« L’Esprit du totalitarisme », de Jean-Jacques Rosat : comment, de Moscou à Pékin, notre monde est devenu orwellien
A partir d’une lecture renouvelée du célèbre roman de George Orwell, « 1984 », le philosophe Jean-Jacques Rosat analyse les ressorts du « deuxième âge » du totalitarisme, dont Poutine et Xi Jinping sont les incarnations les plus manifestes.
Le livre. Le mot semblait relégué aux poubelles de l’histoire, enfoui dans la part sombre de nos mémoires. Accrochée aux images des camps de la mort, des processions nazies, du goulag et de la Stasi, l’expression paraît appartenir au XXe siècle des manuels scolaires. Or le totalitarisme revient. Ou, plutôt, il n’a jamais disparu, rappelle le philosophe Jean-Jacques Rosat dans L’Esprit du totalitarisme (Hors d’atteinte, 416 pages, 23 euros), un essai consacré à un régime politique qui, de Moscou à Pékin, concurrence et défie le modèle démocratique. Nous entrons même dans le « deuxième âge » des totalitarismes, soutient-il.
En Russie, Vladimir Poutine a mis vingt ans à structurer le « totalitarisme tchékiste », du nom de l’ancienne police politique du régime bolchevique, analyse Jean-Jacques Rosat. L’ancien agent du KGB vise non pas à prolonger l’Union soviétique, mais à inventer un totalitarisme sans parti, avec ses hommes de main (les siloviki), son idéologie empruntant aussi bien à l’orthodoxie qu’à la slavophile et sa détestation d’un Occident « woke » et décadent. « Celui qui ne regrette pas la destruction de l’Union soviétique n’a pas de cœur. Et celui qui veut sa reconstruction à l’identique n’a pas de tête », disait, en 2000, le maître du Kremlin.
La Chine de Xi Jinping, au sein de laquelle le parti dirige la totalité de l’Etat, est sans doute « le régime totalitaire le plus accompli et le plus perfectionné de l’histoire », explique Jean-Jacques Rosat, avec sa manière d’articuler le marxisme-léninisme et le capitalisme dirigé, la surveillance généralisée et la répression des Ouïgours.
Oligarchie soudée
Le totalitarisme s’installe aujourd’hui au cœur même des démocraties, soutient le philosophe, avec « l’américanisme trumpiste » aux Etats-Unis, ce patriotisme à la fois réactionnaire et ultramoderniste armé des puissants outils du « fascisme communicationnel » d’une Silicon Valley droitisée. Il s’affirme en Israël avec le « sionisme négationniste et éliminateur », qui nie l’existence du peuple palestinien et souhaite, écrit-il, son « élimination ». Un courant incarné par Force juive et Mafdal, « deux partis ouvertement racistes et fascistes », dirigés par les ministresItamar Ben Gvir et Bezalel Smotrich.
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S’il existe une « invention démocratique », comme le disait le philosophe Claude Lefort, à savoir une forme politique où le pouvoir est un « lieu vide » qu’aucun gouvernement ou parti ne peut s’approprier, il y a également « une invention totalitaire », avance Jean-Jacques Rosat. Et c’est George Orwell qui, au XXe siècle, a le mieux analysé sa dynamique, qui ne s’est pas interrompue avec la chute du mur de Berlin. 1984 est une « fiction réaliste » sur le système totalitaire que George Orwell mène à partir de ses lectures et de son engagement en Catalogne en 1937, où les staliniens réprimèrent les anarchistes et les groupuscules marxistes non orthodoxes, comme la milice du POUM, dont il fit partie.
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Le roman orwellien est « un outil de connaissance » qui met en scène, à Londres, une oligarchie soudée par un rêve de domination absolue. Orwell invente le personnage de Winston Smith, journaliste comme lui, plongé au cœur d’une enquête sur cette étrange dictature instaurée après la guerre civile qui succéda à la troisième guerre mondiale. Un monde, appelé Océania, au sein duquel le langage est inversé, la vérité objective abolie, la vie quotidienne scandée par les apparitions sur les télécrans de Big Brother et dont les journées sont ponctuées par les « deux minutes de la haine ».
Une religion du pouvoir
A la lumière de ce « roman-enquête », le ressort principal du totalitarisme ne repose ni sur l’idéologie ni sur la technologie, mais sur la « volonté de pouvoir » d’une caste instruite et fanatique incarnée par le cynisme de O’Brien, un dignitaire du Parti intérieur que Winston prend à tort pour un dissident. C’est bien cela, la dynamique totalitaire, insiste Jean-Jacques Rosat, « la religion du Dieu-pouvoir ». Avant de soumettre Winston à la torture qui le conduira finalement à « aimer Big Brother », O’Brien le confesse : « Nous sommes les prêtres du pouvoir. »
L’idéologie est prédominante, mais peut être changeante. Si le régime hitlérien comme celui des Khmers rouges se sont effondrés, explique Rosat, c’est notamment en raison d’une foi forcenée en leur idéologie, qu’ils voulaient à tout prix réaliser. La seconde génération du totalitarisme ne s’embarrasse pas de pareilles fidélités. Elle peut tour à tour critiquer le marché et le promouvoir, changer d’institutions politiques et de doctrine économique. Le totalitarisme est une religion du pouvoir qui repose sur un collectivisme oligarchique, une destruction de la vérité objective, mais aussi, observe Orwell, sur la « double pensée », cette capacité à penser en même temps une chose et son contraire qui caractérise l’élite des systèmes totalitaires.
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Dans le sillage de l’historien du fascisme Emilio Gentile, pour qui le totalitarisme se caractérise par « une révolution permanente » et « une extension continue du pouvoir politique », l’essai de Jean-Jacques Rosat permet d’éviter la confusion et l’« aveuglement ». Un aveuglement entretenu par un flou sémantique. Qualifier la Russie de Poutine ou la Chine de Xi Jinping de régime « autoritaire » ou « autocratique » conduit à des « euphémismes lénifiants », constate Jean-Jacques Rosat, car ces Etats sont bien totalitaires et leur dynamique menace désormais de s’étendre à la planète entière.
L’Esprit du totalitarisme. George Orwell et 1984 face au XXIe siècle, Hors d’atteinte, 416 pages, 23 euros.
