Une drame pour incompréhension entre urgences et maternité a la Croix Rousse de Lyon.

Ballottée entre des urgences et une maternité saturées, une femme enceinte perd son bébé

Les urgences de l’hôpital de la Croix-Rousse à Lyon, débordées, sont passées à côté d’une atteinte artérielle chez une femme enceinte de sept mois, venue pour des blessures au visage. L’enfant n’a pas survécu. Les parents ont dû interpeller à plusieurs reprises l’hôpital pour obtenir de premières explications.

Caroline Coq-Chodorge

9 juillet 2025 à 07h24 https://www.mediapart.fr/journal/france/090725/ballottee-entre-des-urgences-et-une-maternite-saturees-une-femme-enceinte-perd-son-bebe?utm_source=quotidienne-20250712-173004&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-%5BQUOTIDIENNE%5D-quotidienne-20250712-173004&M_BT=115359655566 

LéonoreLéonore est un bébé mort-né à sept mois de grossesse, le 16 janvier 2025 à Lyon (Rhône). La veille au soir, sa mère, Julie*, a lourdement chuté dans un escalier. Parce qu’elle a eu le réflexe de protéger son ventre, son visage a violemment heurté une marche. Julie a été prise en charge par le Samu le visage tuméfié, des dents cassées, saignant abondamment des deux narines, direction l’hôpital de la Croix-Rousse.

La mère et le père de l’enfant à naître ont vécu une nuit d’attente et d’errance, entre la maternité et les urgences. Débordés, les deux services n’ont pas su communiquer. Les urgences ont cru à un banal saignement de nez, sans gravité. La femme enceinte a été renvoyée chez elle vers 5 heures du matin par la maternité. À 8 heures, le saignement a repris, abondamment. L’artère faciale de la mère était en réalité touchée. Un choc hémorragique a conduit à la mort in utero de l’enfant.


Illustration Sébastien Calvet / Mediapart

Julie et son compagnon, Romuald Di Noto, ont accepté de partager le dossier médical qui retrace ce drame. Les deux parents ont débuté une procédure d’indemnisation devant les commissions de conciliation et d’indemnisation des accidents médicaux (CCI). 

Ils souhaitent aussi médiatiser leur histoire pour alerter sur la situation du service public hospitalier. Lui-même fonctionnaire – il est magistrat –, Romuald Di Noto ne veut pas mettre en cause des individus : il sait que des erreurs ou des négligences sont commises, dans tous les services publics, en raison du manque de moyens. 

Première échographie : le bébé va bien

« Est-ce qu’on traite le bébé ou la maman ? » C’est la première question, abrupte, que posent les pompiers qui prennent en charge la mère après sa chute dans l’escalier, le 15 janvier. Les parents ont en effet obtenu et partagé auprès de Mediapart les bandes enregistrées des échanges avec le Samu. Celui-ci privilégie l’enfant, comme le prévoient les recommandations : direction la maternité de l’hôpital Croix-Rousse à Lyon. L’opérateur du 15 prend aussi le soin de prévenir les urgences de l’hôpital, où la mère doit aller dans un second temps pour son nez probablement cassé, qui saigne abondamment.

À la maternité, une échographie et un monitoring sont pratiqués. L’enfant à naître va bien. La professionnelle de santé qui prend en charge la femme enceinte s’inquiète plutôt pour Julie : elle relève dans son compte rendu « un épistaxis important++ », c’est-à-dire un saignement de nez particulièrement « actif » et « continu », ainsi qu’une tachycardie, un battement du cœur un peu rapide. La maternité renvoie donc la patiente vers les urgences.

Faute d’ambulance, Romuald Di Noto doit y conduire lui-même sa compagne, en la poussant sur un fauteuil roulant d’un bâtiment à un autre, soit un trajet de quinze minutes. « On nous a proposé d’appeler une ambulance privée, mais cela aurait pris beaucoup plus de temps », précise le père.

Aux urgences, Julie est prise en charge à 22 h 10 par une interne, qui elle aussi constate une « épistaxis abondante non tarie des deux narines avec jetage postérieur ». Cela fait alors près de deux heures que la femme enceinte saigne abondamment du nez. Le saignement se poursuit encore, au moins jusqu’à 0 h 31, puisque le dossier médical indique que le saignement est alors tari « après Coalgan et compression bilatérale » des deux narines. Le Coalgan est le nom de marque d’une mèche hémostatique, qui arrête le sang, vendu en pharmacie sans ordonnance.

Romuald Di Noto affirme que sa compagne a rempli de sang dans la soirée « deux haricots », ces petits bassins qui servent dans les hôpitaux à recueillir des liquides divers. « J’ai vérifié leur contenance. Je pense qu’elle a perdu environ 1 litre de sang », affirme-t-il.

S’il dit juste, ce serait alors une perte considérable. Un corps humain contient en moyenne 5 litres de sang. Pour un don du sang, environ un demi-litre est prélevé, et jamais sur des femmes enceintes.

Pour que cela ne tombe pas aux oubliettes.

Aux urgences, un scanner a été réalisé. Il a permis d’établir que le nez de Julie était en effet cassé. Il écarte aussi un « saignement intracrânien ». Mais lors de ce scanner, il n’était pas injecté d’un produit de contraste, qui aurait permis de mieux visualiser la vascularisation du crâne.

Les constantes de la femme enceinte sont bonnes, à l’exception d’une tachycardie : 115 battements de cœur par minute (BPM) à la maternité, 120 aux urgences. Ce rythme est un peu rapide, mais n’a pas alerté, car la fréquence cardiaque des femmes enceintes est souvent plus élevée.

Retour à la maternité à 3 h 15 où un nouveau monitoring est réalisé. Puis le couple est de retour chez lui « aux environs de 5 heures du matin ». Quand Julie se réveille, elle fait ce que lui a indiqué la sage-femme qui a placé la mèche de Coalgan : elle l’enlève. L’hémorragie des deux narines reprend immédiatement, « de plus belle », constate le sapeur-pompier envoyé sur place. Sur l’enregistrement de sa conversation avec le Samu, il s’inquiète aussi du « pouls qui est rapide, à 148 »BPM, mais « les autres constantes sont bonnes ».

Deux sacs de sang remplis

Retour aux urgences de la Croix-Rousse où un médecin prend immédiatement conscience de l’urgence, résumée en quelques mots dans le dossier médical : « Arrive avec deux sacs de sang remplis. » Parmi les constantes, seule la tachycardie est clairement anormale, à 150 BPM. Julie ne parvient pas à se lever sans faire un malaise, et surtout, elle ne « sent plus le fœtus ». Un méchage des narines est pratiqué en urgence, cette fois avec une « mèche rigide ».

Un gynécologue obstétricien se déplace aux urgences pour réaliser une échographie. Il constate « la mort fœtale in utero probablement sur le choc hémorragique ».


© Document Mediapart

Julie est envoyée en réanimation où on lui transfuse du sang en grande quantité. Un deuxième avis d’un médecin ORL (otorhinolaryngologie) est demandé, car la mèche n’a pas tari le saignement. Celui-ci diagnostique enfin « un saignement artériel ». La patiente bénéficie alors d’une opération de radiologie interventionnelle, sous anesthésie générale. Du produit de contraste est injecté dans son artère carotide, qui alimente le cerveau, pour visualiser sous imagerie la circulation sanguine. Est alors identifiée une « fuite active » de l’artère faciale. Son embolisation arrête enfin le saignement.

Deux jours plus tard, l’accouchement est déclenché à la maternité. Léonore naît à 32 semaines et 2 jours de grossesse. Elle pèse près de 1,7 kg. À la maternité, les parents sont accompagnés dans leur deuil. Ils peuvent voir leur enfant, le présenter à leurs familles, qui sont très présentes. Une sage-femme écrit, dans le dossier obstétrical, que « le couple fait face à cette épreuve avec beaucoup de discernement ». Elle indique aussi que « le père ressent de la colère vis-à-vis de la prise en charge aux urgences générales du 15 janvier ».

Une pédopsychiatre de l’hôpital vient aussi à leur chevet et les suit quelques mois. Elle aussi constate cette « colère » du père. Il a « besoin de comprendre ce qu’il s’est passé », pour que cela « ne tombe pas dans les oubliettes », relate-t-elle. Romuald Di Noto confirme avoir fait part explicitement au cours de cette période, concernant l’hospitalisation de mi-janvier, de son besoin d’explications.

Un manque de médecins et de lits

Resté sans nouvelles pendant un mois et demi, Romuald Di Noto écrit le 7 mars au chef de service des urgences et à la direction des Hospices civils de Lyon (les HCL, le groupe hospitalier public auquel appartient l’hôpital de la Croix-Rousse) en leur rappelant que lui et sa compagne estiment « que la prise en charge plus que superficielle au sein de ce service est à l’origine de l’arrêt de la grossesse survenu dès le matin du 16 janvier 2025 »

Sans réponse, il les relance par e-mail une semaine plus tard, le 13 mars, en leur demandant si « une transmission par lettre recommandée avec accusé de réception » est nécessaire. Cette fois, la directrice chargée des relations avec les usagers et usagères répond dans la journée. Elle lui assure que le chef de service des urgences a « engagé les démarches d’une analyse approfondie […] qui devrait se tenir rapidement. En parallèle, la rédaction d’un document de déclaration d’un événement indésirable grave est en cours de finalisation, pour être adressée à l’ARS d’ici demain ».

Document Mediapart

En creux, la directrice fait alors un aveu : le décès de Léonore n’a pas été considéré comme un événement indésirable grave (EIG) par l’hôpital. Car celui-ci aurait, dans ce cas, dû être signalé « sans délai » à l’agence régionale de santé (ARS). L’équipe de soins avait ensuite trois mois pour réaliser une analyse approfondie de l’événement.

Le signalement de l’EIG à l’ARS est finalement fait le 14 mars, deux mois après les faits, et l’analyse approfondie transmise le 23 mai. Au titre des « facteurs favorisants » qui ont joué dans cet événement dramatique, l’équipe déroule les maux habituels de l’hôpital public : le manque de médecins et de lits. Dans la nuit du 15 au 16 janvier, seuls « deux médecins et deux internes »travaillaient pour un « flux supérieur à cinquante patients dans les urgences ». Il n’y avait pas de « place en hospitalisation en médecine » pour y installer la femme enceinte, sous surveillance. Côté maternité, la situation était tout aussi tendue, avec « forte activité en salle de naissance avec une césarienne code rouge et une césarienne code orange concomittantes ».

L’analyse approfondie comprend aussi un « plan d’action » visant à améliorer des pratiques. L’hôpital de la Croix-Rousse ne s’est pas engagé à augmenter les effectifs de médecins aux urgences ou le nombre de lits. Mais les urgences se contentent de mettre en place, en collaboration avec des médecins ORL, un protocole de prise en charge des épistaxis et une formation au méchage.

On a eu l’impression que le décès de notre bébé s’inscrivait dans une forme de routine.

Une faute médicale a-t-elle été commise ? C’est ce que devra déterminer l’expertise médicale qui devrait être conduite dans le cadre de la procédure d’indemnisation lancée par les parents de l’enfant. Le père en est cependant convaincu : « En termes de raisonnement, ce saignement de nez a été considéré dès le départ comme de la bobologie. »

Un saignement de nez abondant peut pourtant conduire en réanimation, rappelle la Société française d’oto-rhino-laryngologie et de chirurgie de la face et du cou (SFORL) dans ses recommandations de prise en charge des épistaxis. Il faut dans un premier temps procéder à une « compression bidigitale (entre pouce et index) prolongée (dix minutes) », détaille-t-elle. Si c’est insuffisant, « une cautérisation doit être envisagée » par un médecin ORL. Dans la nuit du 15 janvier, Julie a saigné pendant au moins deux heures malgré la compression bidigitale. Aucun avis ORL n’a été demandé, comme le reconnaît l’équipe dans son analyse de l’accident.

La société savante des médecins ORL insiste sur les « cas des épistaxis post-traumatiques », soit la situation exacte de Julie. « En cas de saignement abondant faisant suspecter une lésion de l’artère carotide interne, écrit la SFORL, le patient doit être sédaté et intubé, et un tamponnement doit être mis en place. » Un scanner injecté doit être réalisé pour « identifier la source de l’hémorragie ». Le scanner simple réalisé dans un premier temps aux urgences, pour confirmer la fracture du nez, paraît donc largement insuffisant.DOSSIERL’hôpital à bout de souffle117 articles

Des membres de l’équipe des urgences et de la direction de l’hôpital ont reçu les parents de Léonore en avril. « Ils ont été respectueux, raconte Romuald Di Noto. Le chef de service paraissait épuisé, il a expliqué qu’il demandait depuis des mois du personnel supplémentaire. On s’est étonnés qu’ils n’aient pas fait de signalement avant qu’on leur écrive. Ils nous ont expliqué que l’équipe était très marquée, qu’ils en avaient parlé entre eux, mais qu’ils étaient saturés par ce genre de démarches administratives. On a eu l’impression que le décès de notre bébé s’inscrivait dans uneforme de routine. »

À toutes nos questions – sur la situation du service, le traitement de la mort du bébé, le retard dans la déclaration de l’événement indésirable grave, l’absence d’avis d’un médecin ORL, le manque de médecins cette nuit-là aux urgences –, la direction des Hospices civils de Lyon n’a pas répondu. Elle s’est contentée d’exprimer de nouveau sa « profonde compassion à l’égard du couple confronté à [cet] événement dramatique »

Caroline Coq-Chodorge

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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