Ardennes et Meuse, seize communes rurales ne peuvent plus boire l’eau du robinet depuis le 10 juillet en raison d’une pollution record aux PFAS.

Pollution record aux PFAS : des Ardennes à la Meuse, inquiétude et colère dans les villages privés d’eau potable

Par  (Blagny, La Ferté-sur-Chiers, Villy [Ardennes], Han-lès-Juvigny, Stenay [Meuse], envoyé spécial)

le 14 juillet 2025 à 06h00, modifié le 14 juillet 2025 à 18h03 https://www.lemonde.fr/planete/article/2025/07/14/pollution-record-aux-pfas-des-ardennes-a-la-meuse-inquietude-et-colere-dans-les-villages-prives-d-eau-potable_6621065_3244.html

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Reportage

Près de 3 500 habitants de seize communes rurales ne peuvent plus boire l’eau du robinet depuis le 10 juillet en raison d’une pollution record aux PFAS. Les contaminations seraient liées à l’épandage de boues issues d’une ancienne papeterie sur des terres agricoles.


Séverine Bouvet, habitante de Malandry, sur le parking du Carrefour Market de Blagny (Ardennes), deux communes touchées par l’interdiction de consommer l’eau du robinet, le 10 juillet 2025.  NICOLAS LEBLANC/ITEM POUR « LE MONDE »

Depuis quelques jours, à l’Aldi de Blagny, dans les Ardennes, c’est la ruée sur l’eau. « J’ai écoulé une palette entière en deux heures ce matin, 786 litres. On est à plus 120 % de ventes », calcule Gauthier Denis, le manageur de l’enseigne de hard discount. Sur le parking du Carrefour Market, juste en face, une cliente charge le coffre de sa voiture : six packs de six bouteilles. « Ça devrait nous permettre de tenir quatre jours, pas plus, estime Sandrine Bouvet, 46 ans, qui vit avec son mari et son beau-fils dans le village voisin de Malandry. On nous a dit qu’on ne pouvait plus boire l’eau du robinet parce qu’il y avait des “pfffasses”, je ne sais plus comment on dit, alors on achète de l’eau en bouteille. »

Blagny, Malandry, mais aussi Villy, Haraucourt, Bayonville, Han-lès-Juvigny, Louppy-sur-Loison… au total, douze petites communes rurales des Ardennes et quatre de la Meuse rassemblant près de 3 500 habitants sont concernées depuis le 10 juillet par des interdictions de consommer l’eau du robinet en raison de la présence des très toxiques PFAS (substances per- et polyfluoroalkylées) à des niveaux de concentration jusqu’à présent jamais atteints en France.

Ici, pourtant, à une demi-heure de Sedan (Ardennes), pas de plateforme chimique. Juste des champs de maïs ou de colza, quelques élevages bovins et des petites collines boisées.

« C’est du brutal »

« Début juin, quand j’ai reçu l’analyse de l’ARS [Grand-Est, agence régionale de santé], je n’avais jamais entendu parler de PFAS. J’ai tapé sur Google et là je me suis dit : “Ouh la, c’est du sérieux.” J’étais K.-O. debout », raconte Christian Saunois, 76 ans, dont dix-sept à la tête d’Han-lès-Juvigny (Meuse), 130 âmes et 1 microgramme (µg) de PFAS mesuré par litre d’eau au robinet. C’est dix fois plus que la limite réglementaire de 0,1 µg/l pour la somme des 20 PFAS jugées les plus préoccupantes – sur des milliers de substances chimiques – dont la surveillance deviendra obligatoire à partir de janvier 2026. Ses homologues de Louppy-sur-Loison et Juvigny-sur-Loison (Meuse) ont également cru que « le ciel leur tombait sur la tête » quand ils ont été informés que les taux montaient à 2,5 µg/l dans leurs villages.

« C’est du brutal », résume l’édile de Villy (Ardennes), Richard Philbiche, polo jaune et short bleu. Jusqu’ici, le village bâtissait sa renommée touristique toute relative sur le fort de la ligne Maginot, perché au sommet de la colline qui surplombe la commune. Depuis le 4 juillet et la publication de l’arrêté préfectoral interdisant la consommation d’eau en même temps qu’une enquête du média Disclose et de France 3, les journalistes se relaient devant la mairie.

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Avec 2,729 µg/l mesurés en février, Villy détient le record de France de l’eau la plus contaminée aux PFAS. Plus de 27 fois le seuil limite. Même dans la très polluée « vallée de la chimie », au sud de Lyon, ou à Rumilly (Haute-Savoie), où est implantée l’usine Tefal, les concentrations n’ont jamais dépassé 0,1 µg/l ou 0,2 µg/l.




Photos satellites d’une parcelle agricole près des captages de Villy et de Malandry (Ardennes) sur laquelle plusieurs tonnes de boues papetières ont été épandues. A Villy, le 10 juillet 2025.  NICOLAS LEBLANC/ITEM POUR « LE MONDE »

Le village de Villy (Ardennes), le 10 juillet 2025.  NICOLAS LEBLANC/ITEM POUR « LE MONDE »

« Comment ne pas être inquiet pour la santé des habitants avec des niveaux aussi faramineux ? », s’interroge M. Philbiche. D’autant que, parmi les 20 substances recherchées, une en particulier dépasse systématiquement les normes et dans des proportions là aussi exceptionnelles. Il s’agit du PFOA, une molécule interdite en 2020 et classée cancérogène avérée pour l’homme depuis 2023 par le Centre international de recherche sur le cancer. A Villy, les concentrations en PFOA ont atteint 0,704 µg/l, soit près de dix fois la valeur sanitaire maximale (0,075 µg/l) établie par l’Agence nationale de sécurité sanitaire pour l’eau potable.

Effets sur la santé

En interrogeant les moteurs de recherche, les maires de Villy et d’Han-lès-Juvigny auront pu constater que l’exposition chronique aux polluants éternels est associée à divers effets délétères pas encore tous identifiés : troubles de l’immunité, du métabolisme, de la fertilité, cholestérol, cancers (notamment du rein et des testicules)…

Lire le décryptage :  Article réservé à nos abonnés  « Polluants éternels » : quels sont les effets des PFAS sur la santé ?Lire plus tard

Contactées par Le Monde, l’ARS Grand-Est et les préfectures des Ardennes et de la Meuse se veulent rassurantes : « A ce stade, statistiquement, il n’y a pas d’indicateurs de santé défavorables qui démontrent une conséquence sanitaire dans la population de ces communes. » Les autorités se fondent sur les résultats de la grande étude épidémiologique nationale Esteban qui remonte à la période… 2014-2016. Elles indiquent néanmoins que « le taux de PFAS dans l’eau, nettement supérieur aux normes, peut faire augmenter le risque de développer certaines pathologies, notamment pour les publics sensibles ». Comprendre : les femmes enceintes ou allaitantes, les personnes immunodéprimées ou les nourrissons.


Catherine Paquin a dû faire un stock d’eau minérale pour parer à l’interdiction de consommer l’eau du robinet qui frappe sa commune, à Han-lès-Juvigny (Meuse), le 10 juillet 2025.  NICOLAS LEBLANC/ITEM POUR « LE MONDE »

Catherine Paquin n’a plus l’âge d’avoir des enfants, mais elle doit s’occuper de son mari : « Ça m’inquiète beaucoup, car il a déjà une santé très fragile. » Diabète, paralysie d’un poumon, problèmes de peau… Catherine Paquin liste quelques-unes des maladies dont souffre son conjoint, Alain, assis dans un canapé, à côté de son fauteuil électrique, dans leur petite maison en pierre taillée dans l’ancien lavoir d’Han-lès-Juvigny. Une distribution d’eau en bouteilles a été organisée par la préfecture de la Meuse, dans la limite de 2 litres par jour et par personne. Pas suffisant pour couvrir les besoins du couple.« Avec ses maladies et tous les cachets à prendre, il doit boire 6 litres par jour, et je mets de l’Evian dans son respirateur la nuit », dit Mme Paquin, qui rentre des courses avec trois packs : « Ça coûte des frais. »

A Villy, le maire dispose d’un employé municipal pour 200 habitants. Trop compliqué pour organiser des distributions d’eau. Il a choisi de rembourser les achats de ses administrés. Richard Philbiche a fait le calcul : à raison de 2 litres par jour et par habitant, la facture se montera à 9 000 euros jusqu’à la fin de l’année 2025. Et il prévoit déjà 18 000 euros pour 2026. « C’est énorme pour nous », dit l’élu, qui envisage d’augmenter le prix de l’eau de 1,25 à 2 euros le mètre cube quand le village sera de nouveau alimenté par une eau potable.

Un « plan d’actions dans les meilleurs délais »

La préfecture des Ardennes a demandé aux 12 communes de mettre en place, « dans les meilleurs délais », un « plan d’actions » pour rendre l’eau « conforme aux normes »« On se moque de nous », s’emporte Annick Dufils, la maire de Malandry, 80 habitants. Dépolluer avec l’installation de systèmes de filtres à charbon actif, se raccorder à un réseau sain, trouver des nouveaux captages capables de couvrir les besoins de 2 800 personnes… autant de travaux onéreux et qui prendront du temps.

Enseignante à la retraite, Mme Dufils dénonce un « scandale sanitaire » : « On nous a caché la pollution aux PFAS pendant neuf ans ! » L’élue fait référence à des analyses de l’agence de l’eau Rhin-Meuse de 2016 qui montraient déjà des niveaux élevés à La Ferté-sur-Chiers, la commune jumelle de Villy. La préfecture des Ardennes répond que l’ARS Grand-Est a mené des « campagnes exploratoires » en 2023 et 2024 ; que, fin 2024, des analyses ont révélé la présence de PFAS à Villy ; que des « investigations complémentaires » ont été diligentées en 2024 et 2025 sur certains secteurs identifiés, notamment à la suite des résultats transmis par l’agence de l’eau Rhin-Meuse, mais que ce n’est qu’en 2025 que le suivi des 20 PFAS a été intégré au contrôle sanitaire sur instruction de la direction générale de la santé.

Une première réunion publique a été organisée le 8 juillet, à la salle des fêtes d’Han-lès-Juvigny, avec les représentants des services de l’Etat. « Houleuse, résume le maire. Les gens sont en colère. Ils veulent un responsable, un coupable et qu’il soit puni. » Le député (UDI) des Ardennes Jean-Luc Warsmann a saisi le procureur de la République pour qu’il « ouvre au plus vite une enquête ». Une piste est privilégiée par les autorités pour expliquer l’origine de la pollution : l’épandage de boues papetières, en tant que fertilisant, sur des parcelles agricoles à proximité des captages d’eau potable.


Le site, laissé à l’abandon, de l’ex-papeterie Ahlstrom, à Stenay (Meuse). Les boues issues de la station d’épuration de l’usine ont été épandues sur des parcelles agricoles environnantes. A Stenay, le 10 juillet 2025.  NICOLAS LEBLANC/ITEM POUR « LE MONDE »


A l’entrée du site de l’ancienne papeterie Ahlstrom, qui a déposé le bilan fin 2024, un an après avoir été reprise par la société Stenpa. A Stenay, le 10 juillet 2025.  NICOLAS LEBLANC/ITEM « LE MONDE »

La papeterie Stenpa, anciennement Ahlstrom, posée sur la Meuse, à Stenay, a laissé sur le carreau 130 personnes lorsqu’elle a fermé fin 2024. A l’entrée du site, une banderole rappelle le traumatisme : « Ahlstrom nous a tué[s] ! » Un chien garde un champ de ruines. A la station d’épuration de l’usine, un panneau indique « parc à boue ». Des tas de boue séchée et une eau verdâtre distillent toujours une légère odeur de fumier. C’est là qu’on chargeait les camions, direction les parcelles de colza, de maïs, de blé qui entourent les villages contaminés.

Ce ballet a commencé il y a trente ans, en 1995, selon les élus. Ils ont retrouvé le plan d’épandage pour la période 2000-2013 : il prévoyait le déversement de 23 000 tonnes de boue sur les terres agricoles de Villy – et quasiment autant sur la commune voisine d’Olizy-sur-Chiers –, avec un maximum de 30 tonnes par hectare tous les trois ans.

Les maires ont aussi mis la main sur une photo satellite de la parcelle qui jouxte les captages alimentant Villy et Malandry. Sur le cliché, daté de juin 2000, on distingue une cinquantaine de tas de boue correspondant chacun à un déchargement de camion (30 tonnes), soit un total d’environ 1 500 tonnes de boue. « La parcelle fait moins de 10 hectares, elle ne pouvait donc légalement recevoir que 300 tonnes de boue au maximum. Il reste donc 1 200 tonnes qui ont très certainement été enfouies », estiment les élus, qui envisagent de porter plainte.

La multinationale finlandaise Ahlstrom, qui n’a pas répondu à nos sollicitations, est poursuivie aux Etats-Unis pour avoir pollué les nappes phréatiques avec ses boues contaminées aux PFAS dans le Wisconsin. Mais, pour les élus ardennais, le « vrai responsable » est ailleursDans leur viseur, le transporteur de l’époque, qui était également l’exploitant de la parcelle concernée par les épandages. Aujourd’hui, c’est son fils, Brice Collard, qui a repris les affaires. « On avait un plan d’épandage validé par la Dreal [direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement]. On l’a suivi, bêtes et méchants », répond-il avant de faire démarrer son puissant tracteur, jaune comme les camions garés sous le hangar. « Il n’y a jamais eu d’enfouissement, assure-t-il. Des PFAS, il y en a partout ; si on cherche, c’est normal d’en trouver. »

Etienne Malcuit, éleveur et maire de La Ferté-sur-Chiers (Ardennes), a fait analyser le lait de ses vaches par un laboratoire. Il redoute une contamination par les PFAS. A La Ferté-sur-Chiers, le 10 juillet 2025.  NICOLAS LEBLANC/ITEM POUR « LE MONDE »

Etienne Malcuit, 63 ans, est le maire de La Ferté-sur-Chiers, commune où l’on a repéré, dès 2016, des taux élevés de PFAS dans l’eau, mais qui n’est pas concernée par les interdictions actuelles. Il est également « paysan, et fier de l’être ». Cheveux longs gris tirés en catogan, il a un troupeau d’une centaine de vaches. En cette mi-juillet, elles profitent des brumisateurs pour ruminer à l’ombre sous l’étable. De sa ferme, Etienne Malcuit a pu observer pendant des années les tas de boue sur les champs d’en face. Le plateau est situé juste au-dessus de la Chiers, un affluent de la Meuse. L’éleveur réclame des analyses : « Avec les quantités qui ont été épandues, je ne vois pas comment les nappes pourraient être à ce point contaminées et pas les sols, les végétaux et la Chiers. » Il vient de faire analyser le lait de ses vaches par un laboratoire indépendant. Il les nourrit exclusivement avec de l’herbe et le tiers de la prairie est en zone inondable. « Je peux tout perdre, mais est-ce qu’on a le droit de se voiler la face ? »Stéphane Mandard Blagny, La Ferté-sur-Chiers, Villy [Ardennes], Han-lès-Juvigny, Stenay [Meuse], envoyé spécial

Voir aussi:

https://environnementsantepolitique.fr/2025/06/20/notre-alimentation-est-contaminee-par-les-pfas-selon-une-nouvelle-etude-de-generations-futures/

Interdiction de la consommation d’eau du robinet pour les personnes sensibles dans 11 communes proches de l’aéroport de Bâle-Mulhouse: https://environnementsantepolitique.fr/2025/04/26/61653/

https://environnementsantepolitique.fr/2025/04/26/des-pfas-a-des-taux-eleves-dans-le-vin/

https://environnementsantepolitique.fr/2025/04/08/nouveau-rapport-de-generations-futures-sur-les-emissions-de-pfas-par-les-installations-classees-pour-la-protection-de-lenvironnement-icpe-en-france/

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Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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