Devoir de vigilance : levée de bouclier après l’attaque surprise d’Emmanuel Macron
La proposition du président de la République de supprimer la directive européenne sur le devoir de vigilance des multinationales a choqué jusque dans son camp. Ce retour en arrière serait contre-productif selon les défenseurs du texte.
Gouvernance | 26.05.2025 https://www.actu-environnement.com/ae/news/polemique-CS3D-Macron-46235.php4

© Photographe : Christophe LicoppeEmmanuel Macron et Ursula von der Leyen à Paris lors du sommet Choose Europe pour la science le 5 mai 2025
À quand l’estocade, après les banderilles du président de la République française visant la directive sur le devoir de vigilance des multinationales ? Après le report d’un an de son application, acté par une directive parue au Journal officiel de l’Union Européenne le 16 avril dernier, les discussions entre la Commission, le Parlement et les États membres sur la Corporate Sustainability Due Diligence Directive (CS3D) doivent désormais porter sur le fond : la révision des modalités d’application du texte originel lui-même, moins d’un an après son adoption.
Or lundi 19 mai, Emmanuel Macron se disant « d’accord avec le chancelier Merz et d’autres collègues », s’est subitement prononcé en faveur d’une suppression pure et simple du texte ; l’accusant, devant des chefs d’entreprise et dirigeants du monde entier, réunis à Versailles lors du sommet Choose France, d’empêcher l’Europe de « se resynchroniser avec les États-Unis et le reste du monde. » La déclaration a provoqué une large levée de bouclier de la part de nombreux élus, dont l’eurodéputé Renew Pascal Canfin, de syndicalistes, de think tanks, d’associations et même de collectifs d’entreprises.
Quid des droits humains et de l’environnement ?
« Renoncer au devoir de vigilance, c’est renoncer à un principe fondamental : l’obligation, pour les multinationales, de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement tout au long de leur chaîne de valeur – le travail forcé, le travail des enfants, la destruction de nos biens communs écologiques – et de réparer les dommages qui en découlent », a ainsi rapidement réagi le député Dominique Potier par le biais d’un communiqué. Pour l’élu socialiste de Meurthe et Moselle, à l’origine de la loi française de 2017 qui a elle-même servi de modèle à la directive européenne, ce retour en arrière signerait l’oubli « des millions de victimes de tous les Rana Plaza du monde. »
Il y a tout juste un an, pourtant, ce même Président saluait les avancées françaises, appelant à aller plus loin à l’échelle européenne, rappelle l’ONG CCFD-Terre solidaire. Ce retour en arrière s’avère d’autant plus absurde, selon Dominique Potier, que les exigences éthiques de la CS3D ne constituent pas un fardeau règlementaire ou une menace pour la compétitivité des quelques entreprises européennes concernées. Ce coup de rabot aux politiques de durabilité ne permettrait pas non plus d’attirer sur le vieux continent de nouvelles entreprises qui auraient pu être tentées, autrement, de se tourner vers les marchés outre-Atlantique, préviennent de leur côté les experts de l’Institut Veblen, dans une tribune publiée le 21 mai dans Les Échos. « Quel investisseur, aujourd’hui, prendrait le risque de partir subir les montagnes russes financières aux Etats-Unis pour s’éviter de remplir un tableau Excel en Europe ? »
Une concurrence internationale faussée
Bien au contraire, ce reniement pourrait bien porter atteinte à la compétitivité des entreprises françaises qui auraient pu espérer un alignement des entreprises internationales sur leurs standards européens et l’établissement d’une concurrence équitable si la directive CS3D avait été maintenue. « Sans ce cadre structurant, le risque est de pénaliser les acteurs vertueux et d’ouvrir la porte à des pratiques moins responsables », alerte Pierre-François Thaler, co-dirigeant de la plateforme de notation EcoVadis.
Ce dernier observe qu’en dehors de l’Union européenne, des entreprises commençaient déjà à s’y référer, y voyant un socle utile pour structurer leurs engagements dans un monde incertain. « En affaiblissant ce socle, l’Union Européenne perd un levier stratégique majeur et laisse d’autres puissances imposer leurs propres règles, souvent moins exigeantes. » Un sentiment partagé par le Mouvement Impact France, organisation patronale française des entrepreneurs et dirigeants engagés dans une démarche durable, qui craint que ce « Ce stop-and-go réglementaire » ne fragilise le travail mené par la France depuis huit ans pour protéger ses entreprises respectueuses des standards européens.
Le Président envoie un signal « extrêmement préoccupant » à l’ensemble des acteurs économiques et de la société civile, renchérit“ Renoncer au devoir de vigilance, c’est renoncer à un principe fondamental : l’obligation, pour les multinationales, de prévenir les atteintes aux droits humains et à l’environnement tout au long de leur chaîne de valeur. ”Dominique Potier, eurodépué
Philippe Vachet, directeur général de l’agence de labellisation en RSE Lucie. « Les entreprises françaises commencent tout juste à intégrer sérieusement la vigilance dans leurs pratiques. Ce n’est pas le moment de relâcher l’effort, mais au contraire de consolider et d’accompagner cette dynamique. »
Alléger pour quel résultat ?
Avec ou sans directive, le changement climatique demeure par ailleurs une menace existentielle pour l’économie européenne, font valoir les défenseurs de le CS3D. La Commission européenne évalue par exemple à 36 500 milliards d’euros par an le coût des dégâts provoqués par ses dérèglements, tandis que la loi Omnibus ne ferait économiser aux entreprises que 5 milliards d’euros. Tel n’est pas l’avis des opposants au texte parmi lesquels on trouve, outre les eurodéputés du PPE et de l’extrême droite, le Medef et France Industrie. Le premier voit dans la directive une menace réelle pour la compétitivité des entreprises européennes en général quand le second la juge « néfaste pour l’industrie européenne », l’exposant à des « risques concurrentiels, commerciaux et contentieux délétères. »
Quel sera son destin dans les prochains mois ? Même si le texte n’est pas supprimé, plusieurs des modifications proposées dans le cadre du texte « Omnibus » auront de toute façon pour effet de la vider de sa substance, déplorent les représentants de l’Institut Veblen. C’est le cas de la suppression de l’obligation de mettre en place des plans de transition, ce qui mettrait « de facto un coup d’arrêt à toute exigence de changement » ainsi que du régime européen de responsabilité civile, « qui nous renvoie à une Europe fragmentée, incohérente, où les régimes juridiques peinent à converger. »
Le 24 février dernier, la Fédération française bancaire (FFB) demandait pour sa part une suspension de la directive jusqu’à ce qu’un certain nombre d’ajustements aient été réalisés : ne prévoir que des obligations de moyens et non de résultats ; limiter le nombre de contrôles à effectuer avec les partenaires commerciaux, les évaluations périodiques des mesures mises en place à une fois tous les deux ans, les diligences au niveau un de la chaîne de valeur amont.
De quoi exclure la grande majorité des fournisseurs à haut risque du champ d’application de la CS3D, pour le Centre de recherche sur les multinationales SOMO. Seuls 6 % des 6 758 fournisseurs de premier rang de sept grandes chaînes de supermarchés européennes – dont Lidl, Aldi South et Albert Heijn – sont basés dans des pays présentant un risque élevé de violations graves des droits humains, explique-t-il. Ce chiffre contraste fortement avec les nombreux produits à haut risque qu’ils vendent, comme les bananes, le chocolat et le thé.
