Face à la pénurie de Canadair, l’État fait des économies
Le constat est unanime, les bombardiers d’eau sont indispensables pour lutter contre les incendies, qui gagnent du terrain été après été. Mais malgré les promesses d’Emmanuel Macron en 2023, le renouvellement et le renforcement de la flotte tarde, faute de crédits.
Leur commande a été annoncée en grande pompe. Puis presque officialisée, puis discrètement reportée. Et enfin à nouveau annoncée. En déplacement à Marseille jeudi 8 juillet au soir, pour constater les dégâts causés par les incendies dans la métropole et saluer les services de secours en action, le ministre de l’intérieur Bruno Retailleau a indiqué qu’il « souhaite » que le gouvernement puisse « commander deux nouveaux » Canadair. La France manque cruellement de ces bombardiers d’eau irremplaçables dans la lutte contre les grands feux, comme l’ont encore constaté les pompiers ces derniers jours.
« Nous allons sanctuariser ces nouveaux moyens », a assuré le lendemain la porte-parole du gouvernement Sophie Primas sur RTL. Cette promesse ira-t-elle au-delà du vœu pieux ? En octobre 2022, Emmanuel Macron avait déjà annoncé un plan massif de renforcement de la flotte française composée de douze Canadair.
Dans un contexte fortement marqué par les feux cauchemardesquesde l’été 2022, le président avait annoncé que l’État allait « investir massivement pour que, d’ici à la fin du quinquennat, ces 12 [Canadair] soient remplacés, et que leur nombre soit porté à 16 ».
Un projet nécessaire selon tous les spécialistes du sujet : les appareils français ont 30 ans d’âge en moyenne, et le dernier a été livré en 2007. Les pièces détachées commencent à manquer, la corrosion attaque des avions conçus pour se ravitailler en eau douce sur les lacs canadiens et non en eau de mer, les pannes se multiplient…

Certains jours de 2024, aucun des appareils n’était en mesure de décoller. Cet été, en pleine saison des grands feux, onze des avions sont tout de même opérationnels, le dernier ayant heurté un récif en mai lors d’un exercice en Corse.
Mais trois ans après, l’annonce présidentielle est quasiment restée lettre morte. La direction générale de la sécurité civile explique qu’au lieu de remplacer les appareils, elle projette plutôt une mise à jour technique. Quant aux achats, seuls deux nouveaux Canadair ont effectivement été commandés en 2024, via le programme « RescEU » de l’Union européenne, qui prend en charge la moitié du coût total (frais de douanes, pièces de rechange et divers matériels compris), soit environ 99 millions d’euros, 84 restant à la charge de la France.
La commande des deux autres appareils a été, elle, reportée en raison des économies budgétaires surprises décidées début 2024. « Seuls les deux appareils financés dans le cadre du programme européen RescEU ont été commandés, la France ayant renoncé aux deux Canadair supplémentaires prévus en option suite à l’annulation de crédits par le décret du 21 février 2024 », détaillait ainsi en février dernier la Cour des comptes dans son analyse annuelle de la manière dont le budget 2024 a été réellement dépensé.
C’est la commande de ces deux avions – déjà annoncés puis annulés – que Bruno Retailleau a annoncé une nouvelle fois mardi. Sous le regard modérément convaincu de la députée socialiste de Lozère Sophie Pantel, coautrice avec le député insoumis de la Haute-Vienne Damien Maudet d’un tout récent rapport sur le sujet, publié le 2 juillet.
Les deux parlementaires sont largement sensibilisés à la question, qu’ils ont déjà exploré ensemble en octobre dernier, dans un premier rapport d’analyse du budget dévolu à la sécurité civile.
Dénis économique et climatique
« Le renouvellement des Canadair : un sujet de préoccupation majeure insuffisamment anticipé », alertent-ils dans leur travail de juillet, critiquant « les retards pris » sur les commandes. En octobre 2022, la Cour des comptes alertait aussi sur « l’absence de vision stratégique »de l’administration, limitant « sa capacité à affronter les défis majeurs que sont l’aggravation du risque des feux de forêts et le renouvellement de la flotte d’aéronefs ».
« La pénurie des Canadair en France n’est discutée que lorsque des incendies battent leur plein. Mais dans deux mois, tout le monde sera passé à autre chose et personne n’ira vérifier si les commandes ont bien été faites », regrette la députée. Elle tient à souligner qu’en matière de flotte de lutte contre les incendies « de gros efforts ont été faits ces dernières années ». Notamment pour les Dash, gros avions embarquant plus d’eau que les Canadair, incapables de se ravitailler sur des plans d’eau ou sur la mer, mais uniquement dans des bases dédiées.
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9 juillet 2025
« Sur les 8 appareils, 6 ont été renouvelés depuis 2017, souligne la députée. Et là où nous comptions 36 hélicoptères bombardiers d’eau en 2022, nous en avons désormais 37, et nous en aurons 40 en 2029. » Mais ce satisfecit ne concerne pas les Canadair. Le rapport de députés concluait que le « vieillissement de la flotte […] ne lui permet plus d’accomplir ses missions de protection ».
« Jusque dans les années 2000, nous disposions d’une flotte bien dimensionnée pour répondre aux besoins de l’arc méditerranéen, estime Sophie Pantel. Mais du fait du réchauffement climatique, le besoin y est aujourd’hui accru car la zone est frappée plus durement par les feux. Et désormais, c’est aussi tout le pays qui est concerné : en 2022, 90 départements ont été touchés par les feux ! »
« On est dans un déni économique, regrette pour sa part Damien Maudet. La sécurité civile en France, c’est 6 milliards d’euros par an de dépenses, quand l’enseignement privé, c’est 10 milliards [en réalité, 13 milliards en 2024 – ndlr]. Cela ne coûte pas beaucoup d’argent, mais à force de rogner, on obtient un service public low cost. » Le député critique également « un déni climatique » : « La portion du territoire susceptible d’être touchée par les feux est passée en quelques dizaines d’années de 20 % à 50 %. »
Les frais de locations des appareils ont explosé. Ils sont passés de 2,4 millions d’euros en 2020 à 30 millions prévus pour 2025.
Leur conclusion, inévitable, est la même que celle tirée par le président en octobre 2023 : « Il faut non seulement renouveler la flotte, mais la renforcer. » Les deux premiers appareils sont attendus pour 2028 au plus tôt.
Au quotidien Le Monde, le ministère de l’intérieur a assuré que les deux avions supplémentaires « seront livrés en 2030 », pour peu qu’ils soient « bien inscrits au budget 2026, ce à quoi la direction de la sécurité civile travaille ». Or, Sophie Pantel indique que le fabricant, De Havilland of Canada, lui a expliqué au dernier salon du Bourget ne pas pouvoir s’engager sur une livraison avant 2032 « dans le meilleur des cas ».
En attendant, l’État a recours à la location. La sécurité civile peut louer entre deux et six appareils à une société privée en cas de besoin, ainsi que dix hélicoptères. Mais les frais de locations annuels ont explosé. Comme le souligne le rapport parlementaire dévoilé le 2 juillet, ils sont passés de 2,4 millions d’euros en 2020 à 30 millions prévus pour 2025.
Monopole
Le rapport parlementaire s’interroge aussi sur la question de la souveraineté industrielle de la France sur ce thème désormais stratégique. L’entreprise De Havilland, qui a repris la production à l’entreprise Bombardier, qui l’avait abandonnée en 2015 faute de commandes, est en position de monopole pour la fabrication des bombardiers d’eau.
Les deux députés spécialisés plaident donc pour diversifier la flotte, en achetant des hélicoptères lourds et en équipant les Airbus militaires A400M de « kits de largage » dont les plus récents tests ont été concluants.
Ils misent aussi beaucoup sur Hynareao, une start-up française qui prépare un appareil capable de rivaliser avec les Canadair et qui promet un prototype possiblement finalisé pour 2029. Le gouvernement vient d’annoncer une participation de 7 millions d’euros au projet. Une autre entreprise française, Kepplair Evolution, a aussi été sélectionnée par la direction générale de la sécurité civile pour tenter de convertir des avions de passagers en bombardiers d’eau.
Enfin, les corapporteurs appellent la France à répondre davantage aux appels à candidature du plan européen « RescEU ». Ils jugent « incompréhensible » le fait que la France ne se soit pas positionnée sur un projet qui aurait permis d’acquérir deux hélicoptères lourds financés en partie par l’UE. « Il est bien dommage de ne pas avoir levé la main », regrette Sophie Pantel.
Incendies : la France, en état d’alerte maximale, est-elle prête à faire face à la multiplication des feux ?
Alors que l’arc méditerranéen est classé en risque incendie « élevé » ou « très élevé » par Météo-France, la France se prépare à vivre un été à haut risque. Si le pays a tiré les leçons des grands incendies de 2022, sa flotte de lutte est vieillissante.
Avec 7 000 hectares déjà partis en fumée et 5 900 départs de feu enregistrés depuis le début de l’année, dont la plus grande partie depuis juin, la saison des incendies en France a démarré très tôt et très fort. Dans un contexte de forte sécheresse, l’été s’annonce à haut risque.
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Mardi 8 juillet, des habitants de Marseille, la deuxième ville de France, ont été appelés à se confiner, après que l’incendie, parti en fin de matinée de la commune limitrophe des Pennes-Mirabeau (Bouches-du-Rhône), est entré dans la ville. L’aéroport, situé à Marignane (Bouches-du-Rhône), a dû fermer ses pistes par sécurité.
La veille, c’est la ville de Narbonne (Aude) qui avait vu deux de ses quartiers confinés au sud, et l’autoroute A9, qui conduit vers l’Espagne, fermée. L’incendie, qui a brûlé 2 000 hectares et n’était toujours pas fixé mardi soir, est le troisième en dix jours dans ce département. Le week-end des 5 et 6 juillet, 430 hectares avaient été détruits à proximité du village de Douzens (Aude) et, fin juin, la même surface de garrigue avait disparu après propagation d’un feu causé par un barbecue mal éteint.
Sur ce périmètre, et dans une dizaine de départements du Sud-Est, on retrouve les mêmes facteurs de risque. Un phénomène que les pompiers appellent le « trois-trente » : un vent de plus de 30 kilomètres-heure (km/h), une température supérieure à 30 °C et un taux d’humidité inférieur à 30 %. La végétation touchée, elle, est dense, car la fin de l’hiver a été pluvieuse et a permis le développement d’un feuillage important, qui s’est ensuite desséché durant un mois de juin très chaud et sec. « Cet état de sécheresse de la végétation pour un début de juillet est très inhabituel, se rapprochant d’années historiques comme 2017 », souligne Météo-France.
Résultat de ce cocktail, la « météo des forêts » mise en service par Météo-France à la demande du gouvernement à la suite des incendies de l’été 2022, classe en « risque élevé » ou « très élevé » tout l’arc méditerranéen, qui va des Pyrénées-Orientales au Var pour les jours à venir. D’autant qu’il est prévu que les températures remontent encore. Dans un communiqué, publié mardi, la situation sur le pourtour méditerranéen est même qualifiée de « critique ».
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Au cœur de la zone, l’Hérault a aussi connu son premier feu d’ampleur, samedi, sur le massif de la Gardiole, entre Montpellier et Sète (Hérault), et, plus à l’est, dans les Bouches-du-Rhône, un sinistre avait déjà détruit une centaine d’hectares de forêt à une quinzaine de kilomètres au nord-ouest de Marseille, sur la Côte bleue.
Drones et intelligence artificielle
Dans ce contexte d’alerte maximale, la France est-elle prête ? « Notre système est globalement performant, car tous les moyens sont pensés pour permettre de traiter tout feu dans les dix minutes suivant sa détection, avant qu’il n’ait parcouru 1 hectare », souligne Grégory Allione, député européen Renew et président d’honneur de la Fédération nationale des sapeurs-pompiers de France.
Si, sur les quelque 5 900 départs de feu enregistrés depuis janvier, seule une dizaine s’est vraiment propagée, c’est parce qu’un engagement massif en hommes et en matériel a été rapidement mis en œuvre afin de limiter au maximum leur développement. Depuis quelques années, aussi, les drones sont utilisés en surveillance, notamment par les services départementaux d’incendie et de secours (SDIS), tout comme l’intelligence artificielle, afin de permettre des reconnaissances de feu très précoces grâce à des caméras installées à des points stratégiques.
Le pays a, par ailleurs, tiré des leçons de l’été 2022, lorsque 70 000 hectares de végétation avaient disparu dans les flammes. L’obligation de débroussaillage a ainsi été renforcée. Toutes les décisions prises à l’issue de cet été terrible ne sont cependant pas allées jusqu’à leur terme. Les quelque 100 000 pompiers volontaires sur lesquels s’appuie largement la lutte contre le feu sont ainsi toujours en attente d’une meilleure reconnaissance.
Côté aéronefs, la flotte française contre les incendies est vieillissante. Elle est actuellement composée de 12 Canadair de trente ans d’âge, dont un, accidenté, n’est pas opérationnel cet été, de 8 mmDash, des avions bombardiers d’eau équipés d’un réservoir de 10 000 litres d’eau ou de produit retardant, soit 4 tonnes de plus que le Canadair, dont 6 sont récents, de 3 Beechcraft de quarante-cinq ans, utilisés pour le repérage, et une flotte renouvelée de 37 hélicoptères, dont les derniers arriveront en 2029… Soit, au total, en comptant les appareils loués, 40 aéronefs de largage d’eau opérationnels cet été, selon les décomptes du ministère de l’intérieur.
Le président de la République, Emmanuel Macron, avait annoncé, en 2022, un investissement massif pour que « d’ici à la fin du quinquennat, en 2027, les 12 Canadair déjà en service soient remplacés et que leur nombre soit porté jusqu’à 16 ». Trois ans après, « 2 ont été commandés et 2 autres devaient l’être avant que le premier ministre Gabriel Attal n’annule cet engagement », rappelle la députée socialiste de Lozère, Sophie Pantel, autrice avec le député (La France insoumise) de la Haute-Vienne Damien Maudet, d’un rapport d’information sur le sujet.
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« Clarifier la stratégie de renouvellement de la flotte des Canadair »
« On avait une flotte dimensionnée à nos besoins jusqu’aux années 2000, estime-t-elle. Mais, aujourd’hui, notre parc est sous-dimensionné. Avec le réchauffement climatique, les appareils seront de plus en plus sollicités sur des surfaces toujours plus importantes. » Pour elle, il est urgent de « clarifier la stratégie de renouvellement de la flotte des Canadair et leur calendrier de livraison ». En effet, un Canadair commandé aujourd’hui ne pourra pas être livré avant 2032, selon les informations recueillies par l’élue auprès du constructeur.
Au ministère de l’intérieur, le lieutenant-colonel Frédéric Harrault rassure. « Nous serons les deuxièmes servis, juste après la Grèce, et nous aurons le premier Canadair de la dernière génération au mieux en 2028 ; et si les deux autres sont bien inscrits au budget 2026, ce à quoi la direction de la sécurité civile travaille, ils nous seront livrés en 2030 », rappelle le porte-parole de la sécurité civile.
Pour pallier cette attente, et éviter de dépendre aussi fortement d’une entreprise nord-américaine, la mission parlementaire propose d’« investir une partie de moyens destinés au renouvellement des Canadair dans le développement de projets français d’avions bombardiers d’eau ». Un sujet sur lequel le ministère de l’intérieur se dit très à l’écoute, en regrettant que les solutions proposées ne soient pas encore utilisables.
Le nom d’Hynaero circule pour ses avancées vers la mise au point d’un équivalent du Canadair ; celui de Positive Aviation pour la transformation d’ATR 72 en avions remplissant les mêmes fonctions que le Dash. Une avancée en matière de souveraineté, même si Mme Pantel comme M. Allione imaginent aussi une stratégie plus européenne s’agissant de sécurité civile.
Limiter les tensions sur l’eau
Il existe déjà des mécanismes de mutualisation du matériel de lutte anti-incendie, mais la France n’a pas postulé à la dernière offre, car elle aurait été un peu onéreuse, en dépit de la prise en charge financière de l’Union européenne, compte tenu du service fourni, selon le ministère de l’intérieur. En attendant, la France loue à l’année 6 hélicoptères lourds, 4 légers et des Air Tractor, des avions utilisés pour l’épandage, qui complètent les Dash. « Notre souci est de diversifier notre flotte afin d’être opérationnels sur tous les terrains », ajoute M. Harrault.
Pour être efficace, mieux vaut aussi avoir de l’eau à disposition. Des initiatives ont été prises pour limiter les tensions là où la ressource manque, comme dans le département des Pyrénées-Orientales, qui subit une longue sécheresse depuis trois ans. Les pompiers misent sur l’augmentation des réserves d’eau consacrées à l’extinction des incendies… par le biais notamment de la transformation d’anciennes cuves vinicoles en sites de stockage. Près de la côte, dans la communauté de communes Sud-Roussillon, une cinquantaine de bornes d’incendie sont d’ores et déjà alimentées par de l’eau usée traitée, issue de la station d’épuration.
Dans l’Aude, le SDIS et les acteurs de l’eau ont accru leurs échanges depuis la sécheresse de 2022, explique André Viola, le président du syndicat d’eau RéSeau 11, qui regroupe 230 communes. Les pompiers disposent d’un « travail de recensement des ressources », réalisé en amont de leurs interventions. L’objectif : préserver, dans la mesure du possible, les réserves destinées à l’eau potable mais aussi éviter que les pompiers n’arrivent dans un village en comptant « sur le réseau d’eau potable, alors qu’il est à sec ou quasiment à sec ».