En Bretagne, le retour en agriculture conventionnelle de terres bio « historiques » suscite une contestation
En Ille-et-Vilaine, des agriculteurs conventionnels sont en passe de racheter une ferme historiquement exploitée en agroécologie aux dépens de paysans bio. L’affaire illustre les difficultés actuelles de l’agriculture biologique.

Il a les traits tirés, ce mercredi matin de fin avril. Alors que ses 75 vaches quittent la stabulation du P’tit Gallo à Montreuil-le-Gast (Ille-et-Vilaine) pour pâturer dans les champs alentour, Yves Simon se dit « soucieux ». Sa ferme bio« tourne » pourtant bien: 15 salariés, 1,5 million d’euros de chiffre d’affaires annuel, 500 000 litres de lait collectés et transformés en yaourts commercialisés dans 120 points de vente… Depuis quelques semaines, une « affaire » de terres agricoles mine l’agriculteur. Il pensait acquérir une partie de la ferme du Breil, cette exploitation bio de « référence »installée à Melesse, la commune voisine, mais il s’est fait doubler par un agriculteur conventionnel dans des conditions troubles. Yves Simon s’agace : « Ces terres n’ont jamais connu le moindre traitement phytosanitaire. De telles parcelles doivent continuer à être exploitées en bio. Ça semble évident, non ? »
C’est aussi l’avis de nombre d’élus locaux et d’associations défendant l’agriculture biologique, qui se mobilisent pour soutenir le fondateur du P’tit Gallo, qui a développé toute une gamme de produits laitiers bio. D’habitude, les disputes entre paysans pour des hectares agricoles se déroulent loin des regards. Pas cette fois. « Il serait inacceptable et irresponsable de laisser ces terres exemplaires à un modèle agricole qui ne contribue pas à la préservation de la santé publique, de la qualité de l’eau, de la biodiversité locale », s’insurge la Ligue pour la protection des oiseaux (LPO).
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L’avenir de la ferme du Breil et de sa quarantaine d’hectares intéresse parce qu’il est devenu un symbole de l’inédite perte de vitesse de l’agriculture biologique. De la chute des installations de paysans à l’érosion des ventes, en passant par la baisse des surfaces cultivées.
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En 2023, le nombre de terres exploitées en bio a reculé de 2 % dans le pays selon l’Agence bio. C’est particulièrement vrai en Bretagne, région agricole dominée par le modèle intensif calibré pour nourrir 20 millions d’habitants. Ici, un hectare sur trois cultivés en bio et cédés en 2023 a été repris par un professionnel évoluant en conventionnel. C’est dix fois plus qu’en 2020.
« Pressions de la FNSEA »
C’est aussi pour « stopper cette hémorragie » qu’Yves Simon se démène. Tout a commencé en février lorsque la Société d’aménagement foncier et d’établissement rural (Safer), cet organisme chargé de superviser les transactions foncières agricoles – qui n’a pas donné suite aux sollicitations du Monde –, met en vente la ferme du Breil. Le fondateur du P’tit Gallo s’y intéresse pour agrandir son entreprise et permettre à deux de ses salariés de s’installer pour ensuite s’associer avec lui. D’autres paysans bio lorgnent aussi ces terres. Tous se rencontrent.

Autour de la table : Yves Simon, un voisin en quête de parcelles pour permettre à sa femme de devenir agricultrice, une éleveuse de chevaux souhaitant agrandir son domaine et un ancien cadre de Sciences Po Rennes de 56 ans en reconversion professionnelle. Ce dernier, Gilles Beaume, projette de cultiver des fruits : « On ne se connaissait pas, mais nous avons tout de suite réfléchi à la manière de travailler ensemble. Qui a besoin de quoi ? Où installer des haies communes ? Comment mutualiser les installations pour ne pas imperméabiliser de sols ? »
En quelques jours, le collectif se répartit terres, matériels et bâtiments avant de réunir les 350 000 euros nécessaires à la transaction. Leur projet de reprise est validé en mars par la Safer. Quelques jours plus tard, l’institution, dont le collège syndical est majoritairement aux mains de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), revient cependant sur sa décision. Après un vote à bulletin secret, le nom d’Yves Simon, qui postule à l’acquisition de la stabulation et à une vingtaine d’hectares, est remplacé par celui des Lauret, un couple d’agriculteurs conventionnels du secteur qui a effectué un recours auprès de la Safer. Le couple réclame ce lot pour y installer leur fils de 22 ans, Aurélien.
« Un tel revirement de situation a été possible grâce aux pressions de la FNSEA », dénonce Arnaud Daligault, vice-président de l’association Agrobio 35. Ce maraîcher poursuit : « Au nom de la souveraineté alimentaire, le modèle productiviste fait preuve d’une grande agressivité à l’encontre des systèmes bio. Depuis quelques années, il agit sans retenue. »
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La décision de la Safer interpelle aussi les élus locaux, qui la jugent contraire à plusieurs textes nationaux et locaux. Maire (divers gauche) de Melesse et président de la communauté de communes, Claude Jaouen a écrit son « incompréhension » dans un courrier envoyé au préfet et aux parlementaires : « L’agriculture biologique permet la préservation des ressources naturelles, notamment la ressource en eau. La ferme du Breil est située à proximité du canal d’Ille-et-Rance, et ainsi pourrait présenter un risque de pollution selon le type d’agriculture réalisée. »
Procédure « respectée à la lettre »
Les critiques fusent ainsi jusqu’au lieu-dit de la Touche-Petit, où se dresse la ferme des Lauret. Ce mercredi de fin avril à l’heure du déjeuner, la famille est assise au complet autour de la table de la cuisine. Dans l’entrebâillement de la porte, parents, fils et fille se disent « surpris par ces querelles qui les dépassent ». Les Lauret ne sont pas connus pour être des collectionneurs de terres agricoles ni des figures locales du monde syndical. Ils sont propriétaires d’une ferme de taille moyenne. La famille n’est, certes, pas convaincue par l’agriculture biologique, mais entretient des relations cordiales avec ceux qui la pratiquent, à commencer par les fondateurs de la ferme du Breil, qui refusent de prendre position.
Si les Lauret veulent tant ces terres bio, c’est « par souci d’efficacité ». Ces parcelles sont situées en lisière de leur exploitation. Que cultiveront-ils ici ? Comment ? Aucune précision. Les agriculteurs disent avoir « respecté la procédure à la lettre » et s’agacent des présomptions de pollution formulées à leur égard « encore une fois ».
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Les agriculteurs font référence à l’épisode de 2019 lorsque Daniel Cueff, alors maire écologiste de Langouët, commune voisine, avait pris un médiatique arrêté antipesticides. Ce texte, annulé par le tribunal administratif, avait divisé localement jusque dans les rangs des écologistes. Beaucoup jugeaient la démarche trop stigmatisante pour les agriculteurs conventionnels. « On a déjà trop parlé », coupe le père de famille après quelques minutes d’échange. Pas question d’en dire davantage tant que la décision de la Safer n’aura pas été validée par les services de l’Etat. Cette dernière valide généralement les recommandations qui lui sont soumises. Mardi 29 avril, la Safer a entériné son choix en ajoutant, néanmoins, une contrainte à la cession des terres. Les Lauret doivent les conserver en agriculture biologique pendant au moins six années.


Il en faudra pourtant plus pour éteindre la contestation. Yves Simon songe à porter l’affaire en justice. A quelques encablures de là, Aurélie Dressayre, l’éleveuse de chevaux figurant dans le projet collectif des paysans bio, se dit prête à orchestrer les recours juridiques. Question de « valeurs », mais aussi de « droit ». Avant d’ouvrir son centre équestre en 2022, Aurélie Dressayre était une avocate parisienne rompue aux marchés publics. La quadragénaire est « tombée des nues » en découvrant « l’opacité » de la Safer : « Cette institution rend des avis non motivés. A ce jour, je n’ai pas de réponse à mes demandes de procès-verbaux pour comprendre les décisions. Tout ce que j’ai reçu, c’est un mail qui dit “Untel obtient tant d’hectares”. » Aurélie Dressayre réclame une clarification, quitte à saisir la justice : « A dossier égal, l’agriculture biologique prime-t-elle sur le conventionnel ? Nous avons besoin d’une décision qui fasse jurisprudence dans un sens… ou dans l’autre. »
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