Scandale des eaux en bouteille : « L’Elysée savait au moins depuis 2022 que Nestlé trichait depuis des années », selon le rapporteur de la commission d’enquête
Devant le refus d’Alexis Kohler, le secrétaire général de l’Elysée sur le départ, de répondre aux questions des sénateurs, le rapporteur (PS) Alexandre Ouizille a dévoilé le contenu des échanges entre la présidence de la République et Nestlé.
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La commission d’enquête sénatoriale chargée de faire la lumière sur l’affaire de la fraude aux eaux minérales avait convoqué Alexis Kohler mardi 8 avril à 17 heures. Devant le refus du secrétaire général de l’Elysée, sur le départ, de venir répondre aux questions des parlementaires au motif de la « séparation des pouvoirs », qualifié de « dérobade » par le président, Laurent Burgoa (Gard, Les Républicains), les sénateurs ont opté pour une riposte inédite. Ils ont décidé de publier la documentation transmise par l’Elysée dans le cadre des travaux de la commission en même temps que le rapport, le 19 mai. Selon le rapporteur, Alexandre Ouizille (Oise, Parti socialiste), qui en a dévoilé la teneur, ces 74 pages de documents « démontre[nt] la densité des échanges entre Nestlé et l’Elysée ». « L’Elysée joue la chaise vide. Cette décision instille le poison du doute et constitue un affront à la représentation nationale, et surtout un refus d’aller au bout de la vérité devant les Français », a déclaré M.Ouizille en l’absence du bras droit d’Emmanuel Macron.
Le numéro un mondial des eaux en bouteille a eu recours pendant plusieurs années à des traitements interdits – microfiltration, filtres UV et charbons actifs – pour faire face à des contaminations bactériennes ou chimiques sur le site de Perrier, à Vergèze (Gard), comme sur son site des Vosges, où sont puisées les eaux d’Hépar, de Contrex et de Vittel. Après un intense lobbying et contre l’avis de la direction générale de la santé, l’exécutif a donné son feu vert au géant suisse, en février 2023, pour qu’il continue à utiliser un système de microfiltration non réglementaire. Selon des échanges d’e-mails et de notes ministérielles dévoilés en février 2025 par Le Monde et Radio France, l’Elysée a suivi de très près ce dossier.
La première rencontre entre Alexis Kohler et le directeur général de Nestlé, Mark Schneider, est organisée, dès le 11 juillet 2022, dans le cadre du sommet Choose France au château de Versailles. Deux sujets de préoccupation sont abordés : les suites de l’affaire Buitoni et le dossier Nestlé Waters. Selon un compte rendu de la réunion cité par le rapporteur, il est évoqué la « remise d’un rapport de l’IGAS [inspection générale des affaires sociales], cette semaine, après enquête de la DGCCRF [direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes]mettant en évidence un usage trop important de filtration pour corriger la qualité des eaux Vittel, Contrex et Hépar, avec de potentiels impacts sur les sites concernés et un enjeu de “com” pour bien gérer la séquence ». Commentaire de M. Ouizille : « L’Elysée sait qu’il y a un problème de qualité des eaux et Nestlé a mis les pouvoirs publics sous pression à propos des risques pour les sites. »
Contaminations bactériologiques et virologiques
Dès lors, les réunions entre l’Elysée et Nestlé vont se multiplier : septembre 2022, février 2023, janvier 2024, octobre 2024, décembre 2024. Le 17 décembre 2024, au lendemain des révélations du Monde et de Radio France sur un rapport confidentiel de l’agence régionale de santé d’Occitanie suggérant à Nestlé d’envisager un « arrêt de la production d’eau minérale sur le site de Vergèze », le lobbyiste de Nestlé sollicite un nouvel entretien avec Alexis Kohler. Le 18 décembre, le secrétaire général de l’Elysée appelle la présidente de Nestlé Waters, Muriel Liénau.
Un courriel envoyé avant l’entretien par le conseiller énergie, environnement et agriculture de l’Elysée résume la situation dans un chapitre intitulé « Problème Perrier », relate le sénateur de l’Oise. On y apprend que « les nappes dont dépendent les sources sont de plus en plus régulièrement polluées, notamment de sources bactériologiques (et en partie de matières fécales). Cela disqualifie donc régulièrement les eaux qui doivent être traitées pour être rendues propres à la consommation, ce qui constitue une grosse perte de valeur pour les entreprises (…) ».
Une autre note du même jour, provenant, cette fois, de la conseillère industrie à l’Elysée, indique que les filtres utilisés par Nestlé dans son usine Perrier sont « inopérants sur les virus » et que le groupe n’a donc « pas de solutions évidentes aux contaminations virologiques épisodiques », contrairement à ce qu’à toujours prétendu le numéro un mondial des eaux en bouteille.
Le directeur de Nestlé auditionné le 9 avril
« La présidence de la République était loin d’être une forteresse inexpugnable à l’égard du lobbying de Nestlé, commente Alexandre Ouizille. Au contraire, les contacts sont fréquents et l’Elysée ouvre les portes de certains ministères au groupe suisse. » Pour le rapporteur de la commission d’enquête, non seulement la présidence de la République « savait, au moins depuis 2022, que Nestlé trichait depuis des années », mais « elle avait conscience que cela créait une distorsion de concurrence avec les autres minéraliers » et, enfin, « elle avait connaissance des contaminations bactériologiques voire virologiques sur certains forages ».
Le bras droit d’Emmanuel Macron a annoncé qu’il quittera l’Elysée mi-avril, après huit ans aux côtés du chef de l’Etat. Il avait déjà refusé d’honorer une convocation devant la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur le dérapage budgétaire des finances publiques. Début mars, le président de la commission des finances, Eric Coquerel (Seine-Saint-Denis, La France insoumise) a saisi la justice pour demander des poursuites. Selon une ordonnance de 1958, toute personne qui ne comparaît pas ou refuse de déposer ou de prêter serment devant une commission d’enquête est passible de deux ans d’emprisonnement, et de 7 500 euros d’amende.
A la différence d’Alexis Kohler, le patron de Nestlé, le Français Laurent Freixe, n’a pas refusé la convocation des sénateurs. L’audition du directeur général du géant suisse de l’agroalimentaire, programmée mercredi 9 avril, sera la dernière de la commission. Selon son président, Laurent Burgoa, elle sera une « ultime chance » pour le groupe d’expliquer à partir de quand et pourquoi il a eu recours à des traitements illégaux. Jusqu’ici, tous les dirigeants de Nestlé auditionnés ont refusé de répondre à ces questions des sénateurs.
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