Ce n’est pas une invasion ! La place tenue par la question du genre dans 120 publications scientifiques. Elle est passée de 9 % en 2001 à 11,4 % du total en 2022. 

Il n’y a pas d’obsession pour le genre dans les sciences sociales en France : une vaste étude le démontre

Une équipe dirigée par le sociologue Etienne Ollion, professeur à Polytechnique, a mené une enquête approfondie sur la place tenue par la question du genre dans 120 publications scientifiques. Elle est passée de 9 % en 2001 à 11,4 % du total en 2022. 

Par Valentine FaurePublié aujourd’hui à 05h00, modifié à 15h05 https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/04/08/il-n-y-a-pas-d-obsession-pour-le-genre-dans-les-sciences-sociales-en-france-une-etude-le-demontre_6592433_3232.html

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Lors d’une manifestation à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, à Marseille, le 8 mars 2025.
Lors d’une manifestation à l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, à Marseille, le 8 mars 2025.  MANON CRUZ / REUTERS

La rengaine est désormais familière : les lieux de savoir seraient colonisés par le « wokisme », les études de genre, l’intersectionnalité. Depuis quelques années, cette accusation revient régulièrement, lancée par des polémistes, relayée par des ministres, reprise jusque dans certains cercles intellectuels. Elle est encore portée par le livre Face à l’obscurantisme woke, qui paraît le 30 avril (PUF, 456 pages, 22 euros), et dont l’un des codirecteurs, Xavier-Laurent Salvador, affirmait déjà dans Le Figaro en 2021 que « décolonialisme et idéologies identitaires représentent un quart de la recherche en sciences humaines aujourd’hui ».

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C’est sur la foi de ces allégations répétées qu’avait été créé l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires en 2021, désormais financé par le milliardaire d’extrême droite Pierre-Edouard Stérin et rebaptisé Observatoire d’éthique universitaire.

Les deux « rapports sur les manifestations idéologiques à l’université et dans la recherche », publiés en 2021 et 2023 par cet observatoire, compilent des articles scientifiques, résumés de thèses, articles de presse ou colloques consacrés au genre et aux autres thèmes « woke ». Malgré l’effet d’empilement, l’absence de toute mise en perspective quantitative empêche de se faire la moindre idée de ce que représentent réellement ces travaux dans l’ensemble de la production académique, et a fortiori d’en mesurer l’éventuelle progression.

Large échantillon de revues

C’est pour en avoir le cœur net qu’une équipe menée par le sociologue Etienne Ollion, professeur à Polytechnique, a mené une enquête approfondie sur la place tenue par le genre dans les sciences sociales. A paraître dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales en septembre, elle est déjà disponible en « pré-print », avant publication. La méthode est rigoureuse, s’appuyant sur un outil de traitement automatisé du langage appelé LLM (large langage model) capable de repérer les différentes évocations du genre, et entraîné manuellement pour mieux réduire les faux positifs (par exemple, les textes portant sur le « genre littéraire » sont exclus) et les faux négatifs (les articles évoquant des différences femmes-hommes sans utiliser le mot « genre » sont ainsi détectés et intégrés).

 

L’échantillon des revues est large – 120 publications françaises de sciences sociales et 50 000 résumés d’articles publiés depuis 2001. Résultat : en un peu plus de deux décennies, la proportion d’articles qui mobilisent l’approche de genre est passée de 9 % à 11,4 %. « Nous sommes très loin de la poussée massive annoncée par certains », notent les auteurs. D’autant que les critères de sélection sont également larges : sont inclus des articles mentionnant simplement une variable de genre (par exemple « cette étude s’intéresse aux différences de salaire en fonction du diplôme, de l’âge, de la région d’origine et du sexe ») et qui sont donc loin de porter exclusivement « sur le genre », et encore moins imprégnés d’une quelconque « idéologie du genre ». Ces 11,4 % sont une estimation volontairement haute, à mettre en rapport avec un autre chiffre : les publications en sciences humaines et sciences sociales ne représentent que 4,9 % et 6,3 % des publications scientifiques françaises, selon les données du Haut Conseil de l’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur.

La moyenne masque des différences : d’une discipline à l’autre, la place donnée au genre varie fortement. L’économie, les sciences politiques ou la géographie n’ont investi que très récemment cette approche et la proportion est donc résiduelle. La sociologie, discipline accusée de tous les maux, passe de 6 % d’articles dont le résumé présente une approche relative au genre au début de la période, à 15 %. Malgré ce quasi-triplement, la perspective reste là aussi, comme dans les autres disciplines, très minoritaire.

Le genre ne saurait résumer le wokisme à lui tout seul. L’étude s’intéresse aussi à la place de la race – en tant que construction sociale –comme outil d’analyse. Elle est mobilisée dans 3,5 % des articles en 2022. Autre conclusion éclairante de l’enquête : celle qui vient contredire l’idée, débattue au sein des sciences sociales, selon laquelle dans les travaux des chercheurs, la « question de classe » disparaîtrait au profit d’une analyse des rapports de pouvoir fondée sur la race et/ou le genre. Cette inquiétude se révèle infondée et c’est même l’inverse que l’on constate : l’attention portée au genre entraîne une prise en compte des critères de classe.

L’augmentation de la part des études liées au genre est plus forte en ce qui concerne les thèses : elle passe de 4 % à 8 %, toujours selon ces critères larges. Ce doublement, l’étiage restant très modeste, traduit un intérêt des jeunes générations de chercheurs pour les approches concernant le genre. Mais « ça ne veut pas dire que ces doctorants seront recrutés à l’université par la suite », précise Etienne Ollion. Le seul changement notable se trouve du côté du recours à l’écriture inclusive – qui partait de presque rien (0,5 %) pour atteindre 5 % à la fin de la période.

« Retard français »

A trop souligner la faible progression des études mobilisant des perspectives de genre, on en oublierait que celle-ci n’est en rien regrettable. L’un des apports théoriques majeurs du féminisme, que les sciences parviennent de mieux en mieux à objectiver, est que le genre structure et divise le monde social. « La différence homme-femme, c’est comme les tranches d’âge, ça fait partie des variables que l’on doit mesurer, commente Sébastien Chauvin, professeur associé à l’Institut des sciences sociales de l’université de Lausanne (Suisse) et chercheur au Centre en études genre. Les différences ne sont pas toujours pertinentes, mais ne pas du tout la prendre en compte serait une faute scientifique. » L’étude « met plutôt en lumière le retard français dans ce domaine de recherche, juge d’ailleurs Nonna Mayer, chercheuse en sciences politiques et directrice de recherche émérite au CNRS. La France a mis du temps à accepter le concept de genre ».

C’est une autre conclusion de l’enquête : en France, à la différence de pays anglo-saxons et germaniques, les études de genre n’ont pas été constituées en discipline académique à part. « Ce que montrent ces statistiques, explique Etienne Ollion, c’est l’intégration de cette perspective dans la boîte à outils conceptuelle des disciplines – l’approche pouvant être mobilisée à côté d’autres, parfois de manière très secondaire. » Cette disciplinarisation du genre rend moins probable une politisation de la science souvent dénoncée par les contempteurs de « l’idéologie du genre ». « Loin de traduire une politisation militante, les articles concernés se conforment aux canons scientifiques de leurs disciplines », souligne Nonna Mayer.

« On est loin de l’hégémonie dénoncée par les polémistes », constate le sociologue Eric Fassin, pionnier de l’intersectionnalité en France et bête noire des antiwoke. Il salue une « enquête empirique rigoureuse » « A l’heure de l’anti-intellectualisme trumpiste, cet article est une défense et illustration du travail scientifique. »

Portant sur un sujet au cœur des guerres culturelles, cette étude, qui n’aurait pas été possible avant le développement des outils récents d’intelligence artificielle, est la première au monde à objectiver la progression de l’approche par le genre dans les lieux de savoir. Nonna Mayer abonde dans le même sens : « C’est vraiment rafraîchissant que des chercheurs s’y collent avec une méthode aussi rigoureuse, sur un quart de siècle. Cela nous change des fantasmes autour de ces mots qui fâchent – genre, intersectionnalité. » Elle recommande « aux Don Quichotte de l’antiwokisme » de lire au plus vite cet article.

Valentine Faure

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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