Dans les maternités, le défi du repérage des nourrissons « à protéger »
« Enfance en danger ». Dans les hôpitaux, des équipes pluridisciplinaires sont chargées du repérage et de l’accompagnement des situations familiales complexes dont elles estiment parfois, avant même la naissance, qu’elles pourraient justifier une intervention de l’aide sociale à l’enfance.
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L’histoire de Santiago, ce bébé, grand prématuré, enlevé en octobre 2024 dans une maternité de Seine-Saint-Denis par ses propres parents, qui auraient agi ainsi face à la crainte d’une mesure de placement, n’a pas seulement marqué l’opinion. Elle résonne aussi, encore, au sein des équipes qui, dans les hôpitaux, sont chargées du repérage et de l’accompagnement des situations familiales complexes dont elles estiment parfois, avant même la naissance, qu’elles pourraient justifier une intervention de l’aide sociale à l’enfance (ASE).
« La priorité durant la grossesse est de “border” au maximum les situations de vulnérabilité, explique Sarah Tebeka, qui coordonne la filière de psychiatrie périnatale à l’hôpital Louis-Mourier (Assistance publique-Hôpitaux de Paris, AP-HP), à Colombes (Hauts-de-Seine). Dès leur inscription à la maternité, les futures mamans sont questionnées sur leur parcours psychosocial, leurs antécédents psychiatriques, et, si un voyant clignote, on fait tout pour les intégrer à la filière de soins adéquats. »
En première ligne, un « staff psychosocial » rassemble gynécologues, psychiatres et psychologues, mais aussi pédiatres, sages-femmes ou assistantes sociales, afin de croiser les regards et les expertises dans une « démarche collégiale », comme disent les soignants. S’y ajoute souvent, dans les maternités dotées d’un service de néonatalogie, un « staff de parentalité », auquel peuvent être associés des représentants de la protection maternelle et infantile et d’autres, de l’aide sociale à l’enfance.
« Aider les parents à être parents »
Ces équipes se réunissent généralement une ou deux fois par mois pour faire le point sur les dossiers sensibles. D’une maternité à l’autre, les histoires se rejoignent et se racontent sous le sceau de l’anonymat. Ici, on tente d’accompagner cette future maman dans sa maladie psychiatrique sévère, déjà hospitalisée sans son consentement. Là, une jeune femme très isolée, qui vit par intermittence à la rue, et qui consomme drogues et alcool quotidiennement. Il y a aussi cette mineure non accompagnée, sans papiers, dont la grossesse est la conséquence d’un viol. Ou ce couple, déjà parents de quatre enfants placés, qui attend un cinquième bébé.
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Certaines situations laissent assez peu de place au doute quant à leur issue : un recours à l’ASE semble inévitable. Pour d’autres, nombreuses, il y a débat entre soignants, et le souhait de « se laisser du temps ». « L’objectif est toujours d’aider les parents à être parents, observe Tania Ikowsky, responsable de l’unité d’accueil pédiatrique des enfants en danger à l’hôpital Robert-Debré (AP-HP), à Paris. On essaie de faire alliance avec eux en gardant en tête qu’ils peuvent, avec notre soutien, trouver les ressources nécessaires pour compenser les vulnérabilités, créer du lien avec l’enfant à naître, réussir à le sécuriser… Mais on doit aussi voir quand les facteurs de risque se cumulent et nécessitent une intervention de prévention ou de protection immédiate. »
Sur les centaines de grossesses ainsi accompagnées, chaque année, dans les grosses maternités franciliennes (3 000 accouchements et plus), difficile de savoir combien, à la naissance, donnent lieu à une information ou à un signalement au procureur. Les médecins qui ont accepté de nous parler évoquent une « tendance » qui leur semble à la hausse, du fait d’une plus grande précarité sociale mais aussi de progrès dans le repérage anténatal.
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Aucun signalement au procureur ne précède toutefois la naissance : « L’enfant à naître n’a pas d’existence juridique »,rappelle Sarah Tebeka. Parfois, le procureur peut être alerté le jour de l’accouchement. Plus souvent, les équipes se laissent de quelques jours à quelques semaines (quand elles disposent de places dans les services de suites de couches) pour observer la manière dont se noue le lien mère-enfant. Avec un rôle important dévolu, à ce stade, aux infirmières puéricultrices qui passent dans les chambres. « Quand on peut, on prolonge le séjour hospitalier en laissant le bébé avec la mère en journée, en présence d’un tiers s’il y en a un, le partenaire, la grand-mère, un proche…, et on le récupère pour qu’il passe la nuit en crèche, explique encore la psychiatre. On essaie de s’adapter, de faire du cas par cas. »
« Divergences de vues »
« Aucune histoire ne ressemble à une autre, relève le professeur Elie Azria, gynécologue-obstétricien, chef de la maternité du groupe hospitalier Paris-Saint-Joseph. Il peut y avoir des divergences de vues et d’appréciation au sein des équipes. On peut alors rédiger les informations préoccupantes à plusieurs, sans taire ces divergences. »
Quand un placement est décidé par la justice, les soignants escomptent une intervention aussi rapide que possible des professionnels de l’ASE – dans les vingt-quatre à quarante-huit heures. « Ces situations d’entre-deux sont très rudes pour les familles, poursuit Elie Azria, mais elles sont également complexes à gérer pour les équipes, aussi parce qu’elles ne peuvent pas retenir les mamans contre leur gré. »
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Parfois, faute de place en pouponnière de l’ASE, le temps s’étire : à la maternité du centre hospitalier universitaire de Nantes, de « manière récurrente », selon l’équipe, les séjours de nouveau-nés pour lesquels une ordonnance de placement provisoire a été décidée peuvent être prolongés, et un lit doit leur être trouvé en pédiatrie ou en néonatalogie, pour des raisons qui n’ont rien de médicales. Fin mars, ils étaient trois tout-petits dans cette situation, deux âgés de 10 à 20 jours, un autre, de 4 mois. « Ces bébés, on les promène dans des poussettes quand on fait nos visites. On les prend au bras dès qu’on peut, rapporte Christèle Gras-Le Guen, cheffe du service de pédiatrie. Mais, même en y mettant toute la bienveillance du monde, l’hôpital n’est pas un lieu où grandir. On atteint là nos limites. »