A Paris, un centre psychiatrique pour « soulager » les migrants
Par Mustapha KessousPublié le 14 juillet 2025 à 19h00, modifié le 16 juillet 2025 à 12h32 https://www.lemonde.fr/societe/article/2025/07/14/a-paris-un-centre-psychiatrique-pour-soulager-les-migrants_6621196_3224.html?random=1955882367
Reportage
Lancée en 2021, une unité du groupe hospitalier universitaire psychiatrie & neurosciences de la capitale accueille les migrants en situation de précarité. Son but : atténuer l’anxiété et les traumatismes liés à la route migratoire et leur arrivée en France.
Elle se répète pour qu’on la croie. En pleurs, cette Sri-Lankaise a peur d’oublier le visage de son fils de 10 ans, resté au pays. « J’oublie tout ce que je fais. Pourquoi ça m’arrive ? », lance la quadragénaire en anglais, montrant son poignet couvert de pense-bêtes. L’infirmier, qui la suit et la rassure, s’éclipse pour chercher une collègue. La psychiatre Maria Vittoria Carlin écoute à son tour la patiente – arrivée en France en 2024et qui redoute d’en être expulsée – puis lui saisit la main : « Votre cerveau est trop stressé, il n’en peut plus. »
La scène se déroule dans l’unité consultation d’accompagnement psychiatrique et social (Capsys), lancée en mars 2021, du groupe hospitalier universitaire psychiatrie & neurosciences de Paris. Situé dans un bâtiment discret du 1erarrondissement, ce service est exclusivement dédié à la santé mentale des migrants en situation de précarité en Ile-de-France, qu’ils soient demandeurs d’asile, réfugiés ou sans-papiers.
Trois psychiatres, une psychologue, un infirmier, tous accompagnés d’interprètes, si nécessaire, y reçoivent – avec ou sans rendez-vous –, du lundi au vendredi (sauf le mercredi), une trentaine d’exilés venus le plus souvent d’Afghanistan, mais aussi de Guinée, du Soudan, ou encore d’Ukraine. Les écouter, saisir leurs tourments, les soigner : telle est la mission de ce dispositif du secteur public financé par l’agence régionale de santé Ile-de-France. Ici, pas de carte Vitale et son accès est gratuit. Le Monde a assisté à plusieurs consultations.
« Le désespoir d’une population invisible »
En cette fin de matinée de juillet, la salle d’attente est déjà saturée. A l’autre bout du couloir exigu, Maria Vittoria Carlin, visage rassurant et sourire immuable, vient de passer cinquante-six minutes avec Fatou (les prénoms des patients ont été modifiés). Cette Sénégalaise, accompagnée d’une interprète diakhanké, consulte pour la première fois une spécialiste de la santé mentale. Son assistante sociale a pris rendez-vous en signalant que « madame semble très à distance de son histoire et n’arrive pas à se connecter (…), ce qui nous met en difficulté dans son accompagnement ».

Une patiente congolaise de l’unité consultation d’accompagnement psychiatrique et social du groupe hospitalier universitaire psychiatrie & neurosciences, à Paris, le 10 juillet 2025. MARIA TURCHENKOVA POUR « LE MONDE »
Maria Vittoria Carlin explique son rôle. Il le faut, le plus souvent, car ces migrants n’ont jamais eu affaire à un « psy » et peinent à décrire leur mal-être. La médecin invite Fatou à se confier, celle-ci se lance : elle évoque un mariage forcé, un époux violent, ses cicatrices dans le dos. Puis, un jour, le mari a brûlé des ordures, le feu s’est propagé à une maison, un enfant est mort. « Mon mari s’est enfui, raconte-t-elle. Le chef de village a décidé de me donner au monsieur qui a perdu son petit. » Paniquée, elle a confié ses trois enfants à une proche avant de fuir. Direction l’Europe, après trois jours en mer. En France, sa demande d’asile a été rejetée. Quand elle ne dépend pas du 115, Fatou dort dans le métro. « Je suis bloquée, je n’arrive pas à avancer », souffle-t-elle.
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Le Capsys est un concentré de détresse et de tristesse. Tout y est intense : les regards, les silences, les journées. Et ces récits d’exil qui, entre ces murs, n’étonnent plus. « C’est plus qu’un centre de consultation, nous traitons le désespoir d’une population invisible avec des symptômes invisibles », explique la psychiatre Andrea Tortelli, responsable de l’unité, également à l’origine de sa création. « Nous sommes là pour les apaiser », lui fait écho Gilles Charel, l’infirmier. L’objectif est d’atténuer l’anxiété et les traumatismes liés à la route migratoire ou aux épreuves de l’arrivée en France : démarches administratives ardues, hébergement de plus en plus rare, vie dans la rue.

Dans l’unité consultation d’accompagnement psychiatrique et social du groupe hospitalier universitaire psychiatrie & neurosciences de Paris, le 10 juillet 2025. MARIA TURCHENKOVA POUR « LE MONDE »
Le plus souvent, travailleurs sociaux, associations ou services d’urgences orientent ces personnes vers l’unité Capsys afin d’obtenir de l’aide. Les médecins peuvent leur prescrire des antidépresseurs, somnifères ou anxiolytiques. L’unité est d’ailleurs dotée d’une pharmacie pour ceux qui n’ont pas de complémentaire santé solidaire ou d’aide médicale d’Etat. « C’est le lieu du soulagement, note Abdulraziq Mangual, réfugié et interprète afghan. Ils ont la possibilité de comprendre pourquoi ils vont mal, c’est une chance. »
Enjeu de prévention
Pascal, un jeune Congolais, a le moral en berne depuis le refus, en juin, de sa demande d’asile. Les agents n’ont pas cru à son histoire, celle d’un homme torturé dans son pays en raison de son homosexualité. « Je suis sous le choc », décrit-il à Maria Vittoria Carlin. « Il faut s’accrocher », répond-elle. Il est venu renouveler son traitement pour un mois. « Si je n’ai pas de médicaments, je peux faire des dégâts. Avec la dépression, tous les jours, j’irais en garde à vue, explique-t-il en aparté au Monde. Parler avec Mme Carlin me fait du bien. Sans elle, tout serait difficile. »
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Au Capsys, il n’est pas question de juger la sincérité du parcours des migrants. « Il faut que je croie en la souffrance pour soigner et, jusqu’à présent, je n’en ai jamais douté », souligne la psychiatre. Au bout de plusieurs semaines de traitement, les patients vont mieux, assurent les médecins. « Le cerveau reposé, ils reviennent nous voir, nous recommandent à d’autres », atteste Andrea Tortelli. « On redonne une identité de sujet à ces personnes qui n’ont pas de statut social, insiste Gilles Charel. Cela participe à leur redonner de l’estime [d’eux-mêmes]. »

Gilles Charel, infirmier de l’unité consultation d’accompagnement psychiatrique et social du Groupe hospitalier universitaire psychiatrie & neurosciences, à Paris, le 10 juillet 2025. MARIA TURCHENKOVA POUR « LE MONDE »
La prévention est l’autre enjeu de ce dispositif : « Plus nous traitons tôt et rapidement le stress des migrants, moins les troubles psychiatriques sévères se développent, et moins cela coûte à la collectivité », admet Andrea Tortelli. La psychiatre alerte toutefois sur l’impact des décisions politiques, comme lorsque Bruno Retailleau, le ministre de l’intérieur, avait décidé de déployer 4 000 membres des forces de l’ordre pour interpeller des « clandestins » dans les gares et les bus, en juin. « Des rendez-vous ont été annulés, les gens ont eu peur de venir, affirme-t-elle. C’est un risque de rupture de soins. »
« Vous êtes en sécurité »
Il est 15 h 11. Divine arrive, accompagnée d’une traductrice. Cette Congolaise d’une vingtaine d’années a les yeux cernés d’un noir intense, une chevelure en désordre, le visage épuisé et abîmé par le chagrin. La demandeuse d’asile dit entendre des voix et être tourmentée par les cauchemars. Pourtant, pour Maria Vittoria Carlin, qui l’a déjà rencontrée, Divine va mieux, ces voix sont moins récurrentes que l’an passé. La psychiatre veut en savoir plus sur elle, car elle ne connaît pas son histoire. Divine accepte.
D’un ton à peine audible, elle raconte qu’à l’âge de 16 ans, son père a voulu la marier à un homme influent et riche. Elle a refusé. Pourtant, un jour, en revenant de l’école, elle s’est fait enlever par deux inconnus. « Je me suis retrouvée dans une chambre, l’homme influent était en face de moi, il m’a dit : “Désormais, tu es chez toi”, relate-t-elle. Il voulait avoir un rapport sexuel avec moi. » Et puis, plus rien. Elle se fige, son visage aussi. Elle est ailleurs, le regard perdu. « Divine ? Vous êtes en France, vous savez qui je suis ? Vous pouvez dire mon nom ? » Silence. « Vous reconnaissez ma voix ? Vous êtes en sécurité. » Après de longues minutes, elle revient à elle. Divine veut rentrer. Maria Vittoria Carlin lui renouvelle son ordonnance.
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En 2024, le Capsys a réalisé 6 280 consultations, contre 1 416 en 2021. Face à une telle croissance, « il faudrait que nous soyons le double [de soignants] », assure Andrea Tortelli. « Cette unité nous redonne confiance, glisse un demandeur d’asile mauritanien, torturé dans son pays, dit-il, pour ses idées politiques. J’ai pu dominer ma peur. Leur travail est vital. »

Dans l’unité consultation d’accompagnement psychiatrique et social du Groupe hospitalier universitaire psychiatrie & neurosciences, à Paris, le 10 juillet 2025. MARIA TURCHENKOVA POUR « LE MONDE »