Anoush Ganjipour, philosophe : « Pour l’Iranien que je suis, rien ne justifie l’atteinte à l’intégrité territoriale de mon pays »
Tribune
La République islamique devrait être renversée par le peuple iranien, qui est seul maître de son destin, affirme le philosophe iranien Anoush Ganjipour, dans une tribune au « Monde ».
Publié hier à 06h00, modifié hier à 15h54 https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/06/18/pour-l-iranien-que-je-suis-rien-ne-justifie-l-atteinte-a-l-integrite-territoriale-de-mon-pays_6614132_3232.html
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Ça y est. Depuis longtemps, comme tant d’autres, je craignais cette catastrophe. Elle se déroule sous mes yeux, d’ici, à travers des images qui m’envahissent, dans les voix que j’entends à l’autre bout du fil. Voix d’un proche sous chimiothérapie, désormais privé de soins, mais d’ores et déjà meurtri par les explosions qui l’assiègent de toute part au centre de Téhéran. Et une autre voix, et encore une autre… Toutes ces voix iraniennes que personne n’entend ici en France, en Occident : voix des fameux « dommages collatéraux ». Dommages collatéraux, c’est décidément le sort auquel tous les peuples du Moyen-Orient doivent se résigner à tour de rôle. Et voici venu le tour des Iraniens.
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Dans l’espace médiatique occidental, et surtout dans les circonstances actuelles, il faut se méfier des porte-parole autoproclamés du « peuple iranien », de ses femmes ou de sa grande majorité, qui s’oppose à la République islamique et qui est écrasée par celle-ci depuis des décennies. Je ne parle donc qu’en mon nom propre et tel que je vois les choses.
Je vois mon pays et son peuple pris en étau entre, d’une part, leurs bourreaux et, de l’autre, leurs agresseurs, leurs envahisseurs. D’où un paradoxe tragique : logiquement, je devrais être soulagé de voir que les chefs des gardiens de la révolution, grands responsables de tous nos malheurs, capables de massacrer sans scrupule des milliers d’Iraniens en quelques jours, en quelques heures, ont été éliminés. Leurs assassinats, finalement si faciles, si ridicules, dans leurs penthouses ou résidences de luxe, en dit long sur la classe des dirigeants de l’Etat islamique : un groupe de bandits, incroyablement incompétents et corrompus jusqu’à la moelle.
Ni content ni soulagé
Mais je ne suis ni content, ni soulagé, non. Tout au contraire. Pour l’Iranien que je suis, rien ne justifie l’atteinte à l’intégrité territoriale de mon pays. En ce qui concerne la politique intérieure, la République islamique devrait être renversée par le peuple iranien, qui est le seul souverain légitime et maître de son destin. Les dirigeants de cet Etat et ses bourreaux devraient être jugés au tribunal de ce peuple et subir la sanction qu’ils méritent.
Quant aux relations entre les Etats, les modernes nous rebattaient les oreilles qu’il n’y a qu’un seul critère : le droit international, dans tout ce qu’il a de formel. Le même droit qui a reconnu l’existence de l’Etat d’Israël et celle de la République islamique. Aux yeux de ce droit, peu importe qu’un Etat protège son peuple alors qu’un autre laisse le sien à la merci d’une guerre sans ouvrir d’abris contre les bombardements, que l’un chérisse à juste titre chacun de ses morts quitte à les instrumentaliser pour sa propagande belliciste, alors que l’autre cache soigneusement le nombre réel des victimes civiles, lui aussi pour sa propagande, si inhumaine et stupide soit-elle. Pour ledit droit international, peu importent les « intentions » qu’un Etat attribue à l’autre. Sauf si vous êtes les Etats-Unis contre l’Irak, ou, plus récemment, la Russie de Poutine contre l’Ukraine, et maintenant l’Israël de Nétanyahou !
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Parler d’« attaque préventive », c’est se moquer du monde, et le gouvernement israélien n’en est pas à son coup d’essai, on le sait bien. Dans les termes du droit international, Israël est l’Etat agresseur dans cette guerre, le reste n’est que la propagande à usage national aussi bien qu’international.
Pour l’Iranien que je suis, une comparaison révèle le tragique de la situation dans laquelle je me retrouve : pendant des décennies, la République islamique, ses juges et ses bourreaux arrêtaient, emprisonnaient, torturaient ou simplement tuaient dans la rue les journalistes, activistes, syndicalistes, les femmes non voilées ou toute voix critique au nom d’une certaine « loi préventive des actes criminels graves ». Et voilà que, maintenant, Israël bombarde ces mêmes gens au nom d’une attaque « préventive » qu’il prétend nécessaire pour sa sécurité et qui, selon Nétanyahou, devrait leur apporter accessoirement la liberté !
Mythomanie des dirigeants
Le monde entier constate le niveau de l’infiltration du Mossad partout dans l’appareil d’Etat iranien. Comment le gouvernement israélien et son armée pouvaient-ils ignorer l’incapacité structurelle de la puissance militaire de la République islamique à pouvoir constituer une « menace existentielle » contre Israël ? Comment seraient-ils restés sans savoir que la prétendue puissance militaire est pour une grande partie un mythe nourri par la mythomanie des dirigeants de la République islamique ? Un mythe au développement duquel Nétanyahou lui-même a méthodiquement contribué dès son premier gouvernement, de 1996 à 1999. Des « menaces existentielles » toutes surprises dans leur lit au moment de la plus haute tension, voilà l’aspect tragicomique de ce mythe.
Il faut se rendre à l’évidence : ce que le gouvernement et l’armée israéliens sont en train de faire ne vise pas simplement la puissance militaire de la République islamique. Ils mettent en œuvre étape par étape le plan qui consiste à détruire les infrastructures de l’Iran. Comme toujours, nous devons prendre Nétanyahou au mot : faire avec l’Iran ce qu’on a fait avec la Libye.
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Ni le droit, ni les instances internationales, mais un usage décomplexé de la force nue : c’est manifestement le seul moyen désormais convenable pour le gouvernement israélien de réaliser la stratégie sécuritaire qui lui paraît la « bonne », c’est-à-dire une stratégie qui lui laisse aussi les mains libres de faire à sa guise, non seulement à Gaza et en Cisjordanie, mais également au Liban, en Syrie, en Egypte, etc., sans aucune gêne extérieure. Une stratégie qui consiste à faire du Moyen-Orient une terre brûlée.
Après l’Irak, après la Libye, après le Liban, après la Syrie, c’est le tour de l’Iran. La nouvelle carte du Moyen-Orient que Nétanyahou promet de dessiner est celle d’une terre brûlée où Israël serait enfin en sécurité, y compris pour réaliser ses rêves messianiques. La liberté que Nétanyahou promet aux Iraniens doit être, elle aussi, comprise dans cette optique : la liberté d’une terre brûlée et de ses cimetières.
Né à Téhéran, en 1978, Anoush Ganjipour vit en France depuis 2006. Il est philosophe, chercheur au CNRS et spécialiste de la pensée islamique. Il a récemment publié, avec Jean-Claude Milner, Parler sans détours. Lettres sur Israël et la Palestine (Cerf, 264 pages, 22,90 euros).
Iran-Israël : « Guerre préventive et changement de régime sont rarement couronnés de succès »
Chronique
Sylvie KauffmannEditorialiste au « Monde »
Foncièrement attachés au droit international, les Européens ont de plus en plus de mal à surmonter les contradictions que leur imposent les Etats-Unis dans un monde où la force prend le dessus, estime dans sa chronique Sylvie Kauffmann, éditorialiste au « Monde ».
Publié hier à 05h30, modifié hier à 19h34 https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/06/18/iran-israel-guerre-preventive-et-changement-de-regime-sont-rarement-couronnes-de-succes_6614125_3232.html
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Volontiers caustique, le ministre polonais des affaires étrangères, Radoslaw Sikorski, ne recule jamais devant un bon mot. Le 16 mai, à Tallinn, face à un public européen, il partage la scène avec son homologue estonien, Margus Tsahkna, et le nouvel ambassadeur des Etats-Unis à l’OTAN, Matthew Whitaker, fraîchement nommé par Donald Trump. Les deux Européens plaident pour que le président ukrainien, Volodymyr Zelensky, soit invité au sommet de l’OTAN, les 24 et 25 juin à La Haye – un geste politique auquel ils savent Washington hostile. « Pour être franc, interjette alors Radoslaw Sikorski, j’adorerais voir Poutine à La Haye aussi ! » L’Estonien s’esclaffe, la salle éclate de rire. L’Américain reste de marbre.
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A-t-il voulu éviter d’approuver l’ironie du Polonais ? Ou bien n’a-t-il pas compris la flèche décochée par le ministre polonais, parce qu’il ignore que La Haye est aussi le siège de la Cour pénale internationale (CPI) ? Les Etats-Unis ne sont pas signataires du statut de Rome, fondateur de la CPI, et le mandat d’arrêt lancé contre le président russe pour crimes de guerre leur importe peu – encore moins à leur président actuel, qui soigne ses relations avec Vladimir Poutine. Pour les Européens, en revanche, l’initiative de la CPI a marqué un moment important dans la guerre en Ukraine : elle faisait intervenir le droit contre un dirigeant qui ne croit qu’à la force.
Anecdotique, l’épisode de Tallinn illustre néanmoins le fossé grandissant entre l’Europe et les Etats-Unis à propos du droit international. Alors que les piliers du multilatéralisme s’effondrent les uns après les autres, l’Union européenne veut croire qu’elle peut continuer à fonctionner sur la base de la règle de droit. Elle l’invoque constamment, notamment pour faire condamner l’agression russe en Ukraine.
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Un précédent plus récent
Comment ne pas s’étonner alors de la position adoptée par plusieurs dirigeants européens, dont le président français, Emmanuel Macron, le premier ministre britannique, Keir Starmer, et le chancelier allemand, Friedrich Merz, sur l’attaque de l’Iran par Israël ? Juridiquement, elle est paradoxale. Justifier cette offensive par le droit d’Israël à se défendre contredit le droit de légitime défense reconnu par la Charte des Nations unies : l’Iran menace bien l’Etat hébreu en cherchant à se doter de l’arme nucléaire, mais il ne l’a pas attaqué. Si les inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique ont pu constater que l’Iran progressait dans son projet de construction de l’arme nucléaire, ils n’ont pas non plus établi qu’elle était devenue une réalité.
C’est donc dans le cadre de la guerre préventive que se place l’offensive israélienne et non pas dans celui de la légitime défense. Le droit international ne reconnaît pas la guerre préventive, et Israël n’a pas demandé l’autorisation du Conseil de sécurité de l’ONU, qui ne lui aurait d’ailleurs pas été accordée. Dans une note de l’Institut Montaigne, le diplomate Michel Duclos rappelle que c’est sur cette base que le général de Gaulle avait dénoncé l’offensive israélienne de la guerre des Six-Jours, en 1967.
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L’invasion américaine de l’Irak, en 2003, offre un précédent plus récent. L’administration Bush l’avait justifiée par la détention d’armes de destruction massive par le régime de Saddam Hussein, prétexte que la CIA avait bâti sans preuves et qui s’est révélé faux. L’opération n’avait pas été soumise au vote du Conseil de sécurité, car la France menaçait d’utiliser son veto. Elle n’était donc pas légale au regard du droit international.
Les Britanniques ont suivi l’allié américain dans l’aventure irakienne, qu’ils ont amèrement regrettée. La France et l’Allemagne, elles, l’avaient condamnée, au point de provoquer une grave crise avec les Etats-Unis. Non pas par souci de protéger Saddam Hussein, dont le régime était aussi détestable que le régime iranien d’aujourd’hui, mais, disaient-elles, par respect du droit international.
Un point commun entre trois guerres
L’intervention en Libye, en 2011, offre un autre cas de figure. Le régime du colonel Kadhafi menaçait de massacrer en masse ses compatriotes qui se soulevaient en Cyrénaïque. Les Occidentaux ont fait adopter au Conseil de sécurité une résolution autorisant l’usage de la force pour protéger la population civile. C’était une action préemptive menée par la France, le Royaume-Uni et les Etats-Unis, mais elle était légale. L’Allemagne avait refusé de la soutenir.
Il y a un point commun à ces trois guerres, Irak, Libye et maintenant Iran : l’objectif plus ou moins avoué de changement de régime. En Irak, les néoconservateurs américains, missionnaires de la démocratie, prétendaient mettre fin à la dictature. En Libye, ce n’était pas l’objectif de départ, mais la mission a été modifiée en cours de route par les trois principaux dirigeants concernés, Barack Obama, Nicolas Sarkozy et David Cameron, sans passer par le Conseil de sécurité. « Il existe un chemin vers la paix porteur d’un nouvel espoir pour le peuple libyen : un avenir sans Kadhafi », affirmaient-ils dans une tribune publiée par la presse internationale, en avril 2011. L’intervention a pris fin le 31 octobre, onze jours après la mort de Kadhafi, tué par les rebelles.
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En 2018 Emmanuel Macron, devant le Parlement tunisien, jugeait sévèrement cette croyance « qu’on pouvait se substituer à la souveraineté d’un peuple pour décider de son futur (…), que destituer un tyran suffisait pour régler tous les problèmes ». Depuis le Canada où il participait au G7, il a qualifié d’« erreur stratégique » le changement de régime par la force. Difficile de lui donner tort : l’expérience récente le prouve. Mais comment, par une guerre préventive, détruire les bases d’un régime honni sans provoquer sa chute ? Guerre préventive et changement de régime sont rarement indissociables et rarement couronnés de succès. En multipliant les contradictions, les Européens cautionnent un monde où la force, inexorablement, l’emporte sur le droit.
Sylvie Kauffmann (Editorialiste au « Monde »)
Voir aussi:
Pascal Boniface sur RCF: https://www.youtube.com/watch?v=TW2Y_3zQ5zs et son nouveau livre « Permis de tuer » https://www.youtube.com/watch?v=HGOzjnmRFys