Le gouvernement Ukrainien a donné un coup de canif sans précédent dans les institutions anticorruption.

Ukraine : Zelensky reprend la main sur les institutions anticorruption, l’UE proteste

Le gouvernement a manœuvré pour faire adopter, au cœur de l’été, une loi remettant en cause l’indépendance des fonctionnaires anticorruption. Depuis, les soutiens européens de Kyiv se disent inquiets, et les Ukrainiens ne décolèrent pas.

Justine Brabant

23 juillet 2025 à 19h31 https://www.mediapart.fr/journal/international/230725/ukraine-zelensky-reprend-la-main-sur-les-institutions-anticorruption-l-ue-proteste?utm_source=quotidienne-20250723-191725&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-%5BQUOTIDIENNE%5D-quotidienne-20250723-191725&M_BT=115359655566

En l’espace de quelques heures, dans l’après-midi puis dans la soirée du mardi 22 juillet, l’Ukraine a connu trois événements inédits. Son gouvernement a donné un coup de canif sans précédent dans les institutions anticorruption, en faisant adopter au Parlement une loi qui s’attaque frontalement à leur indépendance. Cette attaque n’a pas seulement donné lieu, dans les heures qui ont suivi, aux premières manifestations en Ukraine depuis début 2022 : elle a aussi poussé les partenaires européens de Kyiv, dont la France, d’ordinaire discrets sur ces sujets, à dire publiquement leur désapprobation.

Tout a commencé un peu après 13 heures, lorsque les député·es de la Verkhovna Rada, le Parlement ukrainien, ont vu arriver sur leur bureau plusieurs étranges propositions d’amendements. Il s’agissait pourtant de voter, cet après-midi-là, sur un projet de loi assez technique concernant les procédures d’enquête dans les dossiers relatifs à des personnes portées disparues, déjà passé en première lecture.

Mais quelques minutes avant l’examen de ce texte sans grand enjeu politique, des député·es de la majorité présidentielle ont proposé d’y apporter plusieurs modifications. Les élu·es d’opposition ont à peine eu le temps de découvrir ces amendements et de réaliser qu’ils portaient un grave coup aux autorités anticorruption du pays qu’ils étaient déjà votés.

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Le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy a convoqué les chefs des agences d’application de la loi et de lutte contre la corruption du pays, ainsi que le procureur général, pour une réunion le 23 juillet 2024.  © Photo diffusée par le bureau de presse de la présidence ukrainienne via UPI / Shutterstock / Sipa

« Tout s’est passé très vite », explique Olha Kovalska, responsable de plaidoyer au sein de l’une des ONG les plus actives sur le sujet, le Centre d’action anticorruption (Antac). Son organisme était pourtant en état d’alerte : la semaine dernière, son cofondateur avait été visé par une procédure judiciaire qualifiée de « politique » par de nombreux observateurs. Puis, en début de semaine, deux institutions spécialisées avaient fait l’objet de perquisitionssous des motifs divers : le parquet spécialisé dans la lutte contre la corruption (Sapo) et le service qui mène les enquêtes avant de les lui transmettre, le Bureau national anticorruption (Nabu).

Un vote « choquant »

Ces deux acronymes sont parfaitement connus des Ukrainien·nes : créés après la révolution de 2014, le Nabu et le Sapo incarnent la volonté du pays de garder ses dirigeant·es à l’œil. Malgré les difficultés, ils avaient démontré leur indépendance, notamment en ouvrant une enquête contre un vice-premier ministre en exercice, Oleksiy Chernyshov.

Le monde associatif et journalistique ukrainien s’alarmait déjà ces dernières semaines des intimidations et tentatives de pression contre le parquet et le service d’enquête anticorruption. C’était compter sans la « loi n° 12414 » et ses amendements surprise, qui menacent leur existence même.

« Ce qui s’est passé aujourd’hui au Parlement est choquant », a immédiatement réagi Inna Sovsun, députée du parti Holos (opposition), dénonçant « des violations manifestes de la procédure », le tout dans une ambiance de fête sinistre, avec des député·es de la majorité applaudissant leur victoire.

Le bureau [du président] Zelensky pourra mettre fin à certaines enquêtes d’un simple coup de fil.

La rédaction du Kyiv Independent

Concrètement, cette nouvelle loi place le Nabu et le Sapo sous l’autorité du procureur général, un poste très politique, car il est directement nommé par le président. Ce magistrat aura accès au contenu de leurs enquêtes et procédures judiciaires, qu’il pourra décider de clore à tout moment.

« Le bureau [du président] Zelensky pourra mettre fin à certaines enquêtes d’un simple coup de fil », avertit le Kyiv Independent, pour qui le président ukrainien a « fait le choix de saper les institutions démocratiques ukrainiennes afin d’étendre son pouvoir personnel ».

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« Ce qui avait été créé en réponse aux demandes de la société et de la révolution d’Euromaïdan a été détruit aujourd’hui par les législateurs », a constaté, amer, le chef du Nabu, Semen Kryvonos. Il a demandé au président Zelensky de mettre son veto à cette loi. En vain : le chef de l’État l’a signée dans la foulée. Il s’est justifié tard dans la nuit, assurant que les institutions anticorruption « continueraient de fonctionner » et que la loi visait à combattre « l’influence russe » en leur sein – sans davantage de précisions.

Ses justifications n’ont pas atténué l’onde de choc, qui a été immédiate : mercredi matin, tous les activistes, journalistes et politiques d’opposition ukrainien·nes contacté·es par Mediapart se disaient « sous le choc », qualifiant cette initiative de « folie »

« Je ne connais pas de mot assez sale en anglais [pour qualifier ce qui s’est passé] », réagissait, avec son franc-parler habituel, le journaliste Denys Bihus – qui a lui-même révélé de nombreux scandales de corruption. Même au sein de la majorité présidentielle, certaines voix s’élèvent. « J’ai voté contre. L’indépendance des organismes de lutte contre la corruption doit être préservée, même si leur travail pose de nombreuses questions », explique à Mediapart un député du parti de Volodymyr Zelensky, Roman Hryshchuk, interrogé dans la matinée.

Changement de posture européen

Pourquoi l’exécutif ukrainien a-t-il pris ce risque maintenant ? Beaucoup des opposant·es à la loi jugent que cette régression démocratique a été rendue possible par une certaine passivité de la part des soutiens internationaux de Kyiv. La société civile ukrainienne demande régulièrement à Washington, Paris ou Berlin de maintenir une forme de pression sur Volodymyr Zelensky et son gouvernement sur les sujets liés à la lutte contre la corruption ou à la liberté de la presse.

Ces derniers mois, « le cabinet du président a guetté les éventuelles réactions des États-Unis et de l’Europe » à d’autres initiatives controversées, rappelle le journaliste Yuri Nikolov, un autre célèbre enquêteur, dont les révélations ont conduit à la démission d’un ministre de la défense. Parmi ces initiatives, le refus de nommer un enquêteur reconnu à la tête de l’agence chargée de traquer la criminalité financière. Devant l’absence de réaction publique de Washington et des capitales européennes, « Zelensky a compris qu’il avait carte blanche pour détruire l’infrastructure anticorruption », juge le journaliste.

Nouvel accord sur un échange de prisonniers

La Russie et l’Ukraine ont tenu le 23 juillet, en Turquie, leur troisième round de négociations directes depuis l’invasion russe de février 2022. La réunion, qui a duré moins d’une heure, n’a pas abouti à des avancées majeures sur la question d’un éventuel cessez-le-feu mais a permis un accord sur un nouvel échange de prisonniers. Plusieurs centaines de détenus ont été échangés dès ce 23 juillet dans la soirée, 2400 supplémentaires devraient l’être dans les semaines ou mois qui viennent.

Le chef de la délégation ukrainienne Roustem Oumerov dit avoir par ailleurs proposé la tenue d’une rencontre entre Vladimir Poutine et Volodymyr Zelensky avant la fin août. Une manière de mettre Moscou – qui n’en a sans doute aucune envie mais doit donner des gages à Donald Trump sous peine de sanctions économiques – au pied du mur.

La délégation russe, quant à elle, dit avoir proposé « l’instauration, sur la ligne de front, de brèves trêves de 24 à 48 heures » afin d’« évacuer les blessés » et de « récupérer les corps » des soldats tués. Moscou a déjà, par le passé, décrété unilatéralement deux brèves « trêves », qui n’ont globalement pas été respectées.

De fait, jusqu’à la semaine passée, les diplomaties européennes semblaient gênées aux entournures, soucieuses de ne pas donner du grain à moudre à Moscou, tout en assurant passer des messages à Kyiv « en coulisses ».

Mais devant l’ampleur des bouleversements en cours, elles ont dû changer de position. Le 21 juillet, les ambassadeurs des pays du G7 se sont dits « gravement préoccupés » par l’offensive sur le Nabu et ont prévenu de leur « intention de discuter de ces développements avec les dirigeants » ukrainiens. Après le vote de la « loi n° 12414 », la Commission européenne s’est dite à son tour « profondément préoccupée » par ce « sérieux recul » en matière de lutte contre la corruption.

Manifester malgré l’interdiction

Mardi 22 juillet, la France est intervenue plus directement : son ministre des affaires étrangères, Jean-Noël Barrot, a interpellé son homologue ukrainien à ce sujet, lui demandant « d’agir avant qu’il ne soit trop tard ». Son ministre délégué, Benjamin Haddad, a fait de même mercredi 23.

Au-delà du contexte géopolitique, l’exécutif ukrainien semble avoir cru, plus prosaïquement, que ce milieu d’été et de vacances était propice pour passer ces mesures en catimini, sans grande réaction. Le 22 juillet était l’avant-dernier jour de session du Parlement avant sa pause estivale – de quoi ne laisser quasiment aucune chance aux tentatives de contre-feux législatifs.

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Peut-être a-t-il aussi cru qu’une autre nouvelle d’importance ferait passer au second plan ses manœuvres législatives : de nouvelles négociations entre l’Ukraine et la Russie se tenaient mercredi, qui ont débouché sur un accord concernant d’autres libérations de prisonniers (voir encadré ci-dessus).

Le pouvoir s’est manifestement trompé : en quelques heures, mardi, après l’annonce du vote de la loi, des milliers d’Ukrainiens et d’Ukrainiennes sont descendu·es dans la rue pour protester. Les rassemblements ont eu lieu dans la capitale, Kyiv, mais également à Lviv, Dnipro et Odessa. Une première depuis l’invasion à grande échelle de février 2022, et pour cause : les manifestations sont interdites en raison de la loi martiale.

Olha Kovalska y était. « Il y avait énormément de jeunes, d’une vingtaine d’années, mais également des vétérans. Tous ces gens ont accepté de se mettre en danger en descendant dans la rue », relève-t-elle. Elle espère qu’il ne s’agit que du début d’un mouvement plus large : « La clé, maintenant, va être la réponse de la société ukrainienne. » De nouveaux appels à manifester ont été lancés pour mercredi soir.

Justine Brabant

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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