Le lent réveil des économistes devant l’urgence écologique
Par Pascal Riché
Publié aujourd’hui à 06h00, modifié à 16h24
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Enquête
Pendant longtemps, la science économique a ignoré la crise du climat et de la biodiversité, malgré les alertes répétées des scientifiques. Si un changement s’amorce, notamment sous la pression des étudiants, les résistances restent puissantes.
Les économistes ont longtemps ressemblé à ces personnages pantins du film Don’t Look Up, d’Adam McKay (2021), qui, malgré l’évidence, refusent de voir qu’une météorite fonce tout droit vers la Terre. Les climatologues et biologistes ont beau avoir alerté la planète, pendant des décennies, qu’une catastrophe est en cours, et avoir répété qu’elle est forcément dévastatrice pour l’activité humaine, la science économique a continué à caresser ses modèles de croissance comme si de rien n’était.
Depuis quelques années, pourtant, le vent semble tourner. La profession semble enfin prendre la mesure des crises du climat et de la biodiversité. Les signes se multiplient : colloques spécialisés, publications scientifiques, financements de thèses, création de chaires universitaires, remises de prix… On ne peut certes pas encore parler de changement d’ère, mais le champ s’ouvre.
Prenez le dernier Prix du meilleur jeune économiste, dont Le Monde est partenaire, remis au Sénat en une soirée ensoleillée, le 19 mai. Certes, le jury – composé de membres du Cercle des économistes – n’a pas couronné un détracteur de la croissance, loin de là. L’obsession du lauréat, Antonin Bergeaud, c’est plutôt le redressement de la productivité, au point qu’il se demande si l’Union européenne, dans ses priorités, n’est pas allée un peu trop loin sur l’environnement et le social.
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Mais, derrière lui, les trois nominés sont tous des spécialistes de questions touchant à l’environnement. Carton plein. Adrien Bilal est un macroéconomiste ultrabrillant de l’université Stanford, qui a démontré que l’impact du réchauffement climatique sur l’activité était six fois plus important que ce que l’on pense. Lauriane Mouysset est une économiste-philosophe-biologiste, chargée de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et spécialiste de la biodiversité au Centre international de recherche sur l’environnement et le développement (Cired), qui a tourné le dos à l’approche classique consistant à attribuer une valeur monétaire à la nature : elle préfère développer des outils plus complexes. Mathieu Parenti, enfin, spécialiste du commerce international à l’Ecole d’économie de Paris et à l’Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement, défend ardemment la taxe carbone.
« La remise de ce prix raconte très bien ce qui se passe actuellement, résume Eloi Laurent, chercheur à l’Observatoire français des conjonctures économiques. Certes, c’est encore un économiste très “XXe siècle” qui l’a emporté, mais, parmi les trois autres, vous trouvez un chercheur qui a pris conscience de la véritable ampleur de la crise tout en restant dans le cadre d’analyse traditionnel, et une autre qui tente de dessiner un autre modèle, plus adapté aux défis du XXIe siècle. Ils sont une parfaite illustration des trois étapes de la mutation en cours de la pensée économique : après le déni, la sortie de l’irénisme, puis la réinvention. »
Eloi Laurent est en France l’un des premiers économistes à avoir dénoncé la « bunkérisation » de sa propre profession face à la menace climatique. En épluchant le répertoire des articles des économistes du monde entier (RePec), il a constaté que les spécialistes de l’environnement ne représentaient que 4 % des chercheurs. Un nombre inversement proportionnel à l’importance du défi que vit l’humanité.
Un réveil est en cours
Autre constat alarmant, des chercheurs viennent de passer au peigne fin l’ensemble des articles publiés dans les cinq plus prestigieuses revues de la profession entre 1975 et 2023 : The American Economic Review, Econometrica, The Journal of Political Economy, The Quarterly Journal of Economics et The Review of Economic Studies. Sur plus de 18 000 articles, seuls 25 ont porté sur le changement climatique. Mais les choses semblent bouger un peu, constate Eloi Laurent. « Dans les tout derniers numéros de ces mêmes revues, il y a trois articles sur ces questions [sur une soixantaine]. On progresse ! Il n’y a pas de quoi se réjouir : c’est le signe que la situation s’est tellement aggravée que personne ne peut plus détourner les yeux. »
La plupart des économistes de l’environnement que nous avons interrogés – pas tous – confirment qu’un réveil est en cours, au moins sur la question du climat. « De nombreux économistes de différentes spécialités – macroéconomie, commerce international, développement, économie urbaine – se sont mis à faire de la recherche en économie de l’environnement et du changement climatique », témoigne Paulina Oliva, professeure à l’université de Californie du Sud, à Los Angeles. « Il y a eu une accélération au cours des cinq dernières années, constate Eugénie Dugoua, sa collègue à la London School of Economics (LSE), qui mentionne le rôle joué par les donateurs externes. Par exemple, la création de la Global School of Sustainability à la LSE a eu lieu grâce à un ancien étudiant devenu entrepreneur dans les technologies propres en Chine. »
Monika Piazzesi, professeure à l’université Stanford (Californie), constate elle aussi une « évolution notable », y compris dans sa spécialité, la macrofinance. Elle a commencé à noter un « vif intérêt » de la part de ses doctorants il y a « environ huit ans ». A l’écouter, l’accord de Paris de 2015 a servi de déclencheur, et l’attribution du prix Nobel 2018 à l’économiste du climat William Nordhaus, de l’université Yale (Connecticut), a « sorti la question de la marginalité ».
La liste des 93 Prix Nobel d’économie révèle surtout l’ampleur d’un profond décalage avec les enjeux écologiques. En dehors de William Nordhaus, elle est vide de tout spécialiste de l’environnement. Dans les grandes universités, on en croise, certes, mais ils sont surtout dans les départements de géographie, de sciences agricoles, de développement, d’affaires publiques, de sciences de l’environnement… Ce n’est que depuis quelques années qu’ils ont droit de cité dans les départements d’économie proprement dits, témoigne Eugénie Dugoua. « Mais il s’agit souvent d’enseignants-chercheurs dont les travaux environnementaux ne constituent qu’une spécialisation secondaire », tempère-t-elle.
Pour ce qui est des « économistes écologiques », les hétérodoxes qui remettent en cause le système capitaliste, ils sont persona non grata dans la plupart des facultés d’économie, sans parler des grandes revues scientifiques. Ils se retrouvent dans une poignée de campus (à Barcelone, à Leeds, à Vienne…) et publient dans leurs propres revues : Ecological Economics, Global Environnemental Change, Nature Sustainability, Lancet Planetary Health, Journal of Cleaner Production…
Les indicateurs de croissance comme boussole
Le grand paradoxe, c’est qu’à l’origine la nature était au cœur de l’analyse économique. Au XVIIIe siècle, les premiers économistes étaient appelés les « physiocrates », des mots grecs physis (« nature ») et kratos (« gouvernement »). Pour eux, toute richesse venait de la terre, qu’exploitaient les agriculteurs. Puis est venue l’école classique, qui, avec Adam Smith (1723-1790) et David Ricardo (1772-1823) en figures majeures, a théorisé le marché et structuré la pensée moderne de l’économie. En France, le représentant le plus connu de cette école était un industriel protestant du coton, Jean-Baptiste Say (1767-1832). Il présentait la nature comme un « magasin » dans lequel l’homme pouvait librement piocher, car ses produits étaient « inépuisables ». Pour les classiques, la valeur ne vient pas de la nature, mais du travail (le capital étant du « travail accumulé », dira Marx, qui s’inscrit dans le même sillage).
Après 1870 est apparue la révolution marginaliste. La valeur ne tient plus à la quantité de travail incorporée dans un bien, mais à l’utilité qu’apporte la dernière unité produite. Les mathématiques s’en sont alors mêlées : on a commencé à mettre l’économie en équation. Et pour y parvenir, les « néoclassiques » ont tout simplifié. Ils ont bâti une fonction de production reposant sur seulement deux facteurs, le capital et le travail. La nature a disparu du paysage. « Elle est devenue une forme de capital substituable aux autres, commente Timothée Parrique, chercheur à HEC Lausanne et chantre de la décroissance. Sur la base de ce petit choix méthodologique décidé pour alléger le modèle, on a bâti toute une culture économique. » Or, la nature n’est pas substituable au capital. Par exemple, si vous abattez une forêt millénaire, vous pouvez certes vendre le bois et en tirer de l’argent ; mais, avec cette somme, vous ne pouvez pas faire réapparaître la forêt.
Dans les années 1930, des indicateurs synthétiques de croissance (PNB, PIB…) commencent à servir de boussole – mais aussi d’œillères – aux gouvernants. Les premières comptabilités nationales, qui imbriquent les flux de production, de revenu, de consommation et d’épargne, reproduisent une image simplifée à l’extrême et monétisée de la réalité. La question de la dégradation de l’environnement est abordée comme une fâcheuse défaillance du système que l’on peut résoudre. On parle d’« externalités négatives » de la production.
Ce concept, on le doit à deux économistes britanniques, Alfred Marshall (1842-1924) et son disciple Arthur Cecil Pigou (1877-1959). Si une usine rejette des déchets dans une rivière, cela a un contrecoup sur l’activité des pêcheurs, qu’il faut bien tenter d’éviter. Pigou suggère d’évaluer ces externalités et d’instaurer des taxes. Depuis des décennies, c’est cette logique qui domine l’approche de l’environnement par les économistes. L’un d’entre eux, l’Allemand Karl William Kapp (1910-1976), l’a remise en question dans les années 1950, en montrant notamment que la recherche du profit conduisait systématiquement à déplacer vers la collectivité les coûts de la pollution. Mais il n’a pas réussi à ébranler le dogme.
Une autre occasion manquée a eu lieu au début des années 1970, marquées par le Flower Power et l’apparition des ordinateurs. En 1972, le Massachusetts Institute of Technology (MIT) publie le rapport Meadows sur les limites de la croissance. Appuyée sur une modélisation informatique (alors une nouveauté ébouriffante), une équipe d’ingénieurs et de chercheurs affirme que la croissance mène la planète à sa perte, du fait de l’épuisement des ressources. Le mythe d’une croissance infinie, carburant des « trente glorieuses », est brutalement remis en cause.
Comme un seul homme, les économistes étrillent le rapport – qui n’est certes pas sans défauts – publié sous l’égide du Club de Rome. Quelques pontes, comme Robert Solow (1924-2023) ou Joseph Stiglitz, commencent alors à chercher comment aboutir à une croissance respectueuse des ressources naturelles. La plupart de leurs collègues misent sur le progrès technique pour venir à bout de la difficulté posée, persuadés qu’il sera toujours possible de substituer une ressource à l’autre.
« Entropie »
Quelques années plus tard, un exilé roumain au caractère ombrageux, Nicholas Georgescu-Roegen (1906-1994), critique frontalement l’objectif sacré de la croissance. L’énergie et les minéraux utilisés dans le processus de production, dit-il, se dégradent dans un processus irréversible, qu’il désigne comme l’« entropie », une notion empruntée à la thermodynamique. A sa suite, et à celle de son disciple Herman Daly (1938-2022), va naître une école, l’économie écologique, qui ne sera jamais bien considérée par les gardiens du temple. Surtout quand elle prône la « décroissance », un mot imaginé par le philosophe français André Gorz (1923-2007), dans un article publié en 1972 dans Le Nouvel Observateur − hebdomadaire qu’il a cofondé. « Celui qui pense qu’une croissance exponentielle peut continuer indéfiniment dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste », plaisantait à la même époque l’Anglo-Américain hétérodoxe Kenneth Boulding (1910-1993).
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Lorsque la question climatique a percuté le débat public, à la fin des années 1980, les économistes ont cherché à la faire entrer dans leurs modèles. C’est le cas de William Nordhaus, qui se passionne pour le sujet, sans quitter la vision néoclassique ni le raisonnement coûts-avantages. Mettant en balance, dans son modèle DICE, le coût des mesures de transition énergétique et les avantages qu’en tireront les êtres humains, il trace une trajectoire optimale pour les êtres humains. Elle se traduira en 2100 par un réchauffement de… 3 °C à 4 °C par rapport à l’ère préindustrielle, conclut-il, soulevant bien des haut-le-cœur.
Autre économiste à la pointe sur ces sujets, le Britannique Nicholas Stern. En 2005, il est chargé par le gouvernement du Royaume-Uni d’un travail sur l’économie du changement climatique. Publié en octobre 2006, il s’agit du premier rapport officiel sur le réchauffement mené par un économiste. Il défend notamment l’idée d’attribuer un prix au carbone (et de le faire payer à travers des taxes et des réglementations). Aujourd’hui, la plupart des études situent le coût social du carbone entre 100 et 200 euros la tonne. Mais patatras, les travaux publiés en 2024 par Adrien Bilal et son collègue Diego Känzigbousculent cette évaluation consensuelle : on serait plutôt autour de 1 000 dollars (environ 850 euros) !
Les deux jeunes chercheurs essayaient de comprendre la « dissonance entre le discours des scientifiques, qui disent depuis longtemps que le changement climatique va bouleverser nos vies, et les études des économistes, qui trouvent des effets assez faibles sur l’activité », a raconté au Monde Adrien Bilal. Ils ont constaté que les économistes se bornaient à étudier la façon dont les changements de température locaux affectaient l’activité de chaque pays, mais qu’ils « prenaient très peu en compte l’effet de l’augmentation de la température mondiale ». En refaisant les calculs, ils n’en croyaient pas leurs yeux.
Depuis une dizaine d’années, les économistes s’efforcent d’intégrer dans leurs modèles de prévisions le changement climatique. Pouvoir tout ramener à un seul indicateur – le prix du carbone – leur facilite certes la tâche. Ils ont beaucoup plus de mal, en revanche, à intégrer l’autre pan de la crise actuelle de l’environnement : l’effondrement de la biodiversité. Impossible de l’encapsuler dans un seul indicateur : multiforme, cette crise-là est d’une effroyable complexité.
Casser les murs
Partha Dasgupta est un éminent économiste britannique de 82 ans, ancien professeur à la London School of Economics et à l’université de Cambridge. En 2021, il a remis un rapport sur l’« économie de la biodiversité », à la demande du chancelier de l’Echiquier, l’équivalent britannique du ministre des finances.
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Quand on lui demande si la science économique s’intéresse enfin à l’environnement, la réponse de Partha Dasgupta est mordante : elle étudie le climat « parce qu’il existe une manière relativement simple d’intégrer la question dans les modèles économiques conventionnels et parce qu’il a été relativement facile d’obtenir des financements pour la recherche ». En revanche, sur la biodiversité, « l’intérêt reste très limité, parce que le sujet requiert une connaissance technique de l’écologie ». A la différence de nombre de ses collègues, il ne mise pas trop sur les jeunes générations : « Les étudiants sont sous l’influence de leurs directeurs de recherche. Le désintérêt pour les enjeux écologiques et environnementaux se transmet de génération en génération dans la profession. »
Chargée de recherche CNRS au Cired, Lauriane Mouysset, 38 ans, est moins pessimiste. Pour réfléchir à la crise de la biodiversité, elle s’efforce de bousculer le cadre économique traditionnel en faisant appel à la philosophie et à la biologie, ce qui l’amène à « questionner la mise en valeur économique du vivant ». Comme bien d’autres, elle constate que de nombreux économistes travaillent désormais sur le climat, le bien-être animal ou la biodiversité, mais elle regrette qu’ils se parlent si peu : « Nous aurions beaucoup à nous apprendre, et surtout nous pourrions proposer une compréhension synthétique et cohérente des différents enjeux écologiques dans la pensée économique. »
A la différence de Partha Dasgupta, Lauriane Mouysset fait confiance aux étudiants pour casser les murs : « En économie, ils sont très demandeurs de compétences techniques en écologie, en climatologie, voire en biologie. De même, tous les étudiants en master d’écologie ont aujourd’hui la possibilité de suivre des modules d’ouverture aux sciences humaines et sociales, dont l’économie. »
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Aucun économiste ne dira le contraire : il devient urgent de travailler de façon pluridisciplinaire. « Un économiste qui ne propose qu’un seul outil, comme la taxe carbone, c’est comme un garagiste qui n’aurait qu’un tournevis, élabore Timothée Parrique. Il faut composer des boîtes à outils très riches, avec des instruments économiques, mais aussi juridiques, informationnels, culturels… » C’est peut-être d’un retour aux sources que la science économique a aujourd’hui besoin. Pour réencastrer l’économie dans la nature, elle doit renouer avec la façon de penser très riche et très libre des premiers économistes, qui, au XVIIIe siècle, mêlaient logique, mathématiques, physique, sciences naturelles, philosophie morale et science politique.