondial des déchets plastiques n’est que de 9 % et demeure stable.
Océanographe spécialiste de la pollution plastique et membre d’une coalition de scientifiques qui suit de près les négociations, Camille Richon détaille pour Mediapart :« 400 millions de tonnes de déchets plastiques sont générées chaque année dans le monde. Plusieurs dizaines de millions de tonnes finissent dans les océans et on arrive à peine à dépolluer les eaux de quelques centaines de tonnes de plastique par an. Ces ordres de grandeur montrent que la vraie solution pour mettre fin à la pollution plastique est de réduire la production. »
« Un traité qui se limite au recyclage et aux questions d’économie circulaire et d’écoconception ne sera pas suffisant », résume le cabinet d’Agnès Pannier-Runacher.
Face à ces crispations entre nations sur fond de tensions géopolitiques, la diplomatie française estime que « la possibilité d’arriver à un consensus général sur ce texte est quand même assez réduite ». Pour contourner l’obstruction établie par les pays pétroliers, une des options mises sur la table depuis Busan pour accoucher d’un traité serait de mobiliser un vote des États.
Cette pratique est inhabituelle dans les enceintes onusiennes. Mais elle pourrait sauver, dixit la directrice exécutive de l’ONU Environnement, Inger Andersen, « l’accord multilatéral sur l’environnement le plus important depuis l’accord de Paris sur le climat ».
La pollution aux plastiques est « un danger grave et croissant pour la santé humaine et planétaire » : l’appel des scientifiques avant des négociations mondiales de la dernière chance
Plusieurs institutions académiques lancent une initiative avec la revue « The Lancet » pour suivre, chaque année, les effets de la pollution plastique sur la santé.

La pollution aux matières plastiques n’est pas seulement une menace pour l’environnement ou le climat, c’est également « un danger grave et croissant pour la santé humaine et planétaire ». A la veille de l’ouverture à Genève, le 5 août, d’une dernière session de négociations de la dernière chance pour aboutir à un premier traité mondial contre la pollution aux plastiques – qui se heurte à l’opposition des pays producteurs de pétrole et de gaz –, la communauté scientifique tire la sonnette d’alarme sur un péril qu’elle considère largement « sous-estimé » et qu’elle souhaite désormais « placer au centre des débats ».
Une trentaine de chercheurs des plus grandes institutions académiques publient, lundi 4 août, dans la revue The Lancet un rapport qui compile les données les plus récentes sur les multiples impacts sanitaires des plastiques. Sur le modèle de ce qui existe pour le climat, ils lancent le « Lancet Countdown on Health and Plastics », une boussole mondiale qui permettra de documenter dans la durée leurs effets sur la santé et de suivre les éventuels progrès réalisés pour les atténuer.
Le rapport rappelle que les plastiques, à chaque étape de leur cycle de vie (production, usage, recyclage, élimination), sont à l’origine de maladies et de décès par dizaines de milliers qui frappent d’abord les populations les plus précaires, et que les pertes économiques liées à ces pathologies sont estimées à plus de 1 500 milliards de dollars (environ 1 300 milliards d’euros) par an.
Au moins 35 000 décès prématurés par an
Les chercheurs préviennent que ces coûts vont s’aggraver si la production de plastiques reste incontrôlée : au rythme actuel, elle devrait tripler par rapport au niveau de 2019 (avant le Covid-19) pour atteindre 1,2 milliard de tonnes par an à l’horizon 2060. Moins de 10 % sont recyclés au niveau mondial, si bien qu’on évalue aujourd’hui à 8 milliards de tonnes les déchets de plastiques qui polluent la planète, des fosses océaniques au sommet de l’Everest.
Les premières victimes sont les ouvriers qui travaillent sur les sites de production de polymères avec une estimation « prudente » d’au moins 35 000 décès prématurés par an en raison de leur exposition à toute une série de substances chimiques toxiques comme le benzène, le formaldéhyde, le chlorure de vinyle, le dioxyde de soufre ou encore les oxydes d’azote. Les populations vivant à proximité des installations industrielles sont aussi à risque. Selon un rapport de Greenpeace publié le 22 juillet, environ 16 millions de personnes vivent à moins de 5 km d’une plateforme chimique productrice de plastiques. Les seules émissions de particules fines de l’industrie seraient responsables d’au moins 158 000 décès prématurés chaque année, dont près de 75 % en Chine, le premier producteur de plastiques, et en Asie. Les communautés qui vivent autour des décharges à ciel ouvert sont également particulièrement exposées : on estime que 57 % des déchets de plastiques sont encore brûlés à l’air libre.
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Les plastiques représentent aussi un danger pour les consommateurs. D’abord parce qu’ils sont constitués de plus de 16 000 substances chimiques. Pour les deux tiers, les données toxicologiques font défaut. Pour les autres, environ les trois quarts, soit plus de 4 200, sont considérés comme « hautement dangereux » parmi lesquels 1 500 cancérogènes, mutagènes ou toxiques pour la reproduction. PFAS, bisphénols, phtalates, PCB, retardateurs de flamme… tous ces polluants imprègnent l’ensemble de la population, y compris in utero. Leur exposition est associée à une cohorte de pathologies : cancers, infarctus, obésité, diabète de type 2, maladies cardiovasculaires, hypertension, infertilité, naissances précoces, diminution des capacités cognitives : « l’ampleur réelle des effets néfastes de ces produits chimiques sur la santé est sous-estimée », commentent les auteurs.
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Autre sujet de préoccupation émergent, les micro- et nanoplastiques. Chaque semaine, une nouvelle étude renseigne un peu plus notre contamination : urine, sang, lait maternel, placenta, cerveau, testicules… Le rapport appelle à multiplier les recherches pour mesurer l’étendue des effets délétères.
Quatre indicateurs des effets sur la santé
Des études récentes ont révélé une autre dimension insoupçonnée : les microparticules de plastiques peuvent servir d’habitat à toutes sortes de bactéries pathogènes. Cette « plastisphère » participe à l’expansion de l’antibiorésistance dans l’environnement, alertent les scientifiques. Avec le « Lancet Countdown », soutenu par un consortium regroupant le Boston College, l’université de Heidelberg, le Centre scientifique de Monaco et la Minderoo Foundation, ils entendent désormais suivre l’évolution de la « crise des plastiques » et de ces conséquences sur la santé à partir de quatre indicateurs principaux.
Le premier de ces indicateurs concerne les émissions de polluants liées à la production. Les chercheurs ambitionnent de mesurer la production de plastiques et de déchets générés par pays mais aussi le volume de produits chimiques intégrés, de gaz à effets de serre rejetés et de polluants (air, sol, eau) à chaque étape : fabrication, recyclage, enfouissement ou incinération.
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Le deuxième indicateur concerne les expositions environnementales et humaines. Les chercheurs envisagent de multiplier les campagnes de mesure de microplastiques ou de substances chimiques dans l’environnement (océan, glaciers, sols, cultures, bétail), dans les produits de grande consommation (eau, nourriture, emballages alimentaires, produits d’hygiène) et dans les organismes (sang, urines…). Le troisième indicateur consiste à surveiller tous les effets sur la santé induits par l’exposition aux plastiques tout au long de leur cycle de vie, ainsi que leur coût économique. Le dernier indicateur ambitionne de rendre compte des engagements et des mesures prises par les Etats (mais aussi par le secteur privé ou les organisations non gouvernementales) pour réduire la production de plastiques et leurs effets sur la santé.
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Ce nouveau système de suivi indépendant s’inspire du « Lancet Countdown », qui, depuis dix ans et l’accord de Paris, documente les effets du changement climatique sur la santé avec ses rapports annuels rédigés par une centaine d’experts d’une cinquantaine d’institutions académiques. « Le “Lancet Countdown” a joué un rôle-clé dans la décision d’intégrer la santé humaine dans les négociations annuelles sur le climat à partir de la COP 28, commente Philip J. Landrigan (Boston College), auteur principal de l’étude et coprésident du nouveau Lancet Countdown. Notre objectif est de placer la santé au centre des discussions sur la crise des plastiques, qui a longtemps été éclipsée par la crise climatique, deux crises majeures pourtant étroitement liées, l’une et l’autre découlant d’une mauvaise utilisation des énergies fossiles. »