Liberté d’installation : quand l’opinion, y compris médicale, se fracture
Faites ce que je dis, pas ce que je fais. Les députés, qui semblent souvent considérer que les médecins ne répondent pas suffisamment à leurs devoirs envers la collectivité, n’étaient cependant pas si nombreux à être présents dans l’hémicycle ce mardi soir pour adopter par quatre-vingt-dix-neuf voix (face à neuf voix contre et dix absentions), la proposition de loi portée par Guillaume Garot dont la principale disposition vise à empêcher les nouvelles installations de praticiens dans les zones considérées comme suffisamment dotées en médecins libéraux. Soit une première entorse au principe de liberté d’installation.
Déjà-vu
Si les tentatives parlementaires ont été nombreuses ces dernières années pour faire voter une telle proposition, c’est la première fois qu’un texte est aussi proche d’être définitivement adopté et ce en dépit de l’opposition du gouvernement. Pourtant, comme le rappelle l’économiste Brigitte Dormont (dont la personnalité est bien peu appréciée des syndicats de médecins libéraux), le sujet est sur la table depuis longtemps.
« Un sentiment de déjà-vu. Il n’y a pas si longtemps, les syndicats de médecins ont réagi pareillement face à la proposition de loi Valletoux qui comprenait un dispositif similaire d’encadrement de l’installation. Les mêmes ont aussi rompu en 2023 les négociations conventionnelles avec l’assurance maladie. Cette dernière demandait comme contrepartie à des suppléments de rémunérations la signature d’un « contrat d’engagement territorial », impliquant la promesse de faire plus de gardes le soir ou le week-end et d’accueillir de nouveaux patients. Remontons encore le temps. La polémique sur les déserts médicaux faisait déjà rage lors des discussions préparatoires à la loi Hôpital, patients, santé et territoire votée en 2009. Cette loi prévoyait des contraintes pour les médecins libéraux : ceux installés en zone sur-dotée devaient exercer deux ou trois jours par mois en zone sous-dotée, à moins d’encourir des pénalités financières. Mais un an plus tard la ministre Roselyne Bachelot a décidé d’enterrer ces dispositions coercitives », rappelle-t-elle dans une tribune publiée par Alternatives Economiques.
La désertification (ou le « sentiment » de désertification) s’aggrave
Comment expliquer le mouvement de bascule auquel on semble aujourd’hui assister ? D’abord, les difficultés d’accès aux soins se seraient aggravées en France, avec une progression des déserts médicaux. A tel point qu’en se focalisant sur la restriction de l’installation dans les territoires « suffisamment » dotés, la loi Garot limite drastiquement son champ d’action : « La proposition de loi de Guillaume Garot (PS) ne supprime pas la liberté d’installation, elle la restreint dans seulement 13 % du territoire », observe (à regret ?) Brigitte Dormont.
Cependant, si les difficultés des Français pour obtenir une consultation chez certains spécialistes (dermatologues, ophtalmologues et gynécologues notamment) font régulièrement la une des médias, certains indicateurs invitent à se méfier de quelques trompes l’œil. Ainsi, une récente étude de la DREES signale que 87 % des Français affirment que le délai d’attente de leur dernière consultation n’a pas été un problème.
Par ailleurs, comme l’observait récemment le Dr Jérôme Barrière sur X : « Contrairement à ce que pourrait laisser croire l’actualité sur la régulation des installations des médecins, il y a eu une augmentation de 70 % des installations en médecine générale avec des médecins plus jeunes Et ils ont plus tendance à s’installer près de leur lieu de naissance ou de leur CHU de formation. Toute coercition pourrait aboutir à mettre un frein notable à cette dynamique positive ».
Quand les élus ne croient plus au pouvoir des médecins…
Si la réalité des difficultés d’accès aux soins en France peut donc être considérée comme contrastée (même si elles sont indéniables), il est certain que le soutien à la liberté d’installation des habitants est désormais inexistant.
Les élus locaux n’ont pu, eux aussi, que le constater. Ainsi, tandis que décuplait la colère de leurs administrés à chaque départ non remplacé d’un médecin et alors qu’ils constataient la complexité d’attirer les praticiens dans leur bourgade (malgré une multiplication des avantages), les élus voyaient parallèlement leur conviction d’un pouvoir d’influence des médecins sur l’électorat s’amenuiser.
Il n’est donc pas surprenant d’avoir pu voir plus de 1500 élus (dont 915 maires), issus de 68 départements signer dans la Tribune du dimanche le 4 mai un texte appelant à l’adoption de la loi Garot.
Les médecins ont-ils oublié leur vocation ?
Cependant, jusqu’à présent, de ce concert grossissant étaient quasiment absentes les voix médicales. A l’exception notable d’un Pr Guy Vallancien qui a déjà prôné à plusieurs reprises ces dernières années la fin de la liberté d’installation, un consensus semblait clair dans la communauté médicale pour refuser toute mesure coercitive, consensus que reflétait la position unanime des syndicats, de l’Ordre et d’autres organisations.
Mais ces derniers jours, on a assisté à une autre bascule : l’émergence de plusieurs voix qui au sein de la communauté médicale non seulement soutiennent la loi Garot (comme c’est le cas de certains de nos commentateurs) mais plus encore fustigent ses détracteurs et dénoncent l’attitude des jeunes médecins. La tribune la plus remarquée dans ce sens a été celle publiée cette semaine dans Le Monde par Didier et Jean-François Payen, anesthésistes et professeurs émérites de médecine.*
Les deux praticiens écrivent à propos des manifestants et des grévistes : « Entendre les représentants du corps médical s’offusquer des timides propositions gouvernementales pour davantage réguler le choix du site d’installation est déplacé, voire choquant » avant de conclure : « Les études médicales sont certes longues et difficiles et le métier de médecin exigeant, mais il est temps que les médecins reconnaissent les avantages dont ils ont bénéficié depuis longtemps. Être médecin, c’est faire tout notre possible pour soigner des êtres humains, les soulager et mettre à leur profit notre expérience, que nul ne conteste. Ce métier reste formidable, passionnant, épanouissant. Notre rôle social est immense. Ne gâchons pas cette occasion de nous montrer à la hauteur des attentes légitimes de nos patients ».
Les deux praticiens ne sont pas les seuls à s’inscrire dans ce registre (grandiloquent ou en tout cas un peu facile?). « Il est essentiel de rappeler que les médecins ont une responsabilité fondamentale à l’égard de la collectivité, liée à leur engagement professionnel et éthique, ainsi qu’à leurs conditions de financement. La médecine en France a beau être largement libérale, elle reste avant tout salariée de la Sécurité sociale. A ce titre, les médecins ont des droits, certes, mais ils ont aussi l’obligation de participer à l’élaboration de solutions, dans des conditions financières et humaines soutenables pour tous. La démarche incitative et de négociation a toujours été privilégiée jusqu’à présent, avec l’assurance maladie, les médecins libéraux et les agences régionales de santé. A la lenteur de l’évolution du système, à son aggravation même, on en voit les limites. Aujourd’hui, il faut accélérer le rythme », écrivent ainsi dans Libération Emilie Bérard, directrice d’hôpital et Emmanuel Vigneron, professeur émérite des universités, spécialiste de la santé.
Anciens et modernes : le retour
La voix la plus sévère néanmoins est celle du Dr Laure Artru, rhumatologue sarthoise et présidente de l’association de citoyens contre les déserts médicaux interrogée par le site What’s up doc. Quand ce dernier lui affirme qu’elle fait partie des « rares médecins (…) favorables à une régulation de l’installation », elle corrige : « On est beaucoup en réalité. Quand on est médecin et qu’on exerce, on n’ose pas dire trop fort ce qui déplaît aux jeunes médecins, par peur d’un remplaçant ou d’un successeur qui ne viendrait pas. Mais cette régulation elle est dans la tête de tous les ‘vieux’ ».
Ainsi, n’hésite-t-elle pas à adopter un discours guidé par l’idée d’une fracture générationnelle (alors que les syndicats de médecins installés ont choisi un soutien dans faille aux jeunes praticiens et internes) : « Ce que les jeunes médecins ne disent pas, parce qu’ils ne l’ont pas connue, c’est qu’il y a eu tout une période où la médecine était contrainte. C’était mon cas quand j’ai commencé. Lorsqu’on voulait travailler, on n’allait pas du tout là où on voulait. Il y avait tellement de médecins, qu’on était obligé de racheter la patientèle de quelqu’un qui partait. Il ne serait venu à l’idée de personne d’aller visser sa plaque quelque part tout seul, car cette personne n’aurait pas eu de patients. Mon mari, chirurgien vasculaire parisien, aurait bien voulu aller travailler dans une grande ville de province dépositaire d’un CHU. Mais ce n’était pas possible, les autres auraient refusé son installation, ou l’auraient boycotté », décrit-elle.
La médecine, tu l’assumes ou tu la quittes
Au-delà de cette référence historique, le Dr Artru **reprend également à son compte les discours récurrents qui déplorent la façon dont la conception de la vocation médicale aurait évolué ces dernières décennies. « Et les jeunes, qui ont embrassé ce beau métier pour la sécurité de l’emploi et pour le confort de vie, se rendent compte que la médecine est un métier de service. Et dans ce métier de service, la disponibilité, la garde et la permanence des soins, c’est quelque chose d’inhérent. Si tu veux être médecin, tu t’engages à soigner les gens qui en ont besoin », martèle-t-elle.
En outre, à l’instar des Drs Payen et d’autres, elle tient à rappeler que la loi Garot ne saurait être considérée comme la fin de la liberté d’installation : « Cette loi, c’est une régulation très light, en réalité. Ce n’est pas la fin de la liberté d’installation, contrairement à ce que brandissent systématiquement les syndicats. On pourra toujours aller travailler à la mer ou à la montagne, au soleil ou en métropole. Il faudra juste attendre qu’un confrère s’en aille. Et puis, elle ne concernera que très peu les généralistes, car il en manque partout », rectifie-t-elle.
Les médecins sont (presque) des privilégiés… comme les autres
Cette critique des aspirations des futurs médecins a été lue sous de nombreuses plumes, et plus encore chez les non-médecins ; ce qui a également donné parfois lieu à quelques saillies peu amènes à l’encontre de la féminisation de la profession. Mais, refusant de s’inscrire dans cette nouvelle version de la querelle des anciens et des modernes, certains « vieux » médecins ont interrogé cette société qui semble vouloir refuser aux praticiens ce qu’elle considère comme des droits pour tous les autres : « La société déplore le comportement des jeunes médecins (je suis un vieux médecin il m’arrive de le déplorer également).Mais les jeunes médecins sont à l’image de cette société qui a privilégié la vie privée, la qualité de vie, les loisirs, le travail des femmes. Vous êtes contre ? » interroge ironiquement le Dr Mathias Wargon. Plus solennel et grave, le Dr Jérôme Marty, président de l’Union française pour une médecine libre (UFML) a tenu à rappeler que ces discours faisaient totalement l’impasse sur le sacrifice que représente l’internat, sacrifice symbolisé par les suicides d’interne recensés chaque année.
Esprit logique es-tu là ?
Ainsi, on le voit, la communauté médicale semble commencer à se fracturer sur cette question de la PPL Garot. Ce qui se joue cependant dans cette divergence ce n’est pas la défense d’une certaine idée de la médecine ou de la solidarité comme certains veulent le faire croire ou la reprise de l’antienne « c’était mieux avant », mais plutôt une méconnaissance de la réalité. Que les élus cèdent à une forme de démagogie électoraliste n’est ni surprenant, ni incompréhensible. Mais leur meilleure connaissance du terrain et l’esprit plus scientifique des médecins qui soutiennent la loi Garot ne devraient pas leur masquer l’inutilité probable de cette restriction de la liberté d’installation (de fait limitée). En effet, beaucoup l’ont rappelé, cette disposition sera probablement impuissante pour réguler la pénurie, quand elle ne l’installera pas dans les zones considérées comme surdotées (mais qui en réalité sont surtout les zones où les besoins sont les plus importants) sans la résoudre dans les zones sous-dotées (puisque les jeunes médecins ne s’y installeront pas plus). Sur cette logique implacable (et qui a pourtant manqué), on pourra relire les tribunes publiées cette semaine dans nos colonnes par le Dr Michael Rochoy.
Liberté d’installation : quand l’opinion, y compris médicale, se fracture Aurélie Haroche | 09 Mai 2025 4
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Et pour constater comme se fissure l’opinion, y compris médicale, autour de la liberté d’installation, on consultera :
Brigitte Dormont : https://www.alternatives-economiques.fr/brigitte-dormont/restrictions-a-liberte-dinstallation-medecins/00114852 *
Dr Jérôme Barrière : https://x.com/barriere_dr/status/1908272643913957615?s=51&t=D_KG_3zX5j6MIwmUpvHQDg
La Tribune du dimanche : https://www.latribune.fr/la-tribune-dimanche/opinions/opinion-pourquoi-nous-soutenons-la-proposition-de-loi-sur-les-deserts-medicaux-par-1513-elus-locaux-1024167.html
Les docteurs Didier et Jean-François Payen : https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/05/07/deserts-medicaux-face-aux-propositions-pour-reguler-davantage-le-choix-d-installation-des-praticiens-la-colere-du-corps-medical-est-deplacee-voire-choquante_6603697_3232.html
Emilie Bérard et Emmanuel Vigneron : https://www.liberation.fr/idees-et-debats/tribunes/deserts-medicaux-ce-qui-serait-vraiment-revolutionnaire-serait-dapprendre-a-se-passer-de-medecins-20250505_ONQN7GLMTNFR3DZDWIYYS6EGIU/?redirected=1
Dr Laure Artru : https://www.whatsupdoc-lemag.fr/article/dr-laure-artru-la-loi-garot-cest-une-mesure-de-bon-sens-les-medecins-qui-sen-plaignent-sont **
Dr Mathias Wargon : https://x.com/wargonm/status/1908395708262085036?s=51&t=D_KG_3zX5j6MIwmUpvHQDg
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