Un système où une part croissante de la dépense publique soutient l’activité marchande plutôt que les services non marchands (éducation, santé, logement, environnement).

« Une part croissante de la dépense publique soutient l’activité marchande plutôt que l’éducation, la santé, le logement ou l’environnement »

Tribune

Anne-Laure DelatteDirectrice de recherche au CNRS

En France, les aides publiques aux entreprises ont triplé depuis 1979. A l’heure où le gouvernement cherche désespérément 40 milliards d’euros, elles sont l’angle mort du débat budgétaire, affirme l’économiste Anne-Laure Delatte, dans une tribune au « Monde ».

Publié le 09 juillet 2025 à 12h10, modifié le 10 juillet 2025 à 15h47  https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/07/09/une-part-croissante-de-la-depense-publique-soutient-l-activite-marchande-plutot-que-l-education-la-sante-le-logement-ou-l-environnement_6620162_3232.html

Temps de Lecture 2 min.

Alors que la commission d’enquête sénatoriale sur les aides publiques aux grandes entreprises a rendu ses conclusions mardi 8 juillet, la question de leur ampleur, de leur efficacité et de leur pilotage est loin d’occuper la place qu’elle devrait dans le débat budgétaire. Et pourtant, les auditions menées ces derniers mois ont confirmé un constat largement partagé par les chercheurs comme par les administrations : ces aides sont nombreuses, peu lisibles et rarement évaluées. Leur poids dans les finances publiques, comme leur rôle dans les orientations économiques du pays justifieraient un examen bien plus soutenu.

L’une des raisons tient à leur nature. Une grande partie des aides publiques aux grandes entreprises ne prend pas la forme de subventions directes, mais passe par des avantages fiscaux (comme les allègements d’impôt) ou des exonérations de cotisations sociales. Ces dispositifs ne donnent pas lieu à des versements : ce sont des recettes que l’Etat ou la Sécurité sociale choisissent de ne pas percevoir. Résultat : ils n’apparaissent pas comme des dépenses dans les documents budgétaires, et échappent en grande partie au débat public – alors même qu’ils représentent une forme de dépense à part entière.

Soutiens indirects

Notre étude, publiée cette semaine dans la Revue d’économie politique (Abdelsalam, Delatte, Guillaume, 2025), propose pour la première fois une estimation globale et historique de ces aides indirectes. Elles n’avaient jusqu’ici jamais été rassemblées en un seul endroit, dans une perspective historique permettant d’en suivre l’évolution et d’en apprécier les tendances de long terme. En exploitant quarante-cinq ans d’archives économiques et financières, nous mettons en lumière trois faits marquants.

Lire aussi |  Article réservé à nos abonnés  Les aides publiques aux entreprises ont atteint au moins 211 milliards d’euros, en 2023, calcule la commission d’enquête sénatorialeLire plus tard

D’abord, leur ampleur : en moyenne, plus de 90 milliards d’euros d’avantages fiscaux et d’exonérations sociales sont accordés chaque année aux entreprises. En 2022, cela représentait plus de 110 milliards d’euros de recettes non perçues. Pour 100 euros d’impôt sur les sociétés théoriquement dus, seuls 70 sont effectivement collectés. Pour 100 euros de cotisations sociales dues, la Sécurité sociale n’en reçoit que 84. Ces soutiens indirects représentent désormais près de 60 % de l’ensemble des aides publiques aux entreprises.

Ensuite, leur progression : depuis 1979, les avantages fiscaux à l’ensemble de l’économie et les exonérations de cotisations ont triplé, passant de 2 % à 6 % du produit intérieur brut (PIB). Cette hausse a concerné quasi exclusivement les entreprises, tandis que les aides aux ménages sont restées stables en proportion du PIB.

Au Sénat, à Paris, le 23 janvier 2025.
Au Sénat, à Paris, le 23 janvier 2025.  LUDOVIC MARIN/AFP

Enfin, leur concentration : plus de la moitié des montants visent des objectifs de compétitivité, d’investissement ou d’emploi. Cinq dispositifs seulement en concentrent 75 % – parmi lesquels le crédit d’impôt recherche (CIR) ou les allègements généraux de cotisations sociales (ex-CICE). Au total, les aides publiques à l’économie marchande, directes et indirectes, pourraient représenter le second poste de dépenses publiques dans le budget français.

Ce débat n’est pas technique. Il reflète une évolution plus large des priorités collectives. Comme l’a souligné le politiste britannique Kevin Farnsworth, nos sociétés ont vu émerger une forme d’« Etat-providence pour les entreprises » : un système où une part croissante de la dépense publique soutient l’activité marchande plutôt que les services non marchands (éducation, santé, logement, environnement).

Lire le 1er volet |  Article réservé à nos abonnés  Ces dizaines de milliards d’euros d’aides publiques aux entreprises versés sans transparence, ni suiviLire plus tard

Il ne s’agit pas d’opposer entreprises et services publics, mais d’évaluer, de hiérarchiser les priorités, de rendre compte. Dans un contexte de déficit public élevé (5,8 % du PIB en 2024) et de dette croissante (113 %), il est plus que jamais nécessaire d’examiner aussi les dépenses les moins visibles, qui mobilisent pourtant de réelles ressources collectives.

Ce débat est légitime. Il est même indispensable. Car derrière ces mécanismes, c’est un projet collectif qui se dessine : quels usages voulons-nous faire de nos ressources communes ? Et dans quelle société souhaitons-nous investir ?

Anne-Laure Delatte est directrice de recherche au CNRS. Elle est l’autrice de « L’Etat droit dans le mur. Rebâtir l’action publique » (Fayard, 2023 et Points 2025)

Anne-Laure Delatte (Directrice de recherche au CNRS)

Voir aussi:

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

Laisser un commentaire