« Changer de récit » : le mantra de l’impuissance politique
C’est un de ces lieux communs comme le monde militant en connaît régulièrement : pour changer le monde et mettre fin à ses dysfonctionnements, il faudrait « changer de récit » (par anglicisme maladroit, certains parlent de changer de « narratif »). Si elle ne s’articule pas à une pensée du rapport de force, une telle conception revient à une liquidation de la politique.
publié le 17/03/2025 Par Mikaël Faujour

L’École d’Athènes de Raphaël (1508-1512) *
« À l’inverse, nos récits collectifs ou imposés, nos mythes et fictions – la possibilité d’une croissance infinie dans un monde fini, par exemple – sont présentés comme immuables, objectifs, naturels. Nous, nous affirmons qu’un autre récit, une autre manière d’habiter le monde est possible. Il nous suffit de l’inventer ou de reprendre les travaux que d’autres avaient commencés ». Publiés dans Socialter, ces propos de la jeune militante écologiste Camille Étienne ressemblent à ceux de maintes figures de l’écologie ces dernières années. De Pablo Servigne à Cyril Dion, en passant par Greta Thunberg, l’idée est admise : il faut s’attaquer à un « récit hégémonique » (et occidental), qui valorise la croissance, le prêt-à-consommer, le tout-jetable et la concurrence, pour en inventer un nouveau qui le supplantera.
Hors de l’écologie, ce thème apparaît, entre autres, chez l’historien israélien Yuval Noah Hariri, auteur de l’essai à succès Sapiens : une brève histoire de l’humanité (1), ou encore chez les décoloniaux, qui dénoncent un récit de l’Histoire dominant et eurocentré.
L’idée de « changement de récit » implique que la lutte passerait par les discours et représentations collectives du monde, que leur modification permettrait de transformer les consciences, valeurs morales, choix politiques et comportements. Elle impose l’idée d’un enjeu épistémique, faisant de la culture et des imaginaires un terrain de lutte politique de premier ordre.
Cette conception de la lutte politique n’est possible que dans le cadre, devenu prédominant dans la gauche intellectuelle et militante, du postmodernisme, que le philosophe Fredric Jameson qualifiait de « logique culturelle du capitalisme tardif » (2). Un cadre de pensée post-marxiste qui concentre ses critiques sur l’épistémè, les représentations, les discours – plus souvent que sur les réalités matérielles autrement plus concrètes du travail, de l’exploitation subie ou de l’organisation de la production.
Le récit du « récit » : un idéalisme
On se souvient de la maxime de Karl Marx et Friedrich Engels : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, c’est la vie qui détermine la conscience » (L’Idéologie allemande, 1846). Car comment ne pas rapprocher l’idée de « récit collectif » de la sociologie de ceux qui la portent ? À savoir : des diplômés éloignés du travail productif – au sens le plus matériel et le plus étroit de fabrication de biens matériels destinés à la consommation : agricole, artisanal, industriel –, qui évoluent dans le secteur tertiaire (services) et l’économie de la connaissance. C’est-à-dire des universitaires, journalistes, étudiants, militants, enseignants, etc., que le quotidien place davantage en relation avec des idées et abstractions et outils informatiques qu’avec des techniques, gestes, matériaux. En somme, un travail qui mobilise davantage l’intellection que l’expérience corporelle.
Sous l’idée de « récit », on devine le énième avatar d’un idéalisme, qui rejoint la «croyance (fausse) en l’effectivité encapacitante de la circulation d’idées formellement vraies, qui est caractéristique d’une forme de vie accaparée par les rapports de pouvoir pédagogiques, c’est-à-dire inscrite dans le paradigme de la transmission », comme l’analyse le philosophe Sébastien Charbonnier.
À l’encontre des militants et théoriciens décoloniaux qui, à l’image d’Arturo Escobar, dénoncent un « récit eurocentré de la modernité » (3), l’historien de l’Afrique lusophone Michel Cahen répond à la chose suivante (4) :
« À trop insister sur la “décolonisation des savoirs”, la “désobéissance épistémique” […], nombre d’écrits décoloniaux (surtout universitaires) ne mettent plus, de fait, au centre la question du pouvoir et des luttes sociales à la recherche d’un débouché politique, mais celle de l’émergence d’une “nouvelle pensée” d’où viendrait l’émancipation. On est loin de la lutte des classes, des nations et des peuples opprimés. […]
Ce décolonial-là, malgré son phrasé d’apparence très radicale, est parfaitement “digérable” par le système-monde capitaliste, car il n’est pas un danger pour ce dernier. Aucune révolution décoloniale ne se produira jamais en accordant systématiquement le primat à l’épistémique, par simple “mouvement de la pensée”, simple “déprise idéologique” ou “désobéissance épistémique”. S’il ne s’agit plus que de faire reconnaître les diverses manières d’être et de vivre au monde, un simple multiculturalisme suffira. »
Sans rapport de force, le récit n’est rien
La contre-révolution néolibérale semble pourtant démontrer que les idées et le « storytelling » produisent des effets sur la réalité. À voir, car ce n’est pas le mythe du self made man, renouvelé en golden boy rapace, qui a produit l’économie financière contemporaine, mais des stratégies de conquête du pouvoir et son exercice même. D’abord, il a fallu, pendant des décennies (5), tisser des réseaux de grands patrons capitalistes, de personnalités politiques, d’économistes et d’intellectuels, qui ont joué de leur influence et travaillé les consciences – jusqu’à faire accéder au pouvoir ceux qui ont mis en application et transformé ce qui était un système d’idées en lois.
Le « récit » n’a cependant été que l’adjuvant idéologique et culturel d’un rapport de forces patiemment construit. Du « tittytainment »(6) aux innombrables récits de héros seuls contre tous du cinéma états-unien, de l’individu narcissique jusqu’à la pathologie des livres d’Ayn Rand à la fable d’une pseudo-rébellion contre-culturelle, une vaste propagande culturelle a certes œuvré à valider une conception égoïste de l’individu. Cependant, elle n’a ni suffi ni même précédé, mais accompagné un inlassable travail dans l’ombre, méticuleux, pour pénétrer les institutions nationales et supranationales et produire du droit – de l’interdiction, des facilités fiscales, des sanctions, etc.
« Oublier » le rapport de force – celui qui, dans l’histoire du mouvement ouvrier, oppose le travail au capital –, les questions de souveraineté sur les moyens de production ou du modèle d’organisation institutionnelle revient à évincer la politique en ce qu’elle a d’intrinsèquement conflictuel – le conflit n’ayant de valeur et d’efficacité que s’il se manifeste matériellement (manifestation, insurrection, blocage, sit-in, boycott, sabotage, etc.). Cela revient presque à capituler devant l’abjection néolibérale, à admettre l’impossibilité, organisée et martelée par les néolibéraux, d’abolir leur monde – et donner raison à Margaret Thatcher quand elle déclarait : « Il n’y a pas d’alternative » (à l’économie de marché dérégulée, s’entend).
Si donc le refrain du « changement de récit » a du succès dans les cercles militants où il circule, s’il donne peut-être le sentiment de s’inscrire dans quelque chose de plus grand que soi, il risque surtout de tourner au fétiche et de condamner à l’impuissance politique. Car, sans être adossé à une pensée des conditions concrètes de vie, donc du travail et de la production matérielle, sans conflictualité politique, sans rapport de force, le « récit » n’est rien.
Qui vit, chaque jour au travail, l’humiliation d’être interchangeable dans un « job » sans gratification et usant pour le corps et l’esprit (7) est à mille lieues des considérations sur le « changement de récit » et la « déconstruction » de « l’épistémè eurocentrée », de « l’héritage dualiste de Descartes » ou de la « blanchité ». C’est d’ailleurs à se demander quelle conception du travail, de la propriété des moyens de production, de l’institution politique de la société défendent au juste ceux qui proposent d’« écrire un nouveau récit ».
Les ambitions « épistémiques », « narratives » ne doivent pas non plus faire frémir les Arnault, Dassault, Saadé, Mulliez, Niel, Bolloré et autres champions de la piraterie financière dont Challenges documente chaque année l’enrichissement – c’est-à-dire la confiscation de la richesse produite par les travailleurs. Le « changement de récit » n’empêchera pas non plus Bayer-Monsanto, BASF, Syngenta et les autres de saloper la terre ni ne menace les lobbies semi-mafieux de l’agro-industrie, les accords de libre-échange signés sans consultation démocratique et les crapules qui les orchestrent.
Le moins que l’on puisse reconnaître, c’est que, de Notre-Dame-des-Landes à Sainte-Soline, en passant par maintes luttes contre les mégaprojets, les écologistes conséquents se mobilisent physiquement – et parviennent à contenir l’avancée du ravage et à produire une pédagogie du désastre productiviste, qui participe d’un « récit » autre. Car, s’il n’accompagne pas l’action, le récit n’est qu’une aimable fable de l’impuissance politique, qui invite à se transformer soi-même dans l’esprit du « développement personnel ». Or, comme le fait remarquer Stéphane Charbonnier, « les idées ne sont jamais révolutionnaires par ce qu’elles contiennent, mais par la manière dont elles ont été construites dans les esprits et les corps ».
Notes
(1) La thèse majeure de l’auteur dans ce livre est que l’homo sapiens est un être doté d’imagination produisant des fictions, des mythes : les dieux, les droits de l’homme, la monnaie, l’universalisme, le socialisme, etc. « Il semble quand même, sans vouloir être désagréable, que cette lecture de l’histoire humaine ne soit pas très éloignée des clichés de comptoir : tout n’est que croyance, la vérité n’existe pas, l’universalisme encore moins. La réalité objective se dissout dans le récit qu’on en fait. (…) Il reste à comprendre comment ces illusions prennent corps et s’inscrivent dans la réalité objective qu’elles modifient. Nous ne le saurons pas », analyse la journaliste Évelyne Pieiller dans Le Monde diplomatique, en janvier 2019.
(2) Le postmodernisme ou la logique culturelle du capitalisme tardif, éditions de l’École nationale supérieure des Beaux-arts de Paris, 2007.
(3) Sentir-penser avec la Terre (2016), Seuil, 2018.
(4) Colonialité. Plaidoyer pour la précision d’un concept, Karthala, 2024, pp. 142-144.
(5) Les premiers efforts à fonder un nouveau libéralisme remontent aux années 1930, avec en particulier le « colloque Lippmann » du 26 au 30 août 1938, à Paris. La guerre mit un frein aux ambitions des néolibéraux, mais la fondation de la Société du Mont-Pèlerin, le 10 avril 1947, constitue peut-être le moment fondateur du néolibéralisme. Il faudra attendre 1973 et le renversement du président chilien démocratiquement élu Salvador Allende pour qu’un régime – militaire et liberticide, en l’occurrence – commence à appliquer le programme économique néolibéral, puis l’arrivée successive de Margaret Thatcher au poste de Premier ministre du Royaume-Uni en 1979 et de Ronald Reagan à celui du Président des États-Unis en 1981 pour que des pays démocratiques appliquent à leur tour les recettes des néolibéraux.
(6) Le mot est de Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller du président Jimmy Carter et fondateur, en 1973, de la Commission trilatérale, « un des lieux où s’élaborent les idées et les stratégies de l’internationale capitaliste », selon P. Bitoun (cf. « Le divertissement pour occuper l’humanité surnuméraire », Acrimed, 27 octobre 2002). Par tittytainment, mot-valise en anglais articulant entertainment (« divertissement ») et titty (terme d’argot équivalent à « nichon »), Brzezinski entendait « cocktail de divertissement abrutissant et d’alimentation suffisante permettant de maintenir de bonne humeur la population frustrée de la planète ». Des émissions de Silvio Berlusconi aux agitations de Cyril Hanouna, de la chaîne TF1 après sa privatisation en 1987 au déluge de programmes de « télé-réalité », le concept a fait florès.
(7) Il est vrai que les arrêts maladie, les troubles musculo-squelettiques, le burn-out, le harcèlement, les accidents du travail et les dépressions liées à celui-ci, c’est-à-dire la vie vécue dans les corps et les esprits de millions de travailleurs, sont curieusement peu présents dans les discours militants, politiques et médiatiques – là encore, le milieu social, le mode de vie déterminent en bonne mesure la conscience et les priorités politiques et morales… Il n’est pourtant pas vain de rappeler que la France se classe quatrième en Europe concernant les accidents du travail mortels (en 2021), au point qu’un article d’Euronewsévoque « une hécatombe invisible », et n° 1 tous accidents du travail confondus (en 2022).
- Photo d’ouverture : L’École d’Athènes de Raphaël (1508-1512), fresque de Raphaël, musée du Vatican. Platon et Aristote, au centre, sont entourés de Socrate, Héraclite, Diogène, mais aussi de philosophes mathématiciens comme Euclide ou Pythagore, de l’astrologue Zoroastre ou encore de Ptolémée. Platon montre le ciel, et tient Le Timée, l’un de ses derniers dialogues philosophiques, tandis qu’Aristote, L’Éthique dans sa main gauche, montre le sol. Raphaël évoque ainsi deux concepts philosophiques opposés depuis l’Antiquité : la transcendance (dont les principes sont extérieurs) et l’immanence (qui trouve ses principes et ses causes en l’homme lui-même).