Aides-soignantes, infirmières, caissières… ont été des travailleuses essentielles lors de la pandémie de Covid. Cinq ans plus tard, leurs conditions de travail se sont encore détériorées.

CINQ ANS APRÈS, LES HÉROÏNES OUBLIÉES DU COVID

Aides-soignantes, infirmières, caissières… ont été des travailleuses essentielles lors de la pandémie de Covid. Cinq ans plus tard, leurs conditions de travail se sont encore détériorées, leur niveau de vie n’est pas meilleur. On fait le bilan de ce que sont devenues les héroïnes du Covid, qui ont travaillé dans des emplois mal payés alors que le reste du pays se confinait.

Cinq ans après le Covid : infirmières et aides-soignantes toujours déconsidérées

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Aides-soignantes et infirmières ont été essentielles lors de la pandémie de Covid. Cinq ans plus tard, elles se remémorent cette période, entre désillusions et sursauts d’espoirs qui permettent de « recommencer à rêver ». 

par  Rozenn Le Carboulec

19 mars 2025 à 09h30 https://basta.media/cinq-ans-apres-le-covid-infirmieres-et-aides-soignantes-toujours-deconsiderees

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Deux femmes avec un masque passent devant l'entrée de l'Hôpital Saint-Louis.
Au printemps 2020. ©Anne Paq

Claire a découvert la profession d’infirmière en plein confinement. Réquisitionnée alors qu’elle n’était pas encore diplômée, elle a eu en plus à sa charge deux étudiantes de deuxième année. « J’ai clairement été livrée à moi-même », estime-t-elle à propos d’une crise sanitaire qu’elle n’est pas prête d’oublier. À l’instar de bon nombre de ses collègues. « Je pense que cette période a été un gros traumatisme pour beaucoup de soignant·es », résume Stéphanie Crozat, présidente de la Fédération nationale des associations d’aides-soignants (Fnaas). 

« On était les infréquentables »

Stress démultiplié, manque de personnel comme de matériel approprié… à l’époque, les soignant·es avancent « à l’aveugle » face à un virus inconnu. « On a eu des masques périmés, voire moisis. Puis à un moment donné, il y a eu une rupture de de blouses et de surblouses, donc des associations nous en fabriquaient », se remémore Stéphanie Crozat, également aide-soignante en médecine interne et néphrologie au centre hospitalier de Libourne, en Gironde.

Selfie de Claire dans une salle d'hôpital avec un masque
Claire, infirmièreClaire a été mobilisée par l’hôpital pendant le confinement, avant même d’obtenir son diplôme. « Je ne me vois pas être encore infirmière à 40 ans, ne serait-ce que pour la charge mentale », dit-elle aujourd’hui.

Mathilde, qui était infirmière en Ehpad près de Lille, se rappelle avoir au début fait « avec les moyens du bord » : « Il y avait des jours où on n’avait pas de blouses, donc la seule solution était de mettre des sacs-poubelle. » À ce climat « très angoissant » s’ajoute un isolement pesant, qui contraste avec la reconnaissance sociale qui semble émerger. « Le soir on nous applaudissait, mais en réalité on nous rejetait jusqu’au sein de nos familles, parce qu’on risquait de ramener le virus à la maison », se souvient la présidente de la Fnaas. Qui ajoute : « Au quotidien, on était les infréquentables. »

Même amertume chez Caroline, alors aide-soignante en Ehpad : « On était des “héroïnes”, mais du jour au lendemain il a fallu se vacciner, sinon c’était nous qui allions tuer les gens. » La vaccination obligatoire pour les personnes travaillant dans les secteurs sanitaire et médico‑social reste encore en travers de la gorge des concerné·es : les réfractaires risquaient une suspension sans salaire, selon la loi du 5 août 2021 relative à la gestion de la crise sanitaire.

Et gare à celles et ceux qui tombaient malades : « Moi j’ai eu le Covid en décembre 2020, on me disait presque que c’était de ma faute », se rappelle Christine Forêt, qui travaillait dans un service conventionnel de chirurgie. Sans parler de Claire, qui a attrapé le virus à peine propulsée dans la vie professionnelle : « Ma famille l’a eu dans la foulée et ma mère a été hospitalisée donc ça a été très dur à gérer. » Et tant pis si les symptômes étaient sévères : « On nous demandait de tout de même venir travailler. » 
 

« C’est après que c’est devenu un enfer »

Pour plusieurs soignantes, à l’image de Caroline, la période du Covid n’a toutefois « pas été que négative » : « Au niveau professionnel, je suis tombée sur des gens avec qui j’avais peu d’affinités, et, au final, on a travaillé ensemble en ayant conscience des risques et ça nous a uni·es », décrit-elle. Amélie, qui était infirmière en hôpital psychiatrique, porte également un regard « bienveillant » sur ce moment.

Réquisitionnée en renfort d’un service hospitalier de psychiatrie, elle allait exceptionnellement voir les patients à domicile. « Ça a permis de créer des liens beaucoup plus profonds », confie-t-elle. Contrairement à d’autres soignantes, Amélie parle ainsi de cette période « comme d’une bulle d’oxygène ». Avant d’ajouter : « C’est après que c’est devenu un enfer. »

Portrait de Stéphanie Crozat en blouse blanche
Stéphanie, aide-soignante« Cette période a été un gros traumatisme pour beaucoup de soignants », résume Stéphanie Crozat, présidente de la Fédération nationale des associations d’aides-soignants.

Il y a d’abord eu plusieurs déceptions. « On nous a refusé la maladie professionnelle. On m’a enlevé 600 euros sur ma prime de fin d’année parce que j’avais été arrêtée 15 jours pour le Covid, c’est un peu dur à avaler ! On travaille en horaires décalés, de nuit, les jours fériés et dimanches, et on n’est pas du tout considérées », déplore Christine Forêt.

En avril 2020, le gouvernement annonce une prime de 500 à 1500 euros pour les soignant·es des départements les plus touchés par l’épidémie. Mais celle-ci ne compte pas pour le calcul de la retraite. Caroline, aide-soignante près de Lyon, commente : « Mon salaire est aujourd’hui de 1750 euros net par mois. Mais si on enlève toutes les primes, je suis payée moins qu’au Smic. » Le travail de nuit, les jours fériés et les dimanches, sont aussi rémunérés sur ce mode, dénonce Christine Forêt : « Donc on n’a pas une retraite qui correspond au travail que l’on fait. Et les réveillons du Nouvel An qu’on n’a pas passé avec notre famille, les repas ratés avec nos enfants… ? Envolés ! »

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« Ils sont en train de tout foutre en l’air »

Depuis 2020, le métier d’aide-soignante, occupé à 90 % par des femmes, a tout de même connu quelques avancées, avec la « réingénierie » du diplôme en juin 2021, faisant passer la durée de formation de 10 à 12 mois, et s’accompagnant d’une revalorisation de la profession. « Il y a cinq ans, le salaire de débutant était à 1400 euros brut, maintenant il est à 1600 », décrit Christine Forêt, qui ajoute : « Mais cela ne suffit pas. » 

Alors que le nombre d’aides-soignantes avait augmenté de 7,6 % entre 2013 et 2020, celui-ci a reculé de 1,1% en 2021, d’après la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques du ministère de la Santé (Drees). Comme beaucoup de ses collègues, Christine Forêt dit avoir vu ses conditions de travail régresser au fil des années.

« On est pourtant une profession ancienne, essentielle à la vie de l’hôpital, mais ils sont en train de tout foutre en l’air », lance-t-elle. Aide-soignante dans le public depuis 30 ans, elle a fait le choix de l’intérim il y a trois ans. « Au moins, on choisit où on va, nos horaires, notre planning, et on n’a pas autant la pression que quand on est dans un service », confie-t-elle.

Faisant état d’une désertion générale, elle a constaté que de nombreuses aides-soignantes préféraient désormais travailler en CDD. Un choix par défaut, tandis que celles-ci ne peuvent à ce jour pas exercer en libéral. « Il faut obligatoirement une infirmière qui chapeaute, explique Nadège, depuis plus de 23 ans dans la fonction publique hospitalière. Quand on veut faire autre chose, c’est très compliqué. Il n’y a pas d’équivalences. Donc les vieilles aides-soignantes comme moi restent beaucoup dans les services, quitte à être cassées, physiquement comme psychologiquement. » 

Selfie d'Amélie, à son poste de travail
Amélie, infirmièrePour Amélie, qui travaillait en hôpital psychiatrique, c’est après le confinement « que c’est devenu un enfer ». Elle est désormais infirmière intérimaire en Suisse, où ses conditions de travail sont contrastées, mais perçoit au moins un salaire qui « permet de recommencer à vivre et à rêver ».

Nadège a vu l’ensemble des services dans lesquels elle est passée se dégrader depuis la crise du Covid. Exerçant à l’époque dans un Ehpad public rattaché à un hôpital, ses collègues et elle étaient cinq pour 180 patients. Elles sont encore moins aujourd’hui. Désormais affiliée à un service de médecine de gériatrie et en mi-temps thérapeutique après être tombée gravement malade, Nadège ne bénéficie plus de la prime Ségur.

Dans son service, « où ils ont beaucoup de mal à recruter, ils font appel à des soignants assimilés, en faisant passer des diplômes à des auxiliaires de vie », décrit-elle. Or « c’est là qu’il y a dérives de maltraitance », alerte-t-elle. Comme ses collègues, Nadège dépeint un travail à la chaîne : « Quand on arrive dans une chambre le matin, on y passe 20 minutes. Le petit déjeuner arrive, on discute cinq minutes, puis l’infirmière vient cinq minutes déposer des médicaments, et après vous n’avez plus aucun passage. »

Des infirmières qui désertent la fonction publique

Lorsqu’elle était à temps plein, Nadège avait treize toilettes à faire dans la matinée. Une tâche à laquelle elle se refuse aujourd’hui : « Ça demande beaucoup de temps, de patience, de négociation, et de force physique, aussi. On est souvent en conflit parce qu’on rentre dans l’intimité… Je n’ai plus la patience pour ça. » Ayant par conséquent « toujours l’impression d’être maltraitante », et estimant ne plus pouvoir faire son métier « dans la joie », Nadège songe à se reconvertir. Mais pour faire quoi ? « Je sais qu’il faut que je change de métier. Mais je suis une femme célibataire avec un enfant de neuf ans, donc je ne peux pas faire n’importe quoi. Peut-être secrétaire médicale… »

Chez les infirmières interrogées – à 87 % des femmes chez les salariées et 82 % en libéral –, un fort besoin de changement ressort également. Passer en libéral attire de plus en plus d’infirmières, épuisées par la fonction publique. Pour freiner les départs, l’Assistance publique-hôpitaux de Paris (AP-HP), qui emploie 74,5 % de femmes, a embauché 1150 infirmières ces deux dernières années, selon son directeur général.

L’établissement a également annoncé en décembre 2024 le déploiement d’un « plan égalité professionnelle entre les femmes et les hommes », prévoyant notamment une analyse des écarts de rémunération sur l’ensemble des métiers. Mais cela sera-t-il suffisant pour freiner l’hémorragie ?

Un salaire doublé en Suisse

À l’époque infirmière titulaire dans un hôpital psychiatrique, Amélie a quant à elle vécu la crise sanitaire « comme un besoin de reprendre les rênes » de sa vie. « On avait de moins en moins de temps à accorder aux patients, dans une ambiance de plus en plus morose », met-elle en avant. Amélie a alors changé de service, pour de l’hospitalisation en soins sous contraintes. « Quand je suis arrivée, début 2021, il n’y avait plus de médecins, c’était un défilé d’intérimaires depuis le Covid. Au bout d’un an et demi, on nous a fermé les 20 lits, car il n’y avait plus de budget de l’agence régionale de santé. Je me suis sentie trahie par la fermeture de ce service qui tournait bien, avec une cohésion d’équipe », décrit-elle. À l’échelle nationale, ce sont plus de 43 500 lits d’hospitalisation complète qui ont été fermés depuis 2013, selon la Dress.

Alors qu’Amélie avait rejoint un « pool » de remplaçant·es dans son hôpital précédent, des collègues lui ont parlé de la Suisse. « Ils ont vu que je n’étais plus moi-même. Avec du recul, je pense que j’étais en dépression », confie-t-elle. L’idée fait vite son chemin : « En quatre mois, j’ai décidé de partir vivre en Haute-Savoie. » Depuis janvier 2024, elle est infirmière intérimaire en Suisse, où ses conditions de travail sont contrastées.

« Ce n’est pas du tout l’eldorado attendu. Certes, on a moins de patient·es à prendre en charge, mais en termes organisationnels et niveau management, c’est catastrophique. Là-bas on ne parle pas de patient·es, mais de client·es. L’aspect budgétaire est au centre de la prise en charge », met-elle en lumière. Amélie gagne en revanche bien plus qu’en France : entre 4500 et 5500 euros net pour du 80 à 100 %, contre 2200 euros en moyenne avant. Elle ne regrette pas du tout sa décision : « Avec ce salaire, ça permet de recommencer à vivre et à rêver… » 

De nouvelles missions sans plus de rémunération

Diplômée en tant qu’infirmière en juillet 2020, Claire a depuis travaillé dans à peu près tous les services imaginables, avant d’opter pour un foyer de l’enfance. Après seulement cinq ans de métier, elle est presque désabusée. « Quand j’étais étudiante, c’était déjà compliqué, mais j’ai l’impression que le côté relationnel et humain disparaît encore plus aujourd’hui. Il faut faire le maximum de chiffres, et des soins à la chaîne », critique-t-elle.

Déplorant « un niveau de responsabilités énorme après seulement trois ans d’études », Claire pense déjà à l’après. « Je ne me vois pas être encore infirmière à 40 ans, ne serait-ce que pour la charge mentale », livre-t-elle. Un constat qui ne risque pas de s’arranger, alors que l’Assemblée nationale vient d’adopter à l’unanimité une proposition de loi visant à donner de nouvelles missions aux infirmier·es.

Sans pour l’instant, prévoir de rémunération supplémentaire. Entre mars 2020 et avril 2022, le personnel soignant avait permis à 655 000 personnes hospitalisées à cause du Covid de survivre au virus et de rentrer chez elles, en vie.

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Auteurs / autrices

  • Rozenn Le CarboulecJournaliste indépendante après être passée par L’Obs et la rédaction en chef de Têtu, je collabore à plusieurs médias dont Basta! et Mediapart. 
    Spécialiste des questions de genre et de discriminations, j’ai créé le podcast Quouïr pour Nouvelles écoutes et ai lancé Gendercover, une newsletter de veille et d’analyses sur les discriminations et les mouvements « anti-genre ». En 2023 est paru mon premier livre, Les Humilié·es, aux éditions des Equateurs. 
    (crédit photo : Audrey Dufer)

« Rien n’a été fait pour nous » : cinq ans après le confinement, l’amertume des caissières

Grand format

Un niveau de vie qui stagne, des conditions de travail qui se dégradent et des acquis sociaux en danger : c’est ce que subissent aujourd’hui nombre de caissières qui, en plein confinement, avaient dû travailler au péril de leur santé et sans être payées plus.

par  Rozenn Le Carboulec

13 mars 2025 à 09h30, modifié le 10 avril 2025 à 12h35 https://basta.media/Rien-n-a-ete-fait-pour-nous-cinq-ans-apres-le-confinement-amertume-des-caissieres-hypermarches

Temps de lecture :10 min.

« C’était comme une période de Noël, mais tous les jours. Un cauchemar sans nom. » À l’évocation du premier confinement, annoncé il y a tout juste 5 ans pour faire face à la pandémie de Covid-19, Leïla Khelifa, déléguée CFDT d’un Carrefour de Nice, est amère. Tandis que de nombreux·ses Français·es se ruent alors dans les supermarchés pour s’arracher des rouleaux de papier toilette que certain·es pensaient voir s’évaporer, que les rayons sont pris d’assaut par des consommateur·ices poussant des cadis pleins à craquer de peur de manquer, les caissières sont en première ligne.

« Pendant le confinement, les gens n’étaient pas très humains. Ils ne pensaient qu’à eux et vidaient les rayons », se remémore Sabine Pruvost, déléguée syndicale centrale Force ouvrière à Lidl, en poste depuis 30 ans. Une de ses collègues, déléguée FO et responsable adjointe d’un Lidl près de Marseille, n’en garde pas un meilleur souvenir : « Les magasins étaient complètement retournés, on travaillait dans des conditions atroces. Quand on a été confiné·es, tout le monde voulait rentrer sans masque. C’était compliqué, on se disputait tous les jours avec les client·es pour faire respecter les gestes barrières »,décrit-elle, à propos d’une période que la quasi-totalité des salariées interviewées décrit comme « très anxiogène »

Leïla Khelifa, dans le vestiaire du supermarché où elle travaille
Leïla Khelifa, à NiceLeïla Khelifa est déléguée CFDT d’un Carrefour de Nice : « Les conditions de travail ont très mal évolué. Notre turnover n’a fait qu’augmenter. Tous les rayons ont perdu des effectifs. On était un magasin très stable, mais maintenant je nous assimile à un MDonald’s. »

Et cela à raison. Le 27 mars 2020, alors que la France se confine depuis 10 jours, Aïcha Issadounène, 52 ans, succombe des suites du Covid-19. Sa mort vient s’ajouter à celles de près de 2000 victimes du virus, enregistrées dans le pays depuis le 15 février. Après celui d’Alain Siekappen Kemayou, chef de la sécurité de 45 ans au centre commercial O’Parinor à Aulnay-sous-Bois (Seine-Saint-Denis), il s’agit du deuxième décès dans la grande distribution. Syndiquée CGT, Aïcha Issadounène travaillait depuis 30 ans à l’hypermarché Carrefour de Saint-Denis, en tant qu’hôtesse de caisse. Ce n’est pas un hasard. 

Le mirage de la fameuse prime à 1000 euros

Avec d’autres professions dites « essentielles », majoritairement féminines, comme les infirmières, les aides-soignantes, les aides à domicile, ou encore les agentes d’entretien, les caissières – à 90 % des femmes selon l’Insee – continuent de nourrir et soigner une société à l’arrêt. « Les femmes sont en première ligne de cette crise dans les hôpitaux, les Ehpad, les commerces et c’est en première ligne qu’on est le moins bien protégé », réagissait le 27 mars 2020 le collectif féministe les Dyonisiennes, après le décès d’Aïcha Issadounène. « Nous exigeons des mesures pour revaloriser de manière substantielle les salaires de tous les métiers à forte composition féminine et qui sont pour la plupart des métiers indispensables à la vie de la population »,poursuivait-il, alors que le ministre de l’Économie Bruno Le Maire encourageait les entreprises à verser une prime exceptionnelle aux employé·es en première ligne. 

Selfie de Séverine Dedieu, avec sa veste Auchan
Séverine Dedieu, à Montgeron VigneuxSéverine Dedieu est déléguée CGT en poste depuis 20 ans à l’hypermarché Auchan de Montgeron Vigneux (Essonne) : « Ça devient très compliqué à gérer. Mes collègues sont fatiguées physiquement, moralement. En caisse comme en rayon, on doit maintenant faire le boulot de trois, quatre personnes. Je me dis : mais où on va ? »

La prime de 1000 euros rapidement promise par Auchan, Carrefour, ou encore Casino, n’a suscité qu’un enthousiasme de courte durée. Dans un grand nombre d’enseignes, le versement de la prime va dépendre en réalité du nombre d’heures ou de jours travaillés.

« Pour la prime exceptionnelle Covid-19, j’ai eu un acompte de 113 euros en avril 2020, et 560 euros en mai, car c’était au prorata de la présence pendant la période », témoigne Séverine Dedieu, déléguée CGT en poste depuis 20 ans à l’hypermarché Auchan Montgeron Vigneux, dans l’Essonne. Passée d’hôtesse de caisse à « hôtesse relation client » depuis 2023, elle touche aujourd’hui un salaire de 1621 euros brut pour 30 heures, contre 1385 euros cinq ans plus tôt. Soit une augmentation plus ou moins calquée sur l’inflation. Béatrice Girard, déléguée FO chez Lidl à Clermont-Ferrand, fait le même constat : « En termes de salaire, il y a eu des augmentations, mais qui n’ont rien à voir avec le Covid-19. Elles sont dues à l’inflation et aux négociations annuelles des représentant·es tous les ans. »

Une dégradation générale des conditions de travail

À Lidl comme ailleurs, l’inflation s’est aussi répercutée sur les client·es, comme en témoigne Sabine Pruvost : « Après le Covid, les gens ont vite changé. Ils étaient menaçants vis-à-vis des caissières. » Les vitres en plexiglas, alors installées à la plupart des caisses, sont souvent restées. Et heureusement, met en avant la majorité des employées interrogées : « Ça protège des agressions, qui sont notre quotidien », se désole Béatrice Girard.

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D’autant que toutes les grandes surfaces ne disposent pas toujours d’agents de sécurité, dans un contexte de baisse générale des effectifs. Florence Olmi, travaillant dans un Lidl près de Marseille, se souvient du départ récent de l’un de ses collaborateurs, qui venait d’évoluer au poste d’adjoint : « Ils ne nous mettent pas d’agent de sécurité, car ça leur coûte trop cher. Sauf qu’il y a quelques semaines, un client qui avait volé avait une lame de couteau sur lui. Pour mon collègue, ça a été la goutte d’eau de devoir gérer ça. Il a posé sa démission le lendemain. » 

Qu’il semble loin, le temps où les caissières étaient choyées, applaudies et remerciées. D’une même voix, celles-ci témoignent aujourd’hui d’une dégradation générale de leurs conditions de travail. « J’ai vu l’entreprise se dégrader au fur et à mesure. Rien n’a été fait pour nous. Tout s’est empiré », dénonce Séverine Dedieu à propos d’Auchan. Après un premier plan social en 2020, l’enseigne a annoncé en novembre 2024 la suppression de près de 2400 emplois et la fermeture d’une dizaine de magasins dans l’Hexagone. Si celui de Séverine Dedieu, dans l’Essonne, n’est « pour l’instant » pas menacé, il va néanmoins perdre six postes de vendeur·ses. Tout comme l’hypermarché Auchan de Périgueux (Périgord) : « J’ai quand même six collègues qui vont partir, dans le cadre du plan social. Sur le plan d’avant, il y en avait onze », décompte Sophie Serra, déléguée syndicale centrale à la CGT.

Béatrice Girard en train d'arranger des rayons du Lidl
Béatrice Girard à Clermont-FerrandBéatrice Girard est déléguée FO chez Lidl à Clermont-Ferrand : « Il y a eu des augmentations, mais qui n’ont rien à voir avec le Covid-19. Elles sont dues à l’inflation et aux négociations annuelles des représentant·es tous les ans. »

Ces départs s’ajoutent aux retraité·es non remplacé·es, et engendrent une surcharge de travail, selon Séverine Dedieu : « Ça devient très compliqué à gérer. Mes collègues sont fatiguées physiquement, moralement. En caisse comme en rayon, on doit maintenant faire le boulot de trois, quatre personnes. Je me dis : mais où on va ? » 

Cette polyvalence accrue des agent·es, dans la lignée du modèle de Lidl, est d’ailleurs désormais clairement favorisée par les intitulés de postes : « Maintenant, toute personne embauchée est considérée comme équipier magasin. C’est-à-dire qu’elle n’est pas uniquement hôtesse de relation client, mais qu’elle peut aller aussi bien en rayon qu’en caisse et n’aura pas un poste bien défini », décrit Séverine Dedieu, qui a refusé cette requalification la concernant. « Les exigences vont ainsi croissant dans les métiers de services, alors que les salaires stagnent dans un contexte d’inflation galopante », résume l’autrice Racha Belmehdi dans son livre À votre service, les travailleurs essentiels qu’on ne voit pas, paru chez Favre en 2024. 

Une généralisation des locations-gérances et franchises

Au Carrefour TNL de Nice (dans le centre commercial Tramway Nice littoral), Leïla Khelifa fait le même constat. « Les conditions de travail ont très mal évolué, elles sont dramatiques, vous avez la tête dans le guidon au bout de vos journées, témoigne-t-elle. Depuis 2020, notre turnover n’a fait qu’augmenter. Tous les rayons ont perdu des effectifs. C’est devenu une petite usine. On était un magasin très stable, mais maintenant je nous assimile à un McDonald’s. » Et cela ne risque pas de s’arranger.

Selfie de Florence Olmi, dans les rayons du Lidl
Florence Olmi, à MarseilleFlorence Olmi est employée d’un Lidl près de Marseille. « Mon magasin a une superficie de 1600 m2. On nous demande qu’il soit présentable, sauf qu’on ne nous en donne pas les moyens. Moi ça m’arrive de fermer avec deux, trois salarié·es seulement. C’est impossible de remettre le magasin en état en étant aussi peu. »

En cette fin février, elle distribue des tracts à l’ensemble des salarié·es : comme 39 autres Carrefour, son magasin va passer en location-gérance cette année. L’exploitation de la grande surface et la plupart de ses coûts seront assumés par un autre commerçant (le locataire-gérant), engendrant la sortie des salarié·es du groupe, et par conséquent la perte de nombreux acquis sociaux. Alors que la CFDT a assigné le groupe en justice pour abus de droit de la liberté d’entreprendre, les employé·es craignent cette « épée de Damoclès »« La seule chose que nous garderions, c’est la tenue de travail, mais le reste s’envolera. Cela engendrera la perte d’acquis sociaux que la CFDT a chiffré à 2500 euros par an environ pour un·e employé·e basique à 35h », alerte Leïla Khelifa.

Depuis l’arrivée d’Alexandre Bompard à la tête du groupe en 2017 (un ancien haut-fonctionnaire passé par la Fnac), 344 hyper ou supermarchés Carrefour sont passés en location-gérance et plus de 27 000 salarié·es ont été « externalisé·es » en sept ans, selon le syndicat, qui dénonce un plan social déguisé. La rémunération du PDG a, elle, considérablement augmenté, autour de 5 millions d’euros annuels en 2023 et en 2024.

Du côté d’Auchan, les employé·es se préparent aussi au passage de nombreux magasins en franchise, dans un contexte global de chamboulement de la grande distribution. « Pour l’instant, le Auchan dans lequel je suis y échappe. Il est trop gros, alors ils veulent réduire la surface », décrit Jean Pastor, délégué syndical central CGT Géant Casino. En mai 2024, son magasin, le plus ancien hypermarché Casino de France, situé dans le quartier de La Valentine à Marseille, a rouvert sous l’enseigne Auchan. Alors que les plans sociaux de 2024 ont engendré la suppression de plus de 2000 postes au sein du groupe Casino, la quasi-totalité de ses grandes surfaces ont été cédées à Intermarché, Auchan et Carrefour, tandis qu’une vingtaine de magasins du groupe ont fermé en septembre 2024. 

« On nous avait vendu du rêve avec les caisses automatiques »

Selfie de Sophie Serra
Sophie Serra, à PérigueuxSophie Serra est déléguée syndicale CGT, chez Auchan à Périgueux (Périgord). « J’ai quand même six collègues qui vont partir, dans le cadre du plan social. Sur le plan d’avant, il y en avait onze. »

Signe d’une crise sans précédent qui touche la majorité des enseignes : les salarié·es de Lidl se lançaient le 7 février dans une « grève illimitée ». Si elle n’aura finalement duré que trois jours, celle-ci n’en reste pas moins « historique » aux yeux de Florence Olmi. Depuis cinq ans, elle a fait le calcul : « On a perdu une dizaine de personnes par magasin en moyenne », déplore-t-elle. Une hémorragie qui concernerait 2200 salarié·es de Lidl à l’échelle nationale depuis 2022, selon les syndicats. Après des négociations annuelles obligatoires qui se sont soldées par une faible augmentation de 1,2 %, soit un peu en dessous du niveau de l’inflation, les syndicats réclamaient notamment une meilleure revalorisation salariale, l’annulation de l’ouverture dominicale que la direction souhaite généraliser à l’ensemble des magasins, ainsi que des embauches supplémentaires. « Mon magasin a une superficie de 1600 m2. On nous demande qu’il soit présentable, sauf qu’on ne nous en donne pas les moyens. Moi ça m’arrive de fermer avec deux, trois personnes. C’est impossible de remettre le magasin en état en étant aussi peu », dénonce Florence Olmi. 

Si les caissières de Lidl échappent encore pour la plupart aux caisses automatiques, celles-ci vont se multiplier dans les magasins refaits à neuf. Et ce, aux dépens des premières concernées, si l’on en croit l’expérience d’autres enseignes. « On nous avait vendu du rêve avec les caisses automatiques. Normalement, c’était une personne pour quatre caisses, mais ce n’est jamais le cas. On se retrouve souvent seule avec six caisses à gérer, c’est très compliqué, décrit Séverine Dedieu à Auchan, pour qui ces caisses « posent beaucoup de problèmes »« On est obligées de les contrôler tous les quatre matins. Ce n’est pas plus rapide », ajoute-t-elle.

Pas sûr, en effet, que le recours de Lidl aux caisses libre-service soit payant à terme, tandis que de nombreuses enseignes font marche arrière à ce sujet. « La tendance qu’on observe, c’est qu’ils s’aperçoivent que les caisses automatiques ne sont pas si rentables, car il y a énormément de vols. Donc ils sont en train de les retirer après en avoir mis partout », décrit Jean Pastor. 

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De l’avis général, la valorisation – symbolique à défaut d’être financière et politique – des caissières aura été de courte durée. Héroïnes d’hier, toutes déplorent une amnésie de la société. À l’image de Sabine Pruvost : « Tout le monde a vite oublié qu’on est venues bosser tous les jours pendant le confinement sans être payées plus. » Les salarié·es de l’hypermarché Carrefour de Saint-Denis, où travaillait Aïcha Issadounène, ne sont pas en reste : en guise de remerciements, leur magasin devrait, lui aussi, passer en location-gérance cette année. 

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Auteurs / autrices

  • Rozenn Le CarboulecJournaliste indépendante après être passée par L’Obs et la rédaction en chef de Têtu, je collabore à plusieurs médias dont Basta! et Mediapart. 
    Spécialiste des questions de genre et de discriminations, j’ai créé le podcast Quouïr pour Nouvelles écoutes et ai lancé Gendercover, une newsletter de veille et d’analyses sur les discriminations et les mouvements « anti-genre ». En 2023 est paru mon premier livre, Les Humilié·es, aux éditions des Equateurs. 
    (crédit photo : Audrey Dufer)

« Il y a un verrouillage du patronat » : pourquoi les métiers essentiels sont toujours si mal payés

Grand format

Cinq ans après le confinement, quelles sont les conditions de travail des « héroïnes » de première ligne, des métiers dits « essentiels » à prédominance féminine ? Réponses avec l’économiste Rachel Silvera.

par  Rozenn Le Carboulec

20 mars 2025 à 11h50, modifié le 21 mars 2025 à 11h49 https://basta.media/Il-y-a-un-verrouillage-du-patronat-pourquoi-les-metiers-essentiels-sont-toujours-si-mal-payes-Rachel-Silvera

Temps de lecture :9 min.

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Une femme avec un masque chirurgical sur lequel est écrit "soigne en silence et crève". Dans le fond, une personne tient un drapeau du syndicat Sud.
©Anne Paq

Basta! : En avril 2020, vous lanciez une pétition, issue d’une tribune publiée dans Le Monde, demandant une revalorisation des emplois féminisés. Vous y écriviez notamment : « Depuis plusieurs années, des travailleuses en lutte, des syndicalistes, des chercheuses et des militantes féministes démontrent la vraie valeur de ces emplois et revendiquent le principe juridique “d’un salaire égal pour un travail de valeur égale”. Elles n’ont toujours pas été entendues. » L’avez-vous été depuis ?

Portrait de Rachel Silvera
Rachel Silveraéconomiste, co-directrice du réseau de recherche international et pluridisciplinaire « Marché du travail et de genre » et spécialiste des questions d’inégalités professionnelles.

Rachel Silvera : Non, hélas… Depuis cette pétition, il y a eu une grosse étude que j’ai pilotée pour l’Institut de recherches économiques et sociales (Ires) sur les métiers du soin et du lien aux autres. Celle-ci a fait l’objet d’un colloque et a été reprise dans certains médias. Mais à ma connaissance, elle n’a pas eu d’échos au gouvernement. 

Là où il y a néanmoins eu un vrai relais, c’est au sein des organisations syndicales et féministes. Parmi les revendications autour du 8 mars, la revalorisation des métiers féminisés est désormais en bonne position et fait l’unanimité. Mais concrètement, rien n’a été fait. Rien de rien. Le principe d’un salaire égal pour un travail de valeur égale n’est toujours pas appliqué.

Il y a un véritable verrouillage du patronat, qui fait un lobbying extraordinaire là-dessus. J’ai commencé à travailler sur ce sujet dans les années 1980. J’ai essayé de faire des choses, de mobiliser sur ce thème… Eh bien à chaque fois, j’ai eu des bâtons dans les roues. Le Medef a muselé le gouvernement et l’a empêché d’agir. 

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Avec ma collègue Séverine Lemière, on a lancé une opération avec le Défenseur des droits, puis avec le Conseil supérieur à l’égalité professionnelle, sur comment convaincre les négociateurs d’aller sur ce terrain et de veiller à ce que les classifications ne soient plus discriminantes, et on a été boycottés à chaque fois. Donc le travail est fait en France, on a des recherches, des outils, les syndicats s’en sont emparés… Mais le pouvoir politique, jamais. 

La crise sanitaire du Covid-19 a-t-elle au moins permis une meilleure reconnaissance sociale de ces métiers féminisés ? Ou n’était-ce qu’une parenthèse ?

On en a beaucoup parlé. La tribune que j’ai lancée en plein confinement a eu un succès retentissant. J’ai réussi à avoir la signature de tous les numéros 1 de toutes les organisations syndicales, c’était du jamais vu ! Là, il y a eu une prise de conscience collective, parce que nos vies étaient fragilisées et qu’on se disait : pour le monde d’après, ça doit changer. Tout le monde s’est rendu compte que pour les enseignantes, les infirmières, et toutes les professions à prédominance féminine, on était pratiquement les derniers de la classe au niveau international. 

Les infirmières françaises sont-elles encore aujourd’hui parmi les moins bien rémunérées d’Europe ?

Il y a eu 10 à 20 % d’augmentation, mais cela n’a pas du tout été pensé du point de vue de l’égalité et ça reste insuffisant, puisque les infirmières demandent pratiquement 50 %. Leur métier n’est absolument pas attractif par rapport au nombre d’années d’études, qui ne fait qu’augmenter. Pareil pour les sages-femmes, qui dans le déroulement de carrière, sont perdantes par rapport aux ingénieurs.

Mais comme on ne montre pas que les métiers essentiels sont ultra-féminisés et demandent des revalorisations spécifiques, l’évolution n’a jamais été réelle. En plus, aujourd’hui, la crise est telle qu’il y a aussi des problèmes de recrutement, de conditions de travail, de besoins de matériel… Donc je ne sais plus si notre modèle social de santé est aussi méritant qu’on le disait il y a quelques années. 

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Vous parlez des « métiers essentiels », rendu plus visibles par la crise du Covid. Pour autant, leur définition reste floue. « Contrairement aux pays voisins, le gouvernement n’a pas publié de listes de professions ou d’activités essentielles pour le pays »constatait la CGT en mai 2020. Cette liste existe-t-elle aujourd’hui ? 

Il y a quand même eu un effort de fait. Christine Erhel, directrice du centre d’études de l’emploi et du travail au Conservatoire national des arts et métiers, a eu pour mission, suite au Covid, de réaliser une étude pour France stratégie afin d’évaluer l’ensemble de ces métiers en première ligne. Mais elle ne croise pas le genre avec ces données.

Comme d’habitude, ça a été le sujet oublié. En tant que telle, cette réalité n’a donc toujours pas été prise en compte dans notre pays. On ne fait pas le pont entre les métiers en bas d’échelle en termes de conditions de travail etc., et le fait qu’il s’agisse de métiers ultra-féminisés. 

Il y a pourtant eu très peu de métiers masculins dont on n’a pas pu se passer pendant le Covid. Il y a eu certes les chauffeurs routiers, les livreurs et les éboueurs. Mais comme par hasard, les éboueurs comme les routiers ont, à la différence des métiers ultra-féminisés, des compensations conséquentes et ont négocié des rémunérations et des carrières qu’on ne trouve aucunement dans la plupart des métiers du soin et du lien aux autres, élargis aux caissières. 

Donc, il n’y a aucun métier essentiel qui soit mixte ou à prédominance masculine, qui ait vécu non seulement le fait de partir bosser la boule au ventre, mais qui plus est avec de sales conditions de travail, des contraintes à n’en plus finir, en plus d’être dévalorisé et mal payé… Il n’y en a pas. 

L’article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qu’a repris Emmanuel Macron en pleine crise du Covid, à savoir « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », n’a jamais été mis en œuvre. À l’époque, j’en avais fait un papier le mettant au défi de l’appliquer. Car ces métiers qu’on a applaudis, et qui sont d’une utilité commune évidente, sont toujours inversement proportionnés quand on regarde leur valorisation professionnelle, et surtout salariale. 

Quel bilan faites-vous de la crise du Covid concernant l’évolution des métiers du soin, très majoritairement occupés par des femmes ?

L’étude Ires, qui a d’abord été une grande consultation où l’on a interrogé quinze professions du soin et du lien aux autres, a clairement montré que ces métiers sont en crise. On a observé une dégradation complète de notre système et de notre modèle social, de l’hôpital, des Ehpad, des crèches… Le parallèle est à faire avec la confiscation et la privatisation d’une partie de ces lieux, qui devraient ô combien être totalement publics. Or cette privatisation entraîne une dégradation des conditions de travail et des salaires, mais aussi une perte de sens. Ces métiers sont en souffrance terrible. 

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On a ouvert aux infirmières la possibilité des « études avancées », mais cela a été un vrai scandale ! On leur donne un chouïa de formation supplémentaire pour pallier l’absence de médecins, sans une vraie reconnaissance, au lieu de leur donner les moyens d’exercer leur métier, qui est vital dans le secteur de la santé. 

Déjà en 2010, on a mis les infirmières en catégorie A de la fonction publique, moyennant quoi elles ont perdu la retraite à 55 ans. Donc dans notre enquête, les personnes nous disent qu’elles n’en peuvent plus. Elles veulent une revalorisation salariale, des recrutements et une reconnaissance de leur pénibilité, ou alors partir à la retraite un peu plus tôt.

Quel bilan faites-vous du Ségur de la santé, qui a accordé une augmentation de 183 euros net par mois à 1,5 million de professionnels des établissements de santé ?

En 2020, le gouvernement a très vite réuni des partenaires sociaux pour envisager des pansements sur une crise de l’hôpital élargie aux travailleurs sociaux, mais ce ne sont que des sparadraps. Alors oui, on a donné une prime de 180 euros nets mensuels, qui va au-delà des primes habituelles. Mais les syndicats voulaient une revalorisation des grilles salariales, pas une prime, qui est réversible.

Et surtout, le scandale pour moi, c’est que cette prime a été donnée à tout le personnel hospitalier. Donc également aux techniciens, ouvriers et ingénieurs. Autrement dit, les personnels qui n’ont pas été directement confrontés à des patients porteurs du Covid ont eu les mêmes avantages que les autres. Cette prime Ségur n’a donc pas concerné le périmètre des métiers essentiels. 

Sans parler des primes Covid qui ont été données ici et là au prorata des heures effectuées, comme pour les aides à domicile et les caissières, le plus souvent à temps partiel. Parfois, cela a été dérisoire. Ces primes n’ont par ailleurs pas été reconduites. De qui se moque-t-on ? C’est scandaleux.

Comment enfin appliquer, en France, le principe d’égalité de rémunération entre les hommes et les femmes pour un travail de valeur égale ?

Il y a deux principaux leviers. Un premier pour lequel j’ai échoué, donc il va falloir une relève : c’est de travailler sur les classifications d’emplois. Pourquoi ? Parce que lorsqu’on veut appliquer le principe de valeur égale, il ne s’agit pas de dire qu’on va augmenter les femmes, mais que l’on va repositionner tel métier à prédominance féminine. Pour le faire, il faut s’appuyer sur les grilles salariales qui relèvent des classifications professionnelles. En France, cela se passe au niveau des branches professionnelles ou de la fonction publique. Il faut donc regarder dans les classifications si les filières sociales, sanitaires et administratives ont les mêmes reconnaissances salariales et la même valeur que les filières techniques. Et regarder comment les critères d’évaluation des emplois ne s’appliquent pas de la même façon. Si l’on revalorise à la fois les infirmières et les techniciens, cela ne servira à rien, car l’écart sera maintenu. 

Déjà, si on était progressiste, l’État-employeur devrait donner l’exemple, or c’est tout le contraire aujourd’hui. Du temps où Najat Vallaud-Belkacem était ministre des Droits des femmes, il y a eu des réunions à ce sujet. Mais qui n’ont jamais abouti. Elle était coincée entre Bercy et le ministère du Travail qui lui disait que le Medef n’en voulait pas. 

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C’est pour cette raison qu’avec l’économiste Séverine Lemière, nous nous sommes dit qu’il fallait prendre les choses par le bas, puisque les rapports de force ne marchaient pas. Donc on a voulu faire comme au Québec, en montrant que certaines personnes sont dévalorisées parce qu’elles occupent des métiers à prédominance féminine, et qu’on n’applique pas la loi.

Dans la dernière partie de notre étude pour l’Ires, on prend notamment l’exemple des sages-femmes comparées à des ingénieurs hospitaliers, et on démontre, preuve à l’appui, qu’elles restent dévalorisées, tout au long de leur carrière. Pareil pour des assistantes sociales de la Croix rouge, bien en dessous des techniciens informatiques. Pourquoi leur diplôme à bac +3 ne leur est pas reconnu ?

Aujourd’hui, je dis aux employées concernées : appuyez-vous sur la loi de 2016 sur l’action de groupe, qui permet à plusieurs salariées qui se considèrent discriminées de la même façon d’aller en justice ensemble, avec un syndicat ou une association. Pourquoi pas des sages-femmes qui se regroupent et vont en justice pour dire : pourquoi, encore aujourd’hui, on est moins payées que des ingénieurs ou des pharmaciens hospitaliers ? Ce serait là un moyen de contourner la bureaucratie française dans la négociation.

Cinq ans après les applaudissements quotidiens de nos « héroïnes », quels en ont été les enseignements ?

D’abord, un espoir. Je crois qu’il y a eu un vrai espoir en ce qui me concerne, en ce qui concerne les salariées, les syndicalistes, les femmes, les féministes, qu’on allait enfin les entendre. Mais l’espoir a très vite été brisé. Alors peut-être que, pour moi, le Covid a été un espoir brisé de voir mon travail aboutir politiquement. Je finis ma carrière en n’ayant pas atteint mon objectif. Ma voix ne s’éteindra pas pour autant, mais maintenant, place aux jeunes !

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  • Rozenn Le CarboulecJournaliste indépendante après être passée par L’Obs et la rédaction en chef de Têtu, je collabore à plusieurs médias dont Basta! et Mediapart. 
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    (crédit photo : Audrey Dufer)

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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