Deux ONG israéliennes accusent l’État hébreu de « génocide » à Gaza : ce que disent leurs rapports
Elles sont parmi les ONG israéliennes les plus connues et les plus respectées. C’est pourquoi leurs deux rapports publiés lundi 28 juillet qualifiant les actes militaires israéliens de « génocide » sont particulièrement remarqués.
29 juillet 2025 à 21h32 https://info.mediapart.fr/optiext/optiextension.dll?ID=Os6ojg7uRXj-w9ZykCH1NQElTRvh_er2WK5F2-aLl504uPPjaZUWxHkrFUmX3ORFf8pgzplIyVPabx0onsQ
29 juillet 2025 à 21h32
LeLe titre, en caractères gros et gras, barre toute la page de couverture du rapport : Notre génocide. L’organisation de défense des droits humains israélienne B’Tselem, la plus connue internationalement, a décidé de mettre les points sur les i. Sa consœur, Physicians for Human Rights Israel (PHRI, « Médecins pour les droits humains en Israël »), également. Même si l’intitulé de son document est moins brutal, le contenu est tout aussi accusateur et étayé : La destruction des conditions de vie : une analyse sanitaire du génocide à Gaza.
C’est la première fois que des ONG israéliennes qualifient de génocide les actions militaires de l’armée israélienne dans la bande de Gaza. Et au-delà, puisque B’Tselem affirme dans son rapport de 88 pages que le génocide vise l’ensemble du peuple palestinien habitant le territoire de la Palestine historique, à savoir l’enclave côtière de Gaza mais aussi la Cisjordanie, Jérusalem-Est et Israël.
PHRI et B’Tselem ont été précédées par d’autres. Par la justice internationale d’abord. Dès janvier 2024, la Cour internationale de justice (CIJ), saisie par l’Afrique du Sud, statuait qu’il existait des « risques plausibles de génocide à Gaza » et prononçait des mesures conservatoires visant à l’empêcher, mesures jamais appliquées par l’État hébreu.
Par des représentants des Nations unies, aussi, dont la rapporteuse spéciale de l’ONU pour les territoires palestiniens Francesca Albanese qui a rendu public son Anatomie d’un génocide en avril 2024. Et par des personnalités à l’aura internationale indiscutable, comme les historiens israéliens spécialistes de la Shoah Omer Bartov ou Amos Goldberg.

Une copie de « Notre génocide », un rapport de B’Tselem et de PHRI, qualifiant la guerre à Gaza de génocide, à Jérusalem, le 28 juillet 2025. © Photo Maya Alleruzzo / AP
Amnesty International avait été la première organisation de défense des droits humains à démontrer la justesse de la qualification de « génocide » en décembre 2024, dans un document de presque 300 pages. Elle a été suivie par Human Rights Watch, qui a publié le même mois un rapport détaillé au titre explicite, Extermination et actes de génocide : Israël prive délibérément les Palestiniens de Gaza d’eau. Médecins sans frontières dénonçait à la même période la « campagne de destruction totale menée par Israël » et disait, lors d’un entretien accordé à Mediapart, se ranger à l’avis des spécialistes, défenseurs des droits humains et historiens qualifiant les actes israéliens à Gaza de génocide.
Les deux rapports publiés ce 28 juillet restent cependant inédits, car argumentés et rédigés par des organisations israéliennes appartenant à un État créé après le génocide des Juifs d’Europe pour servir de patrie notamment à ses survivants. Un pays qui, chaque année, se fige pendant deux minutes pour la Journée nationale du souvenir de la Shoah.
Destruction complète du système sanitaire
« Israël commet un génocide à Gaza. Cela semble inconcevable. Mais c’est la vérité. Israël mène une action délibérée et coordonnée pour détruire les Palestiniens dans la bande de Gaza », écrit sur X B’Tselem. « Rien ne peut vous préparer à prendre conscience que vous faites partie d’une société qui commet un génocide. C’est un moment extrêmement douloureux pour nous », a déclaréYuli Novak, directrice exécutive de l’organisation au magazine en ligne Middle East Eye.
Guy Shalev, directeur de PHRI, a résumé le rapport de son ONG dans une tribune publiée par Haaretz. Il écrit cette remarque : « Voici à quoi ressemble un génocide. C’est avec le cœur lourd que nous faisons cette grave déclaration. Nous, Médecins pour les droits humains en Israël, sommes parvenus à cette conclusion après avoir passé de nombreux mois à documenter la réalité et à étudier attentivement les aspects médicaux et juridiques de la guerre menée par Israël, et après avoir consulté des experts locaux et internationaux. »
Les deux ONG se sont appuyées, pour rédiger leurs documents et étayer leurs arguments, sur de multiples témoignages corroborés par des analyses et des faits. Chacune des organisations a, de longue date, des correspondant·es dans l’enclave martyre – dans des domaines divers pour B’Tselem et dans les secteurs sanitaires et médicaux pour PHRI.
L’intention génocidaire se dégage des modèles de comportement d’Israël à Gaza, en particulier dans le contexte de la destruction du système de santé.
Physicians for Human Rights Israel
La force de ces nouveaux rapports publiés le même jour réside dans leur complémentarité. Les deux documents jugent que les actions d’Israël dans la bande de Gaza depuis vingt-deux mois entrent dans le cadre de trois des catégories énumérées dans la définition du génocide de la Convention de 1948 sur le génocide. À savoir le meurtre de membres de la population ciblée, les atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale et le fait de soumettre intentionnellement une population à des conditions d’existence destinées à provoquer sa destruction physique totale ou partielle.
Le document du PHRI se focalise sur la destruction du système sanitaire, en détaille les mécanismes et la progression, calendrier précis des faits à l’appui. Il démontre ainsi que « les attaques ont visé les systèmes vitaux et sanitaires de Gaza, avec pour objectif de tuer, d’empêcher les évacuations et l’aide médicale, et de s’en prendre au personnel de santé dans les hôpitaux ».
« Au cours d’une période de vingt-deux mois, les actions d’Israël ont détruit les infrastructures sanitaires de Gaza de manière calculée et systématique, poursuit l’ONG. La chronologie des attaques révèle une progression délibérée : après le bombardement et l’évacuation forcée des hôpitaux du nord de Gaza, l’effondrement du système de santé s’est étendu vers le sud, où les populations déplacées ont submergé les installations restantes, qui ont ensuite été soumises à de nouveaux bombardements, à un siège et à une privation de ressources. Le système de santé de Gaza a été systématiquement démantelé. »
« Plan génocidaire »
Chaque attaque contre les hôpitaux est recensée et décrite. Ainsi, à propos de l’hôpital Al-Shifa dans la ville de Gaza – le plus grand du territoire – attaqué une première fois en décembre 2023 et une deuxième fois quelques mois plus tard : « À partir de mars 2024, Israël a intensifié sa campagne dans toute la bande de Gaza […] Après une réouverture partielle, les forces israéliennes ont mené un raid de deux semaines (du 18 mars au 1er avril), piégeant des milliers de personnes à l’intérieur sans nourriture, sans eau, sans électricité et sans soins médicaux, tout en coupant les communications, en bloquant les ambulances et en privant les patients de traitements vitaux. Au moment du raid, 7 000 patients et personnes déplacées auraient trouvé refuge dans l’établissement. […] Après le retrait de l’armée, des fosses communes ont été découvertes dans l’enceinte de l’hôpital et au moins 80 corps ont été exhumés. »
L’énumération des attaques donne le tournis, tant la démonstration d’une volonté, voire d’une planification, est implacable. PHRI dénonce un « schéma » qui « s’inscrit dans le cadre d’une stratégie plus large visant le système de santé de Gaza » et « comprend notamment des meurtres, des détentions, des actes de torture et des mauvais traitements à l’encontre du personnel médical. Il comprend également le blocage des approvisionnements, de l’aide et des évacuations ».
De nombreux dirigeants, notamment en Europe et aux États-Unis, se sont non seulement abstenus de prendre des mesures efficaces pour mettre fin au génocide, mais l’ont rendu possible en affirmant le “droit à l’autodéfense” d’Israël.
B’Tselem
L’ONG révoque l’argument récurrent avancé par les autorités israéliennes d’utilisation des structures sanitaires par le Hamas ou d’autres groupes armés. En aucune façon, assure-t-elle, cela ne justifie une telle destruction systématique.
Répondant également à ceux qui arguent d’une absence de planification et d’intention pour nier le caractère génocidaire des actions militaires d’Israël, PHRI se réfère aux déclarations de responsables israéliens, mais pas seulement. « L’intention génocidaire se dégage des modèles de comportement d’Israël à Gaza, en particulier dans le contexte de la destruction du système de santé. C’est là que le mandat organisationnel du PHRI est le plus pertinent, et nous pensons que le comportement que nous avons observé dans ce contexte révèle, à lui seul, un plan génocidaire », écrit l’ONG.
PHRI conclut ainsi : « L’obstruction délibérée de l’aide humanitaire, les conditions de famine, les déplacements forcés et la destruction des infrastructures environnementales et civiles essentielles suivent toutes le même schéma. L’intention qui sous-tend ces politiques doit être comprise comme indissociable de la destruction du système de santé. Prises isolément, chacune de ces politiques peut soulever de graves questions juridiques. Ensemble, elles constituent un plan et une politique d’éradication systématique. » Avant d’enfoncer le clou, plus loin : « La destruction des systèmes vitaux, les schémas cumulatifs de destruction, les traumatismes physiques et psychologiques infligés et le meurtre direct de civils, lorsqu’ils sont compris à la lumière de la politique mise en œuvre et du discours public, montrent clairement que la campagne menée par Israël à Gaza constitue un génocide au regard du droit international. »
Tout était prêt
L’ONG médicale rappelle à ses devoirs, ceux spécifiés dans la Convention de 1948 sur le génocide, la communauté internationale. Tout État signataire doit en effet prévenir, empêcher ou stopper un génocide : « Même si la prévention n’est peut-être plus une possibilité réelle, nous restons préoccupés par le fait que la campagne génocidaire n’est pas terminée. Outre la nécessité de garantir la responsabilité et le châtiment, les tiers doivent prendre conscience de leur devoir d’y mettre fin. »
B’Tselem conclut son rapport Notre génocide de la même façon, alors même que les livraisons d’armes vers Israël se poursuivent. Et alors même que les rares sanctions et efforts pour que soit levé le siège imposé par l’État hébreu sont plus que timides.

Le PHRI s’exprime lors d’une conférence de presse avec B’Tselem, à l’occasion de la publication d’un rapport qualifiant la guerre à Gaza de génocide, à Jérusalem, le 28 juillet 2025. © Photo Maya Alleruzzo / Ap / Sipa
« La plupart [des] crimes ont été largement documentés et rendus publics tout au long de près de deux ans de guerre. Pourtant, de nombreux dirigeants, notamment en Europe et aux États-Unis, se sont non seulement abstenus de prendre des mesures efficaces pour mettre fin au génocide, mais l’ont rendu possible en affirmant le “droit à l’autodéfense” d’Israël, ou en lui apportant un soutien actif, notamment par la livraison d’armes et de munitions », cingle l’organisation humanitaire.
Les 88 pages du rapport rappelant les crimes et enrichissant leur documentation sont organisées autour de deux chapitres, « Le génocide israélien contre le peuple palestinien » et « Le génocide en tant que processus ». Le premier se décline en sept sections, entrant dans les critères de qualification du crime de génocide selon la Convention de 1948 : « Meurtres et lésions corporelles graves et mentales » ; « Destruction des conditions de vie » ; « Déplacements forcés » ; « Destruction sociale, politique et culturelle » ; « Système carcéral comme réseau de camps de torture » ; « Attaque contre le statut des réfugiés palestiniens » et « Incitation au génocide et déshumanisation depuis octobre 2023 ».
Sanctions européennes : service (très) minimal
Face à l’émotion mondiale provoquée par la guerre génocidaire contre la population de Gaza, soumise entre autres à une famine délibérée et des bombardements incessants, la Commission européenne se décide donc à revoir l’accord d’association avec Israël… Mais il n’est pas certain que la mesure envisagée ce lundi 28 juillet décide Tel-Aviv à changer de politique, tant elle est minimaliste. Et même à la limite du ridicule.
Il s’agit en effet, si une majorité qualifiée des États membres accepte de l’adopter, de suspendre la participation des start-up et PME israéliennes aux financements du programme Horizon Europe. Sont concernées les entreprises qui développent des recherches de pointe à usage civil et… militaire.
Les universités et chercheurs israéliens pourront cependant toujours participer aux différents programmes. L’accord d’association entre l’UE et Israël n’est donc toujours pas remis en cause, alors même que le service extérieur de l’Union a bel et bien conclu que l’État hébreu enfreignait l’article 2 de l’accord sur le respect des droits humains, ouvrant la voie, sur le papier, à une révision. Quelques parlementaires européens s’impatientent : 40 d’entre eux, de tous bords, demandent la suspension de l’accord et des sanctions. Gageons que cette petite coalition transpartisane n’y suffira pas.
Les faits exposés, déjà largement connus, sont émaillés de témoignages choisis parmi des centaines recueillis et parfois insoutenables, comme celui de cette femme, Rajaa al-Harbiti, qui raconte comment elle a vu son mari et deux de ses fils écrasés, volontairement assure-t-elle, par un char israélien alors qu’elle et sa famille fuyaient leur abri de fortune à Rafah.
Mais la spécificité du travail de B’Tselem est plus sûrement de lier les actes génocidaires commis dans la bande de Gaza à ce qui se passe en Cisjordanie, à Jérusalem-Est et en Israël. Si l’ampleur des actes contre la population palestinienne n’est pas la même dans tous ces territoires, il existe bel et bien un continuum.
« En fin de compte, ce sont les mêmes troupes qui opèrent à Gaza et dans les autres zones, sous le commandement et la direction politique des mêmes responsables, écrit l’ONG. Les pratiques employées par Israël dans d’autres zones reflètent souvent la logique qui prévaut à Gaza : mépris total pour la vie humaine, atteintes graves à des innocents, destruction généralisée des zones résidentielles et des conditions de vie, nettoyage ethnique et violation flagrante des obligations morales et du droit international. »
Notre génocide, avec le chapitre « Le génocide en tant que processus », lie clairement ce qui se déroule depuis près de vingt-deux mois contre la population palestinienne au passé de l’État hébreu, et même à ses premières heures. Les attaques du Hamas du 7-Octobre – fermement condamnées dans le rapport – ont constitué un déclencheur mais, affirme B’Tselem arguments étayés à l’appui, tous les éléments conduisant à un génocide étaient déjà en place.
Trois de ces caractéristiques sont étudiées par le document : « le régime d’apartheid, y compris la séparation, l’ingénierie démographique et le nettoyage ethnique ; la déshumanisation et la conceptualisation des Palestiniens comme une menace existentielle pour les Israéliens ; et le recours systématique et institutionnalisé à la violence contre les Palestiniens, exercée dans une impunité de facto pour les auteurs ».
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En somme, l’histoire n’a pas commencé le 7-Octobre, contrairement à ce que la grande majorité de la société israélienne et ses soutiens veulent croire et faire accroire.
Laissons la conclusion à B’Tselem : « La réalité depuis octobre 2023 révèle à quel point une société gouvernée par un régime d’apartheid, qui inclut la ségrégation, le déni et la violence, peut glisser vers une politique de génocide, dans le prolongement direct de schémas bien ancrés de domination et de déni. La destruction infligée à Gaza n’est pas seulement le produit d’une peur existentielle, mais un choix conscient d’imaginer un avenir dans lequel il n’y a pas de place pour la vie palestinienne. »
Prendre conscience ne suffit pas plus que des mesures cosmétiques, ainsi que le proclament les derniers mots du rapport de B’Tselem : « C’est le moment d’agir. C’est le moment de sauver ceux qui ne sont pas encore perdus à jamais et d’utiliser tous les moyens disponibles en vertu du droit international pour mettre fin au génocide des Palestiniens par Israël. »