Dysmorphie financière : ils gagnent bien leur vie mais ont l’impression d’être pauvres
« Sur le feed ». L’argent s’exhibe en grande pompe sur les réseaux sociaux, révélant notamment l’obsession de la « Gen Z » pour la richesse comme finalité ultime. Palaces, vacances de luxe, vêtements coûteux : ces représentations tronquent le rapport au réel et provoquent chez certains une perception distordue de leur réalité pécuniaire.

Sur les réseaux, on aime exhiber son argent. Ici, un jeune homme fait pleuvoir des liasses de billets au son d’une musique pop. Là, on fait le décompte de ses économies : « 13 090 euros, regardez-moi tout ça ! », s’exclame avec ravissement une jeune femme en arborant de pleines poignées de billets de 50 et de 100 euros.
Et surtout, on se plaît à parler thunes. Nevada, jeune fille aux lunettes écaille, explique comment passer une journée sans dépenser le moindre centime, tandis que Krish indique le montant des économies dont il faudrait idéalement disposerselon son âge.
Entre les astuces pour élaborer un budget et les appels à tout flamber comme si demain n’existait pas, la boussole financière s’est mise à tourner comme une toupie. Combien d’argent faut-il pour acheter une maison, une paire de baskets, un cadeau d’anniversaire ? Quel montant gagner pour manger à sa faim, ou ne plus s’inquiéter sottement de rater un avion. En euros et en dollars, les internautes se perdent en conjectures. Plus on parle d’argent et moins il semble que l’on s’y retrouve.
Au moins 10 millions d’euros pour être heureux
D’après un sondage Empower réalisé début 2024, la génération Z américaine estime qu’il faut gagner 587 797 dollars par an (environ 42 000 euros par mois) pour atteindre le « succès financier ». A titre de comparaison, une étude Goliaths a révélé que 24 % des Français pensent avoir besoin d’au moins 10 millions d’euros pour mener leur vie de rêve.
Plus modestement, l’Observatoire des inégalités a calculé que gagner 4 416 euros mensuels après impôts vous propulse parmi les 5 % les plus riches de France. Un salaire élevé, qui n’est pourtant pas toujours perçu comme tel par les plus aisés. D’après une étude publiée en 2024 par la direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), deux tiers des 20 % des Français les plus riches estiment appartenir à la classe moyenne. Comment expliquer une telle distorsion de perception ?
Sur MoneyTok, la sphère TikTok où l’on discute bons plans conso et gestion du portefeuille d’actions, les internautes ont posé un diagnostic : nous sommes nombreux à souffrir de dysmorphie financière. A l’instar de la dysmorphophobie, ce trouble mental qui brouille la vision que l’on a de son corps, la dysmorphie financière empêche l’évaluation correcte de son pécule et de son patrimoine. Forgée en 2024 aux Etats-Unis par l’application de paiement Credit Karma, l’étiquette est depuis reprise en masse par les réseaux. A ce jour, le trouble n’est pas reconnu en tant que pathologie par la classification officielle des troubles psychiatriques et psychiques (DSM). Cela n’empêche pas thérapeutes, conseillers financiers et surtout créateurs de contenu de s’emparer du concept pour évoquer nos angoisses irrationnelles et nos sentiments ambivalents.
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Une distorsion de la réalité pécuniaire qui conduirait à dépenser avec frénésie, compter chaque sou de façon maladive, ou cumuler les dettes pour maintenir un certain style de vie… « Je sais que je ne pourrai jamais me payer l’appartement que je veux, avec du parquet et une terrasse », déplore Nina (le prénom a été modifié), 35 ans, en tirant d’un geste nerveux sur une cigarette électronique parfum litchi. Chargée d’études à Bordeaux, elle touche pourtant chaque mois presque 3 800 euros net après impôts, sans compter les primes. « Je ne vois pas l’intérêt de mettre de côté, déjà que tout augmente, je ne veux pas me priver sur le reste ! »
Le reste, ce sont les vêtements de bonne facture et les week-ends entre copines. Pour un festival ou un séjour dans une spacieuse villa dont elle partagera religieusement les clichés sur Instagram (« pas grand-chose, juste une photo ou deux par jour »), la jeune femme débourse plusieurs centaines d’euros par week-end. De retour chez elle le dimanche soir, elle se connecte à l’application de sa banque pour consulter ses comptes, la boule au ventre, inquiète à l’idée de devoir manger« des pennes au beurre Lidl » le reste de la semaine.
Et, à l’approche de l’été, l’inquiétude de Nina grandit. Dans deux semaines, elle s’envole pour l’enterrement de vie de jeune fille d’une amie. Budget prévu pour deux jours et demi à Lisbonne ? « 600 euros », admet-elle un peu gênée. Les organisatrices ont vu les choses en grand. Dîner dans un restaurant gastronomique, hôtel cossu, cours de danse et séance photo par un professionnel. « Le truc habituel, non ? », conclut Nina.
« Manipulation mentale »
Dans la vidéo « Pourquoi tout le monde est-il toujours en vacances ? », la youtubeuse Chelsea Fagan, de la chaîne The Financial Diet, décrypte un sentiment communément expérimenté sur les réseaux : les autres ont plus, et vivent mieux.« Jamais nous n’avons été autant exposés à la vie des autres. Auparavant, nous avions accès principalement à la vie de nos voisins et amis, souvent issus de la même classe sociale. Aujourd’hui, on suit en direct sur Internet des vies présentées comme normales par des influenceurs jouissant de fortunes familiales colossales, de revenus liés aux partenariats, ou du soutien financier de leur partenaire, et ce sans que cela soit explicité. C’est de la manipulation mentale », affirme l’Américaine.
Selon un rapport de Credit Karma, la dysmorphie financière pourrait être alimentée par l’obsession des gens pour la richesse. Un désir d’accumulation stimulé par les réseaux sociaux, où coachs financiers et autres « crypto bros » incitent à investir au plus vite dans le bitcoin et consorts sous peine de rater sa vie. « Pas de voiture, les mêmes fringues qu’il y a deux ans, pas de vacances sur des plages au bout du monde… J’ai souvent l’impression d’être à la traîne par rapport à la vie que je devrais avoir, même si je sais que c’est un peu idiot », déplore Maxime (le prénom a été modifié), 24 ans, vendeur dans une PME belge. Lorsque, vers minuit, ses yeux se ferment, c’est devant des tutoriels Youtube expliquant comment dégager « 2 000 euros mensuels de revenus passifs ». Pour « se mettre à l’abri », le jeune homme estime devoir gagner au moins 5 000 euros par mois.
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Pour Hélène Ducourant, sociologue de la consommation à l’université Gustave-Eiffel, la notion de dysmorphie financière est à manipuler avec des pincettes. Ce « simili concept » serait symptomatique d’une tendance : la psychologisation du social, ou l’attribution de causes psychologiques aux faits sociaux.
En ligne, les contenus liés à l’argent sont en effet souvent accompagnés de mots-clés comme #Anxiété, #Santé mentale ou encore #Etat d’esprit, indique la plateforme de veille Visibrain. « Cette psychologisation tend à imputer des phénomènes structurels à des responsabilités individuelles, dépolitisant ainsi les enjeux d’iniquité. Parler de dysmorphie financière détourne notre attention de problèmes cruciaux : la construction des inégalités et du patrimoine, les disparités de salaire entre femmes et hommes, les expériences de pauvreté dès l’enfance, la perte de pouvoir d’achat et le partage de la plus-value. » Sans compter tous ces malheureux sans la moindre #Rolex au poignet.
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Commentaire F.PIERRU sociologue:
Après la dysmorphie de genre, la masculinité toxique, le masculinisme, les incels, les VSS, les TERF, voici un nouveau concept : la dysmorphie financière.
Quelle inventivité… Quand on n’a plus de prise sur le réel, on joue avec et sur les mots.
Ce n’est évidemment pas une enquête sociologique mais l’Occident décadent a la jeunesse qu’elle mérite.
Dans les 60’s et 70’s, on rêvait de transformer le monde, de jouer comme Hendrix, chanter comme Joplin, de faire la nouvelle vague, de devenir un grand reporter… Mais « we blew it ».
C’est bien gentil de fustiger les boomers, mais la génération Z aura ce qu’elle mérite.
Nous voici dans le règne du fric, de l’IA, des influenceurs, des rézo sociaux, des jeux en réseaux, des franchises Marvel… Deux points communs : le moindre effort, le max de flouze. Le triomphe de l’homo oeconomicus.
Oui, c’est vrai, je ne peux pas cacher mon mépris pour ces d’jeun’s.