Aux Etats-Unis, la course effrénée au nucléaire civil
La renaissance de l’atome, soutenue par l’Etat comme par les géants de la tech et devenue cause nationale, fait l’objet d’un foisonnement de projets et d’innovations.

Après qu’on a longé le chemin de fer pendant des dizaines de kilomètres à travers les collines verdoyantes du Wyoming, une odeur se fait soudain sentir, puis apparaissent les immenses cheminées de la centrale à charbon de Kemmerer. L’une crache ses effluves, mais pas pour longtemps : la centrale, propriété de Berkshire Hathaway, la firme de Warren Buffett, va être convertie au gaz naturel en 2026. Les 190 mineurs du gisement de coke adjacent, qui risquent de perdre leur emploi, font grise mine.


Cette image, celle du Wyoming qui n’en finit pas de pleurer la fin du charbon, est trompeuse : en poursuivant la route, à seulement 3 kilomètres, sur la droite, un immense chantier, avec un petit panneau : « TerraPower ». Derrière cette entreprise inconnue, une star mondiale, Bill Gates. Le fondateur de Microsoft, devenu philanthrope, a décidé de construire en ce lieu perdu une centrale nucléaire révolutionnaire afin de pouvoir, notamment, faire face à la demande d’énergie dévorante de l’intelligence artificielle (IA). Depuis 2006, il a investi dans l’affaire 1 milliard de dollars (870 millions d’euros) de sa fortune, estimée à 175 milliards de dollars par Bloomberg. Le projet coûtera 4 milliards de dollars, financé à parité par son entreprise et par l’Etat fédéral, qui double la mise par le biais du ministère de l’énergie (Department of Energy). Date prévue de mise en service : été 2030.

Bill Gates a fait travailler des centaines d’ingénieurs pour concevoir un réacteur d’un nouveau type : il s’agit d’un réacteur refroidi au sodium, baptisé Natrium. Il possède de nombreux avantages sur les centrales à eau pressurisée installées aux Etats-Unis et en France (la filière française a utilisé la licence américaine de Westinghouse) : il est trois fois plus petit, il fonctionne à une plus haute température mais sous une moindre pression, ce qui permet d’éviter les explosions et les emballements ; il est possible de piloter la production d’électricité, en faisant passer la capacité du réacteur de 350 à 500 mégawatts, par un système de stockage ; et il génère moins de déchets hautement radioactifs.
« Un niveau de sûreté très intéressant »
« Sa conception est bien plus sûre que n’importe quelle centrale existante, les températures étant contrôlées par les lois de la physique plutôt que par des opérateurs humains, qui peuvent faire des erreurs », a affirmé Bill Gates, lors de l’inauguration du chantier, en juin 2024. Les réacteurs classiques à eau pressurisée avaient été choisis notamment sous la pression des militaires, qui désiraient exploiter des synergies sur le combustible. « On nous a dit que c’était dix fois plus sûr que tout ce qui existe actuellement », se réjouit Brian Muir, le directeur général de la ville de Kemmerer, qui s’est battu depuis des années pour être choisi par Bill Gates. « Le réacteur au sodium est bien connu, il apporte un niveau de sûreté très intéressant », confirme l’ingénieur et entrepreneur du nucléaire français Jean-Luc Alexandre. En parallèle, TerraPower travaille – comme Jean-Luc Alexandre, nous y reviendrons – sur un autre projet : le développement d’un réacteur à sel fondu, moins avancé mais encore plus révolutionnaire, car il peut s’arrêter sur simple vidange du combustible et permet de recycler les déchets nucléaires.
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Bill Gates n’a pas encore reçu l’indispensable feu vert définitif délivré par l’autorité de sûreté nucléaire (Nuclear Regulatory Commission), ce qui ne l’a pas empêché de commencer à construire la centrale productrice d’électricité, séparée du réacteur. M. Muir est optimiste : « Nous espérons évidemment que le président Trump pourra accélérer le processus d’obtention des permis. Mais je pense que ce projet nucléaire avance déjà bien et qu’il est très proche de l’obtention des permis. »

Déjà, la petite ville minière du Wyoming se prépare à être sauvée par le nucléaire, avec des maisons en rénovation et des travailleurs qui se préparent à leur reconversion. Le chantier emploiera à son pic quelque 1 600 travailleurs, et la centrale, 250 en rythme de croisière. Lorsque Bill Gates est venu à la rencontre des habitants, on lui a demandé s’il ne craignait pas la concurrence d’autres entreprises. L’entrepreneur a répondu qu’il allait y avoir tellement de demande d’électricité qu’il y aurait de la place pour tout le monde. En effet, Bill Gates n’est pas seul.
La renaissance nucléaire américaine est une cause nationale. Elle est soutenue à la fois par les démocrates et par les républicains. « De tout ce que je fais sur le climat, le domaine qui bénéficie du plus de soutien transpartisan est le nucléaire », se réjouissait Bill Gates, lors du lancement des travaux. Le 23 mai, Donald Trump a signé quatre décrets visant à quadrupler la production d’ici à 2050, amplifiant un mouvement lancé par Joe Biden, qui voulait la tripler. « Il est temps pour le nucléaire », a proclamé le président républicain depuis le bureau Ovale.
Pas de centralisation
De très nombreuses start-up ont levé des centaines de millions de dollars pour commercialiser de nouveaux réacteurs, innovants soit par leur technologie, soit par leur taille. Elles s’envolent en Bourse et valent des milliards, au point de frôler la bulle, chacun ayant sa spécificité : Oklo, la firme dont le secrétaire à l’énergie de Donald Trump, Chris Wright, était administrateur, fonctionne au métal fondu et a vu son action multipliée par 6 en un an, avec une capitalisation de 7 milliards de dollars. NuScale (multiplié par 4 ; 10 milliards de dollars) et Nano Nuclear (multiplié par 4,2 ; 1,2 milliard de dollars) tournent à l’eau pressurisée mais sont de petite taille, tout comme le spécialiste des réacteurs de sous-marins BWX Technologies (+ 50 %, 12 milliards de dollars).
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Les projets foisonnent, mais aucun de ces réacteurs n’a encore été construit ou testé. Cette tâche incombe en partie au ministère fédéral de l’énergie et au Laboratoire national de l’Idaho, perdu à 300 kilomètres de la centrale de Kemmerer, dans les plateaux déserts de l’Idaho, au sud-ouest du célèbre parc de Yellowstone. C’est là que fut installé un gigantesque centre d’essai de réacteurs civils après la seconde guerre mondiale. Prudents, les chercheurs installés à Chicago (Illinois) s’étaient dit qu’il valait mieux mener ces types d’expérimentations loin de toute population. Le site de 2 300 kilomètres carrés (plus de vingt fois la superficie de Paris) reste intimidant – « l’usage de la force mortelle est autorisé », lit-on en avertissement –, mais l’accueil est chaleureux pour vanter la renaissance nucléaire américaine.
« Tout le monde avance aussi vite que possible », se réjouit Jess Gehin, directeur associé du Laboratoire national de l’Idaho, alors que Donald Trump veut diviser par deux ou trois le processus, en réduisant à dix-huit mois les délais d’autorisation. Sa mission : tester l’application de technologies ayant fait l’objet de recherches approfondies au XXe siècle. « Nous avons construit 52 réacteurs. Toutes ces technologies, nous les avons étudiées ici, elles ne sont donc pas vraiment nouvelles. Ce qui est nouveau, c’est la commercialisation, le transfert de certaines technologies vers le secteur privé », explique Jess Gehin, qui salue la spécificité américaine, le financement des entreprises par le capital-risque et l’aide scientifique de l’Etat : « Chacune de ces entreprises a levé des centaines de millions de dollars. » Pas de centralisation : « Le marché choisira », confirme Jess Gehin, qui résume son état d’esprit : « Aux Etats-Unis, nous avons des centaines de types de réacteur et un seul type de fromage. En France, il existe des centaines de types de fromage et un seul type de réacteur. »
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L’ironie est un brin trop mordante : les Français ont souvent de l’avance, mais ils n’arrivent pas à transformer l’essai, comme le montra l’arrêt de Superphénix en 1997. Le Commissariat à l’énergie atomique, en France, avait développé à partir de 2010 un prototype de réacteur à sodium baptisé Astrid, mais il fut abandonné en 2019. L’entrepreneur Jean-Luc Alexandre a levé 80 millions d’euros pour construire, comme Bill Gates, un prototype à sel fondu, mais son entreprise Naarea se heurte à l’étatisme français. « J’attends qu’on nous donne un terrain qui sera peut-être à Marcoule [Gard] ou à Cadarache [Bouches-du-Rhône]. Les Américains vont dix fois plus vite que nous », explique Jean-Luc Alexandre, qui revient des Etats-Unis. « C’est une renaissance absolument inédite. Ils ont un Etat avec Donald Trump qui a complètement renversé la table. Ils ont de l’argent, ils savent prendre des risques. Il faut que le gouvernement se réveille, sinon on va se faire damer le pion et, dans ce cas, on va partir aux Etats-Unis », prévient-t-il.
Découverte du gaz de schiste
Après le numérique, l’espace, l’Amérique veut reprendre le leadership sur le nucléaire. « Le gouvernement n’aurait pas pu développer des géants de la tech comme Google et Meta. Si vous regardez ces grandes entreprises technologiques, le seul pays qui leur fait concurrence est probablement la Chine. Personne ne concurrence vraiment non plus SpaceX. Si vous appliquez ce modèle à l’énergie nucléaire, je pense que nous serons leaders », affirme Jess Gehin.
Son laboratoire fut, avec le centre de recherche d’Oak Ridge, dans le Tennessee, pionnier du nucléaire civil. C’est en ces lieux que fut construit le premier réacteur – aujourd’hui transformé en musée – capable d’allumer des ampoules : c’était le 20 octobre 1951. Quatre ans plus tard, un deuxième prototype illuminait la petite ville voisine d’Arco. Au total, 52 réacteurs expérimentaux furent construits dans les années 1950 et 1960, dont quatre restent en activité ; un discours de 1963 du président John F. Kennedy rappelle l’ambition de l’époque : avoir 50 % d’électricité nucléaire avant la fin du siècle.
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Ce taux n’est aujourd’hui que de 18,8 %, avec 94 réacteurs. Parce que les accidents de Three Mile Island, en 1979, et de Tchernobyl, en 1986, ont sapé la confiance dans cette énergie ; parce que les taux d’intérêt élevés l’ont rendu moins rentable, mais aussi parce que la consommation d’électricité progressait moins que prévu. Une première renaissance s’est esquissée au début des années 2000, mais elle a été tuée par l’explosion des réacteurs de la centrale de Fukushima, au Japon, en 2011, et la découverte du gaz de schiste, bon marché et quasi inépuisable. Tout a rebasculé avec la lutte contre le réchauffement climatique dans un pays qui exclut toute sobriété énergétique, puis avec l’irruption de l’IA.
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A court terme, les entreprises se ruent sur les réacteurs traditionnels que l’on croyait condamnés. Trop coûteux, trop chers, avec une perte de savoir-faire dramatique, comparable à celle de la France. En 2023 et 2024, pourtant, une étape majeure est franchie : les deux réacteurs à eau pressurisée AP1000 d’une puissance de 1 100 mégawatts – pas très éloignés des EPR français, mais avec une meilleure sécurité passive – construits à Vogtle, en Géorgie, sont enfin mis en service, avec sept ans de retard et des coûts doublés à 35 milliards de dollars. Dans la foulée, la Caroline du Sud a décidé de reprendre les travaux sur deux réacteurs du même type interrompus en 2017 après 9 milliards de dollars de travaux infructueux.

Depuis un an, tous les géants du numérique s’efforcent d’acquérir l’électricité d’une centrale nucléaire traditionnelle pour alimenter leurs serveurs informatiques : fin 2024, Microsoft décide avec l’exploitant Constellation de relancer le deuxième réacteur arrêté sur le tristement célèbre site de Three Mile Island, en Pennsylvanie ; début juin 2025, Meta signe un accord de fourniture d’électricité pour vingt ans avec une autre centrale nucléaire de Constellation, dans l’Illinois. Celle-ci avait failli fermer en 2017, avant d’être sauvée par l’Etat d’Illinois.
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Mais d’autres vont plus loin et veulent développer des réacteurs d’un nouveau type, plus petits, d’une capacité d’environ 80 mégawatts. Amazon a signé des accords avec Energy Northwest et le concepteur X Energy pour construire quatre petits réacteurs (small modular reactor) pour un total de 320 mégawatts pouvant être porté à 960. Google a fait de même, avec Kairos, une start-up fondée en 2017, pour développer sept réacteurs nucléaires d’une puissance totale de 500 mégawatts d’ici à 2035. L’ambition est d’éviter les projets gigantesques tels Vogtle ou Flamanville, aux dépassements de coûts souvent incontrôlés, et d’envisager une production en série, voire en usine pour les petits modules.
Sur la Lune
Les Américains n’ont pas perdu l’imagination sans limites des années 1950. Devant le musée du centre de l’Idaho, on peut observer les prototypes d’un réacteur censé équiper les bombardiers atomiques américains pour qu’ils puissent rester en vol indéfiniment. Le ravitaillement en vol a permis de trouver une autre solution et le projet fut enterré par John F. Kennedy. Mais c’est aussi en ces lieux que fut conçu le réacteur du premier sous-marin à propulsion nucléaire, l’USS Nautilus, célèbre pour avoir atteint le pôle Nord sous les glaces en 1958.
En 2025, la nouvelle frontière, ce sont les réacteurs de la taille de ceux de Bill Gates, qui aspirent à remplacer, par exemple, les centrales à charbon, voire les microréacteurs, de la taille d’un semi-remorque, que l’on changerait comme une bouteille de butane, pour alimenter une usine isolée, un village reculé ou un champ de bataille.
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Plus sûrs, ils pourraient être déployés dans des régions jugées à risque ou insuffisamment développées. « Pendant le conflit en Irak, la plupart des pertes humaines étaient liées au transport de carburant et de ravitaillement. Il existe donc un besoin de disposer d’une source d’énergie déployable, pas forcément sur le front, mais permettant d’éviter une grande partie du transport de carburant », explique Jess Gehin, qui évoque un autre projet, un réacteur sur la Lune, pour alimenter une base permanente, afin de rejoindre Mars : très dense en énergie, sans besoin d’oxygène, ni de soleil si on est au pôle Nord de la Lune, le projet est exploré très sérieusement. « Je pense que c’est très réaliste », poursuit-t-il. D’ailleurs, les Américains ont déjà expédié un réacteur nucléaire dans l’espace. C’était en 1965, il pesait 290 kilogrammes, produisait 30 kilowattheures et est tombé en panne au bout de quarante-trois jours.
Ces nouveaux réacteurs seront testés dans l’Idaho. Sur le site, un dôme superbe argenté est en construction. Il s’agit en réalité d’un réacteur fermé en 1994, l’Experimental Breeder Reactor-II (EBR-II). Ce réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium avait montré de grandes qualités lors d’un test de défaillance complet et évité les défauts des réacteurs à eau pressurisée. C’était en 1986, juste avant que la catastrophe de Tchernobyl ne scelle son destin, mais ses vertus sont redécouvertes et inspirent les start-up d’aujourd’hui.
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Brad Tomer, directeur du Centre national d’innovation des réacteurs, explique comment les entreprises amèneront leur réacteur, qui sera introduit puis scellé dans le dôme et soumis aux tests de résistance les plus extrêmes. « Les entreprises vont venir montrer comment leur réacteur peut procéder à des arrêts d’urgence et se refroidir sans aucun dommage », explique-t-il. Avec cinq entreprises candidates pour tester leur produit, il y a foule. Pour accélérer le processus, il a été décidé de charger de combustible les réacteurs avant leur entrée sous le dôme. « Cela nous fera économiser environ trois mois », estime Brad Tomer, qui espère pouvoir tester deux prototypes tous les dix-huit mois.

Accélérer, telle est l’obsession de toute la filière, alors que d’autres petits réacteurs seront testés ailleurs sur le site. Chris Ritter, directeur du département intelligence artificielle du centre, s’efforce d’accélérer la construction des centrales avec l’aide de l’IA et la construction virtuelle. Il table sur « une réduction des délais d’environ 21 % grâce aux outils d’IA ».
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Ce renouveau s’accompagne d’une campagne de recrutement massive. Selon Hope Morrow, l’une des responsables du développement économique et des ressources humaines, les effectifs du centre, actuellement de 6 200, seront passés de 3 500 à 7 400 entre 2014 et 2029. « Notre main-d’œuvre rajeunit très rapidement. Il y a dix ans, si vous demandiez aux employés depuis combien de temps ils étaient là, la réponse était généralement de quinze à trente ans. Aujourd’hui, c’est quatre ans », se réjouit-elle.
Une rupture avec la traversée du désert vécue par les anciens. Doug Crawford, qui dirige les tests de combustible dans un autre réacteur (Tour Transient Reactor Test), se rappelle, affligé, comment, tout jeune, il entendit Bill Clinton enterrer le nucléaire, en mars 1993 devant le Congrès : « Nous supprimons des programmes qui ne sont plus nécessaires, comme la recherche et le développement dans le domaine de l’énergie nucléaire », déclara solennellement le président américain. « Je venais de terminer mes études supérieures depuis deux ans. Nous avons réussi à conserver notre emploi, mais, pendant les années 1990, il n’y avait pas vraiment de recherche et développement dans le domaine nucléaire », se souvient Doug Crawford. « On me demandait : “Pourquoi te lances-tu dans le nucléaire ?” », renchérit Jess Gehin.
Pénurie de formation
Là, c’est l’inverse : le secteur souffre d’une pénurie de formation. En 2022, seuls 454 ingénieurs nucléaires ont obtenu leur diplôme aux Etats-Unis, un quasi-plus bas depuis 2010. Toutefois, le nombre de doctorats a doublé sur la même période pour atteindre le record de 208, selon l’Oak Ridge Institute for Science and Education. Le secteur offre un salaire médian annuel de 125 000 dollars, en deuxième position derrière le pétrole. Et l’irruption des start-up accentue la concurrence. « Il est devenu plus dur de recruter, avec toutes ces entreprises qui débauchent une partie de nos effectifs », explique Jess Gehin. Ce qui n’empêche pas les métiers d’évoluer, avec de nouveaux domaines d’application, comme l’IA ou la cybersécurité. C’est ce qu’explique l’ingénieur nucléaire Joseph Manhanes, trentenaire, qui a rejoint en 2019 l’équipe de cybersécurité où « il y avait plus d’occasions d’apporter de grandes améliorations ».
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L’un des sujets problématiques, toutefois, reste le retraitement et l’approvisionnement en combustible. Côté retraitement, le pays n’a pas de site permanent de stockage des déchets, celui du désert du Nevada n’ayant pas été réalisé. Les déchets sont stockés dans les centrales ou sur les sites du département de l’énergie. Ainsi, dans l’Idaho, pendant la visite du site, on aperçoit au loin les restes du réacteur fondu de Three Mile Island dans ses conteneurs, mais le sujet est quasi absent du débat public. « Tous les déchets produits par l’industrie nucléaire américaine depuis les années 1950 occupent relativement peu d’espace et sont tous confinés en toute sécurité. La totalité des déchets produits aux Etats-Unis remplirait un terrain de football de 10 mètres de profondeur », affirme le Nuclear Energy Institute pour le lobby du nucléaire.
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Côté ressource, les Etats-Unis dépendent de la Russie pour près d’un tiers de leur approvisionnement. Dans les années 1990, ils ont estimé judicieux d’acheter du combustible à Moscou, parfois en dégradant du matériel de qualité militaire, ce qui à la fois aidait au désarmement et faisait faire des économies à la filière américaine. La guerre en Ukraine a torpillé l’affaire : en 2024, Joe Biden a proclamé un embargo russe, qui doit entrer en vigueur au plus tard fin 2027, et les Etats-Unis s’efforcent de remonter leur filière avec un financement public de 2,7 milliards de dollars.
Pis, les Américains ne produisaient pas d’uranium enrichi à 20 % (contre 5 % pour les centrales traditionnelles) comme celui dont a besoin la centrale Natrium de Bill Gates. « Le combustible enrichi à 20 %, qu’on appelle Haleu, il n’y en a qu’en Russie », affirme Jean-Luc Alexandre, qui estime que construire une centrale sans maîtriser préalablement la chaîne de l’uranium revient à construire une voiture sans avoir d’essence. Le centre de l’Idaho en avait fabriqué au XXe siècle avec son réacteur EBR-II précité, et va en fournir aux start-up. Le problème a fait prendre deux ans de retard au projet de Bill Gates, qui ne veut pas dépendre de Moscou, et a fini par signer un accord, scellé définitivement en mai, avec un laboratoire d’Afrique du Sud, ASP Isotopes.
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Tout n’est pas gagné d’avance, comme l’a montré la mésaventure de NuScale. En novembre 2023, la firme avait dû abandonner le projet de construire sur le laboratoire de l’Idaho six réacteurs modulaires de 77 mégawatts d’ici à 2030 pour une collectivité locale de l’Utah, la facture ayant presque doublé, passant de 5,7 milliards à 9,3 milliards de dollars. Bill Gates veut y croire. « Même si ces projets inédits peuvent être de grande envergure et risqués, ils sont trop importants pour notre avenir pour que nous n’agissions pas », écrivait-il, en inaugurant le chantier de TerraPower : « Pour atteindre nos objectifs économiques et climatiques, nous avons besoin d’une énergie propre plus abondante, et non moins. »