« Le pacte vert peut être rendu plus lisible, mais il ne doit pas être vidé de sa substance »
Tribune
Alexis Normanddirecteur général de GreenlyLætitia Carlemembre du conseil d’administration de France DigitaleLudovic Flandincoordinateur de Weareeurope.group
Sous prétexte de compétitivité, le Parlement européen a préféré la politique de l’autruche, dénoncent trois experts engagés dans la défense du Green Deal, cet arsenal législatif qui doit permettre à l’UE de respecter ses engagements climatiques.
Avec le paquet législatif dit « Omnibus », le Parlement européen a voté le 3 avril un gel de l’application de plusieurs textes majeurs du pacte vert, au premier rang desquels la directive sur le reporting de durabilité des entreprises (Corporate Sustainability Reporting Directive, CSRD), qui entend obliger les sociétés à produire des informations sur leurs impacts sociaux et environnementaux (ce qu’on appelle le « reporting de durabilité »). Sous le couvert de la simplification, ce que certains appellent un « stop the clock » (arrêt du chrono) risque de geler un pan entier de l’« ambition climat » européenne, au moment même où il faudrait l’accélérer.
Derrière la logomachie bruxelloise et son résultat – l’exclusion à court terme des entreprises de taille intermédiaire du reporting climat – se joue un choix politique fondamental : l’Europe renonce à son leadership en matière de transition. Pour l’Allemagne et la minorité d’Etats qui ont tardé à transposer ces textes, c’est une victoire en trompe-l’œil. Comme s’il fallait opposer compétitivité et décarbonation. Comme s’il fallait produire avec toujours plus d’énergies fossiles, en dehors de tout cadre de responsabilité, pour rester compétitifs au XXIe siècle.
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Faut-il rappeler que les entreprises qui construisent aujourd’hui les fondamentaux décarbonés de – dans l’énergie renouvelable, les batteries, la mobilité électrique, la construction durable, le textile responsable, l’alimentation ou la finance verte – sont déjà celles qui captent les investissements, créent de nouveaux marchés et de nouveaux emplois ?
Arrêter la production de normes ne ralentira pas la montée du mercure. Refuser la transparence, c’est plutôt renoncer à anticiper les ruptures d’approvisionnement liées au climat, retarder l’identification des risques, fragiliser la résilience des entreprises. Sous prétexte de compétitivité, le Parlement a préféré la politique de l’autruche.
Les vraies causes de notre retard
Herbert Simon, Prix Nobel d’économie, l’a bien résumé : les décisions économiques ne suivent pas une rationalité parfaite mais une rationalité limitée. Les entreprises arbitrent selon l’urgence, pas selon l’intérêt collectif de long terme. Sans cadre contraignant pour anticiper les risques – ce que permet la CSRD –, le marché continuera d’ignorer les signaux faibles du climat… jusqu’à l’effondrement.
Oui, la compétitivité européenne est en jeu. Mais est-ce la faute du reporting européen, encore inappliqué dans les entreprises ? Ou bien plutôt de la flambée des prix de l’énergie consécutive à l’agression russe ? Du sous-investissement chronique dû à l’absence de marché des capitaux unifié ? Ou encore d’un système de retraite par capitalisation inexistant qui bride l’épargne longue ? Ne serait-ce pas aussi lié à une forme de « préférence pour le loisir » dans certaines économies matures ? La lucidité commande de regarder en face les vraies causes de notre retard.
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Accuser la CSRD de tous les maux est un contresens technique autant que politique. A l’ère de l’IA générative, le reporting extra-financier peut être automatisé, simplifié, intégré aux processus existants. Les directeurs RSE (responsabilité sociétale des entreprises) voient déjà dans la norme européenne une libération vis-à-vis de la jungle de référentiels privés imposés par les donneurs d’ordre et les investisseurs. Ces derniers, eux, continueront à exiger transparence et redevabilité, quelle que soit la norme européenne.
Investissements dans les bonnes filières
Bien sûr, il faut une simplification intelligente : alléger l’audit pour les PME, adopter une approche sectorielle en écartant les champs d’activité non pertinents. Mais il est irresponsable d’exclure 80 % des entreprises par une révision brutale des seuils ou une mise en œuvre par vagues. Il vaut mieux réduire de 80 % les coûts du reporting pour tous, grâce à l’automatisation et la clarification des exigences.
Ce n’est pas l’assouplissement de normes indolores qui créera la croissance verte, mais les investissements précoces dans les bonnes filières. Les marchés financiers l’ont compris : malgré les contorsions sémantiques des grandes banques centrales – qui rebaptisent « résilience » ce qu’on appelait « durabilité » il y a encore trois mois – les flux d’investissement restent orientés vers ceux qui préparent le net zéro (la neutralité carbone). Ceux qui maîtrisent les données ESG (environnementales, sociales, et de gouvernance), qui ont structuré leur reporting extra-financier et intégré les risques de transition seront les gagnants de demain.
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L’Europe avait une longueur d’avance. Elle envoie aujourd’hui un signal désastreux. La CSRD n’a jamais été un « délire bureaucratique », comme l’a affirmé un grand dirigeant bancaire. On connaît pourtant le péril induit par la myopie des institutions financières.
Sous-estimation du prix du chaos climatique
La CSRD est une infrastructure de souveraineté. Ceux qui dénoncent une « inflation réglementaire » surestiment les coûts de ces contraintes, et sous-estiment le prix du chaos climatique. Ils sous-estiment aussi le soft power normatif de l’Europe. Ce standard devait s’appliquer à plus de 5 000 entreprises étrangères opérant sur notre marché. Allons-nous aussi céder sur ce front face aux attaques de Trump contre l’ESG, alors que la Chine a déjà adopté fin 2024 une version quasi identique de la CSRD, avec une entrée en vigueur dès 2025 ? La dimension extraterritoriale de notre norme est notre meilleure défense face à l’impuissance climatique américaine.
Notre avenir se joue désormais à Bruxelles. Dans les prochains mois, les députés européens pourraient encore voter un affaiblissement des exigences climatiques imposées aux entreprises. Qu’ils prennent la mesure de leur responsabilité historique. Le pacte vert peut être rendu plus lisible, plus proportionné. Il ne peut être vidé de sa substance.
Le courage politique, en 2025, ne consiste pas à crier avec les loups que « l’Europe en fait trop », mais bien plutôt à reconnaître que le monde a désespérément besoin de son leadership.
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Alexis Normand est directeur général de Greenly. Laetitia Carle est membre du conseil d’administration de France Digitale. Ludovic Flandin est coordinateur de Weareeurope.group, qui regroupe 125 organisations européennes mobilisées pour la défense de la CSRD
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Pacte vert : « La frontière entre simplification et dérégulation est ténue »
Tribune
Il serait paradoxal d’affaiblir le pouvoir normatif européen sur l’environnement alors qu’il devient un standard international, souligne l’entrepreneuse Camille Putois dans une tribune au « Monde ».

La simplification est un mantra traditionnel de l’action gouvernementale, aussi ancien que l’émergence de l’Etat moderne. Suivant les recommandations des rapports Letta et Draghi, l’Union européenne (UE) s’y lance à son tour. La Commission a présenté le 26 février un premier train de mesures « omnibus » de simplification du pacte vert pour l’Europe. Il porte notamment sur la directive sur le reporting de durabilité des entreprises (la CSRD), qui définit la manière dont elles doivent communiquer sur leurs enjeux et leur performance en matière environnementale, sociale et de gouvernance, et la directive sur leur devoir de vigilance en matière de droits humains et d’environnement.
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Le Conseil et le Parlement européens ont déjà approuvé la proposition de reporter l’entrée en vigueur de ces deux directives, en 2027 au lieu de 2025 pour la vague 2 de la CSRD, et en 2028 au lieu de 2027 pour le devoir de vigilance. La suite, qui portera sur les modifications de fond proposées par la Commission, devrait être plus laborieuse, car, même s’il y a un large accord pour reconnaître que les directives du pacte vert et surtout les actes délégués qui les mettent en œuvre doivent être simplifiés, la frontière entre simplification et dérégulation est ténue.
Ce sera un débat technique entre experts, un débat politique entre tenants et opposants du pacte vert, et un débat économique sur le lien entre simplification et compétitivité. Il faut aussi, surtout dans le contexte actuel, que ce soit un débat sur le pouvoir normatif extraterritorial de l’Union européenne, cette capacité qui permet à l’Europe de déployer des réglementations ambitieuses au-delà de ses frontières, également nommée « effet Bruxelles » depuis qu’elle a été théorisée par Anu Bradford (The Brussels Effect : How the European Union Rules the World, 2020, non traduit en français), qui doit bénéficier aux réglementations du pacte vert, et qui est la clé pour la compétitivité des entreprises européennes.
Pilier de l’influence économique de l’UE
Ce pouvoir normatif permet en effet à de nombreuses réglementations européennes, même lorsqu’elles sont les plus strictes, de devenir le standard mondial de référence. Essentiellement pour deux raisons : les entreprises non européennes qui doivent s’y conformer pour accéder au marché unique peuvent décider, pour des raisons pratiques, de les appliquer à la totalité de leurs opérations (« effet Bruxelles de facto »), et les Etats non européens peuvent s’en inspirer pour leurs propres réglementations (« effet Bruxelles de jure »). C’est le cas dans de nombreux domaines : la santé et la sécurité des consommateurs, le droit de la concurrence, la protection des données personnelles, l’environnement, etc.
C’est cette capacité à imprimer l’ordre juridique international qui rend acceptables ces réglementations pour les entreprises européennes exposées au commerce mondial. Il serait paradoxal d’affaiblir ce pouvoir normatif, qui est devenu l’un des piliers de l’influence économique de l’UE, au moment même où la fin de la « mondialisation heureuse »donne lieu à une multiplication de décisions et de normes unilatérales à vocation extraterritoriale, et où l’Europe réfléchit aux voies et moyens d’une véritable stratégie de puissance et de souveraineté.
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Or, plusieurs propositions du projet « omnibus » peuvent susciter la perplexité. Dans la CSRD, par exemple, la proposition de relever de 250 à 1 000 employés le seuil des entreprises soumises à la directive réduirait de 80 % le nombre d’entreprises concernées.
Un revirement d’autant plus surprenant qu’il intervient alors que l’UE est en concurrence avec l’International Sustainability Standards Board pour imposer son modèle de reporting de durabilité des entreprises. Réduit aux grandes entreprises, le standard européen perdrait sa force d’attraction, y compris pour le nombre croissant de pays qui envisagent une réglementation comparable.
Suivre le chemin de l’harmonisation
On peut également s’interroger sur les propositions qui éloignent la directive sur le devoir de vigilance des principes directeurs des Nations unies de 2011 relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme, par exemple la proposition de réduire le devoir de vigilance aux seuls partenaires commerciaux directs de l’entreprise, alors que les principes directeurs et la version actuelle de la directive visent l’ensemble de la chaîne de valeur. Ces principes sont devenus le standard mondial volontaire en matière de conduite responsable des entreprises. La directive en est la première transcription quasiment complète en droit positif. C’est en restant conforme à ces principes qu’elle pourra devenir le nouveau texte mondial de référence, et inspirer les pays qui envisagent aussi d’intégrer le devoir de vigilance dans leur réglementation.
Comment simplifier efficacement, sans pour autant affaiblir ce pouvoir normatif européen, plus important que jamais dans le nouveau contexte géopolitique ? Il faut suivre le chemin de l’harmonisation dessiné par les rapports Letta et Draghi.
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La directive sur le devoir de vigilance et de nombreuses autres réglementations européennes pourraient par exemple prévoir une seule autorité de contrôle, plutôt que 27 autorités nationales dont les doctrines mettent des années à converger. L’« omnibus » pourrait reprendre la proposition d’Enrico Letta de créer un code européen du droit des affaires, un « 28e régime » qui remplacerait les dispositions nationales ou offrirait aux entreprises l’option d’un régime européen, etc.
Autant de mesures qui simplifieraient les règles applicables aux entreprises, réduiraient les coûts et les incertitudes juridiques liées à l’insuffisante harmonisation, tout en confortant le pouvoir normatif européen, pilier essentiel de sa stratégie de puissance et de souveraineté de l’Union.
Camille Putois est membre du conseil d’administration du WBCSD (Conseil mondial des entreprises pour le développement durable)
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