Une sécurité sociale de l’alimentation devrait être créée.

Boris Tavernier, député écologiste : « L’alimentation, ce n’est pas juste “remplir des ventres” C’est un acte culturel, social, sensoriel. La précarité prive de tout cela »

Pour le député écologiste Boris Tavernier, mieux manger n’est pas une problématique individuelle, mais du ressort de la responsabilité collective et relevant de la législation. Dans un entretien au « Monde », il propose une Sécurité sociale de l’alimentation, en déplorant le peu de volonté politique. 

Propos recueillis par Publié le 06 juillet 2025 à 18h00, modifié hier à 08h10

Temps de Lecture 7 min.

Distribution de nourriture pour les étudiants, à Rennes, le 25 septembre 2024.
Distribution de nourriture pour les étudiants, à Rennes, le 25 septembre 2024.  DAMIEN MEYER / AFP

Boris Tavernier est cofondateur de VRAC, association créée en 2013 qui lutte contre la précarité alimentaire dans les quartiers populaires, il a été élu député de la 2e circonscription du Rhône en juillet 2024, affilié au parti des Ecologistes. Il défend une vision égalitaire, humaniste et gourmande de la société.

Vous défendez le droit de tous à bien se nourrir. D’où vient votre engagement ?

Je suis né dans un milieu ouvrier du Pas-de-Calais, un village marqué par la pauvreté issue de la désindustrialisation. Après une fac à Arras et des petits boulots à Lyon, j’ai mené ma première grève dans un magasin de jouets et me suis fait licencier. Mes amis Axel Hernandez et Jérôme Duparc étaient engagés dans le mouvement altermondialiste, et avec eux, j’ai fait un pèlerinage à vélo, jusqu’à Millau, pour voir les ruines du McDo cassé par José Bové en 1999. Cela nous a inspirés pour créer un bar-restaurant coopératif, De l’autre côté du pont : un joyeux repaire de militants qui défendait l’agriculture paysanne bio et accessible. On y cuisinait, on organisait des débats, des projections, des concerts. C’était une école politique, communautariste et culinaire. J’y suis resté dix ans.

Comment est née l’association VRAC, Vers un réseau d’achat en commun, que vous avez fondée ?

J’ai repris des études en économie sociale et solidaire, pour me mettre en confiance. En parallèle, je discutais avec Cédric Van Styvendael, directeur d’Est Métropole Habitat (et futur maire de Villeurbanne), et Marc Uhry, directeur régional de l’ex-Fondation Abbé Pierre, pour imaginer des projets qui améliorent la qualité de vie dans les HLM et qui luttent contre l’isolement. Avec eux, l’idée est née de permettre aux personnes de mieux manger, en leur donnant accès à une alimentation de qualité, bonne au goût et pour la santé, tout en soutenant les producteurs.

Cet article est tiré du « Hors-Série Le Monde – Big bang dans l’assiette », juillet-septembre 2025, en vente dans les kiosques ou par Internet en se rendant sur le site de notre boutique.

Comment avez-vous mis cela en place ?

Il fallait sortir du cercle militant. Je suis allé dans les quartiers populaires de Lyon, à la rencontre des habitants – à La Duchère, au Mas du Taureau, à Vaulx-en-Velin, aux Minguettes, à Vénissieux, dans les centres sociaux, les mosquées, les églises… Je participais à des ateliers de couture, j’étais souvent le seul homme parmi plein de femmes. J’expliquais le fonctionnement des groupements d’achat, qui permettent d’avoir de bons produits à meilleur prix. Avec le bar, on avait déjà un bon réseau de producteurs locaux. Il fallait créer des collectifs de consommateurs. J’ai organisé des dégustations dans les cités : j’installais une table en bas des immeubles avec plein de produits, les gens s’arrêtaient et goûtaient. Je ne mentionnais pas le bio, même si tout l’était. Une fois que les gens validaient le goût, on parlait de prix.

Quelle est la mission de VRAC et comment cela marche-t-il ?

L’idée est de faciliter l’accès à une alimentation choisie, durable et de qualité, grâce à des groupements d’achat dans les quartiers populaires. Les produits sont bio, locaux, vendus au prix du producteur, sans aucune marge. Une fois par mois, on organise une épicerie éphémère avec une permanence pour le retrait des denrées. Ces moments sont aussi des temps d’échange, de partage de recettes, de cultures, d’histoires. Régulièrement, on organise aussi des visites chez les paysans, car on oublie souvent qui nous nourrit. Cela permet aux adhérents de comprendre le travail et la vie des agriculteurs, de redonner du sens et de la valeur à l’alimentation.

Enfin, on a lancé des concours de cuisine, qui lient gastronomie et précarité, et qui mettent en valeur la diversité culturelle des quartiers populaires. Durant ces concours, les participantes (quasiment toujours des femmes) préparent leurs recettes, très souvent végétariennes, car plus économiques, inclusives et écologiques, qui sont ensuite dégustées et jugées par des chefs parfois étoilés. Ces projets ont généré des choses merveilleuses, et de nombreuses femmes, qui étaient invisibilisées chez elles, ont repris des études ou trouvé du travail dans la restauration. La cuisine leur a redonné confiance, pouvoir et plaisir.

Pourquoi insistez-vous tant sur le goût et le plaisir ?

L’alimentation, ce n’est pas juste « remplir des ventres ». C’est un acte culturel, social, sensoriel. La précarité prive de tout cela. Quand on n’a pas les moyens, la dimension du plaisir disparaît. On achète ce que l’on peut, pas ce que l’on veut. On est dans le non-choix, on a les restes des restes, on est le méthaniseur de la société. La précarité alimentaire va aussi de pair avec la solitude, car sans argent, on ne va pas inviter quelqu’un à manger, ni accepter une invitation que l’on ne pourra pas rendre. Retrouver le goût, le plaisir de cuisiner et de partager, c’est retrouver une part de sa dignité.

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Pourtant, l’alimentation pèse de moins en moins dans les budgets des foyers…

C’est très lié à la crise du logement. Les loyers sont devenus inaccessibles, et en septembre 2024 2,7 millions de personnes attendaient un logement social en France, selon l’Union sociale pour l’habitat. C’est délirant. Résultat, l’alimentation devient la variable d’ajustement. On saute des repas, on achète des produits bas de gamme, pour pouvoir payer ses factures. La précarité alimentaire s’ajoute à la précarité de l’habitat, la précarité énergétique, la précarité sanitaire. Et ce sont toujours les mêmes qui trinquent.

Le droit à bien manger devrait-il être garanti ?

Cela semble une évidence. Le droit à l’alimentation est inscrit dans des traités internationaux ratifiés par la France, notamment le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels, ce qui devrait engager l’Etat à assurer l’accès pour toutes et tous à une alimentation de qualité, durable et choisie. Pourtant, 10 % des ménages déclarent ne pas avoir assez à manger et 51 % ne sont pas satisfaits des aliments qu’ils consomment, selon une récente étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie. Il faudrait inscrire le droit à l’alimentation dans la Constitution, et créer une grande loi-cadre transpartisane sur le sujet.

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Vous proposez la Sécurité sociale de l’alimentation (SSA). Qu’est-ce que c’est ?

Aujourd’hui, avec sa carte Vitale, on peut tous – riches ou pauvres – faire des dépenses de santé chez des professionnels conventionnés, médecins ou pharmaciens. Sur le modèle de la « Sécu », la SSA permettrait à chaque citoyen d’avoir une carte créditée pour acheter des produits alimentaires de qualité, auprès de structures partenaires. Cela ne représenterait pas la totalité des courses, mais un soutien concret pour choisir ce que l’on veut manger.

Une quarantaine de projets expérimentaux existent déjà en France, comme à Montpellier avec la Caisse commune de l’alimentation, lancée en 2021. C’est une assemblée citoyenne qui regroupe des personnes en précarité et des classes moyennes et supérieures. Un parcours d’engagement est proposé, pour sensibiliser tout le monde aux enjeux de l’alimentation. Ensuite, le collectif désigne les magasins et produits qui seront conventionnés. Le plus souvent, ils privilégient naturellement les produits bio et locaux, issus de producteurs paysans vertueux. En cela, les citoyens font de bien meilleurs choix que ne feraient nombre de députés ou ministres. C’est une vraie dynamique démocratique.

Faut-il vraiment que tout le monde en bénéficie ?

Oui. Nous avons besoin de projets qui fédèrent. Les politiques ciblées minent le collectif, stigmatisent les plus précaires, qui doivent prouver qu’ils cochent les bonnes cases du malheur, et génèrent de la frustration chez ceux qui se sentent systématiquement oubliés par les politiques publiques. Les politiques universelles, comme la Sécurité sociale ou l’école publique, créent du commun, permettent de refaire nation.

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Aujourd’hui en France, personne ne s’offusque à l’idée que Bernard Arnault [PDG de LVMH] puisse se faire rembourser sa visite chez le médecin. Pourquoi raisonner différemment avec l’alimentation ? L’adage de la « Sécu » est: « De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Nous avons toutes et tous besoin de manger. Mais nous n’avons pas tous les mêmes moyens pour contribuer. Les détenteurs du capital devront certainement contribuer davantage que les travailleurs. Et une fois ce principe d’universalité protégé, on pourra réfléchir à des adaptations : faut-il verser autant pour un enfant que pour un adulte ? Faut-il renforcer la SSA dans les territoires d’outre-mer, où l’alimentation est plus chère qu’en métropole ?

Au-delà des expérimentations locales, une SSA nationale est-elle réaliste ?

Les projets existants sont pionniers, réellement innovants – contrairement à de nombreuses start-up – et montrent un ou des chemins pour la SSA. On peut faire un parallèle avec l’histoire de la Sécurité sociale, qui trouve des inspirations dès le XIXe siècle dans des projets de caisses ouvrières de secours mutuel.

Cela dit, le passage à l’échelle représente de nombreux défis. D’abord, un défi démocratique : comment protéger la « Sécu » de l’alimentation des lobbys agro-industriels ? Un défi dans la construction d’un rapport de force : comment imposer au capital une cotisation ? Un défi organisationnel : comment adapter le système alimentaire et agricole ? Nous avons choisi une approche pragmatique, en demandant d’abord l’adoption d’une loi d’expérimentation, qui soutienne les projets existants et en fasse émerger d’autres. Le pragmatisme repose aussi sur le fait que nous nous inspirons de quelque chose qui existe et qui a fait ses preuves, à savoir la Sécurité sociale. Mais il faudra ajouter l’ambition et le courage politique. C’est ce courage qui a permis les ordonnances de 1945 donnant à la France sa Sécurité sociale.

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Quelles critiques reçoit la SSA de la part de la droite parlementaire ?

Je ne suis pas sûr qu’à droite beaucoup aient pris la peine de comprendre la mesure. Ils font le choix de ne pas soutenir un projet qui viendrait protéger nos agriculteurs. Ils dénoncent une mesure pour les assistés, sans entendre que le premier pilier de la SSA est au contraire l’universalité. Les macronistes pensent que cela coûterait trop cher. Lors de l’examen du texte, le Rassemblement national a révélé son manque de confiance envers les citoyens, insistant lourdement pour que les produits conventionnés soient français. Mais ce sont les citoyens qui décident ce qui doit être conventionné ou non. Pas les élus. Notre projet n’est pas de créer un chèque-alimentation qui dit aux gens quoi manger. Il s’agit d’un droit collectif et choisi. Pour peu qu’on leur en donne les moyens, les citoyens choisiront des produits français, respectueux de l’environnement et de celles et ceux qui les produisent.

Quel est, selon vous, le premier levier pour avancer ?

Une vraie volonté politique. Il faut cesser de se coucher devant l’industrie agroalimentaire et la grande distribution. Nous devons imposer des normes, changer les règles et contraindre les agro-industriels à mieux travailler. Le Nutri-Score, par exemple : plutôt que d’être remis en cause, il devrait être obligatoire, car c’est un label qui oriente les choix des consommateurs et peut faire changer les recettes des industriels. Mieux manger n’est pas une problématique individuelle, ni la responsabilité du consommateur. C’est une responsabilité collective, une question de justice sociale et de solidarité, qui relève de la législation. On a du pain sur la planche. Mais au pays de la gastronomie et des droits de l’homme, on devrait bien arriver à faire quelque chose !

Cet article est tiré du « Hors-Série Le Monde – Big bang dans l’assiette », juillet-septembre 2025, en vente dans les kiosques ou par Internet en se rendant sur le site de notre boutique.

GREGG SEGAL

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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