Il y a cinq ans, la pandémie de Covid-19 paralysait le monde
Le grand enfermement était-il nécessaire ?
par Théo Boulakia & Nicolas Mariot
Le grand enfermement était-il nécessaire ?↑
https://www.monde-diplomatique.fr/2025/03/BOULAKIA/68143
Au printemps 2020, le premier confinement sanitaire fait partie des très rares sujets sur lesquels tout le monde exprime une opinion, souvent assez tranchée. Et qui s’appuie sur un horizon et des exemples limités : la gestion « totalitaire » chinoise, le « laxisme » suédois, les décisions erratiques de MM. Donald Trump aux États-Unis ou Jair Bolsonaro au Brésil.
Au milieu, un flou marécageux dans lequel se dessinerait quelque chose comme un modèle mondial de gestion de la pandémie mélangeant avec plus ou moins de dureté une fermeture des frontières, des écoles, des commerces et des lieux de travail « non essentiels », une interdiction des rassemblements et des événements publics, et enfin une assignation à résidence avec contrôle policier.
Cinq ans plus tard, l’image a gagné en netteté. Face à une même situation de grande incertitude (« Nous devons prendre 100 % des décisions avec 50 % du savoir », disait à l’époque le premier ministre néerlandais), les gouvernements ont opté pour des politiques parfois très différentes. Ce constat soulève une question à la fois simple et essentielle : le choix d’un enfermement strict était-il inévitable ? Autrement dit, la dureté des mesures prises a-t-elle conduit à empêcher la progression mortelle du Covid-19, ou d’autres solutions, moins restrictives sur le plan des libertés publiques, ont-elles abouti à de meilleurs résultats ? Y répondre n’a pas pour objet de « refaire le match », mais d’inviter à réfléchir à ce que l’on fait quand on suspend l’État de droit, fût-ce au nom de politiques de protection sanitaire.
Quelques semaines après le début de la pandémie, de nombreuses équipes de chercheurs ont commencé à archiver et classer les politiques sanitaires, pour les publier sous forme de bases de données librement accessibles (1). Mais il faut, pour les analyser, lever un malentendu sur le terme même de « confinement » — en anglais, lockdown. Utilisé dans de nombreuses recherches, il désigne pêle-mêle la fermeture des écoles, celle des frontières, l’interdiction des rassemblements et l’assignation à domicile. Dans ces conditions, on serait bien en peine de trouver un pays non confiné au printemps 2020, la plupart ayant adopté au moins l’une de ces dispositions.
Dans un sens plus restrictif, le confinement se rapporte à l’assignation à domicile (stay-at-home order), c’est-à-dire l’interdiction de sortir de chez soi sauf exception et la vérification par les forces de l’ordre du bien-fondé des sorties : une situation « à la française », où toute personne désirant sortir doit alors se munir d’une attestation de déplacement dérogatoire précisant l’identité du porteur, son adresse, la date, l’heure et le motif, incluant la possibilité de faire de l’exercice physique une fois par jour. En Europe, une minorité de pays — dont la France, l’Italie et la Grèce — en font l’expérience. D’autres, comme l’Espagne ou la Serbie, n’imposent pas d’attestation mais refusent les promenades.
La plupart des États du nord de l’Europe (Danemark, Norvège, Pays-Bas, Suède, Islande) et la majorité des Länder allemands ne réglementent pas les sorties, tout en interdisant les rassemblements — sans toutefois que la police puisse demander aux habitants ce qu’ils font dehors. Enfin, si les autorités du Royaume-Uni ou de la Belgique n’imposent aucune limite aux promenades, ils exigent leur justification : les sorties sont libres de facto.
La mise en œuvre s’écarte parfois des règles : certains États ayant pris des mesures strictes, comme l’Ukraine, ne répriment guère les infractions. En Europe, l’Espagne (1 million d’amendes, à 601 euros pour la première infraction) (2), la France (1,1 million) et l’Italie (420 000) occupent le podium de la répression. Si l’on rapporte les amendes au nombre d’habitants, le risque de verbalisation au printemps 2020 était cinquante-six fois moins élevé au Royaume-Uni qu’en France, où toute personne présente dans l’espace public apparaissait comme un contrevenant potentiel.
Les données de géolocalisation des smartphones agrégées et publiées par Google pendant la pandémie offrent une bonne image du niveau de rigueur des enfermements dans chaque pays. Leur analyse montre par exemple l’évolution de la fréquentation des magasins « essentiels » et « non essentiels », des espaces verts ainsi que du temps moyen passé au domicile par rapport à une période de référence en janvier-février 2020. Du 1er mars au 1er juin 2020, trois groupes de pays européens se différencient. En Italie, en Espagne et en France, la fréquentation des espaces verts baisse de 25 à 50 % par rapport au cœur de l’hiver. Au Royaume-Uni, elle reste stationnaire. En Allemagne, aux Pays-Bas, en Lituanie, en Norvège, en Finlande, en Suède ou au Danemark, elle augmente de 35 à 80 %, comme lors d’un printemps normal. Ainsi, tandis que Français, Italiens et Espagnols demeurent rigoureusement claustrés, une partie significative des populations européennes se promènent librement.
Pour autant, la propagation du virus et la mortalité ont-elles été plus élevées en leur sein ?
Inutiles assignations à domicile
De nombreux travaux scientifiques montrent que les confinements ont significativement contribué à atténuer le choc de la pandémie (3). Mais ils mélangent sous la même appellation de lockdown l’ensemble des mesures d’évitement des contacts (fermeture des écoles, des restaurants, des universités, des magasins « non essentiels », limitation des rassemblements et ordre de rester chez soi). Fort heureusement, des études ont solidement évalué l’effet de chacune d’entre elles (4). Elles concluent à l’inutilité des assignations à domicile : la fermeture des lieux d’enseignement et de travail ainsi que la limitation des rassemblements expliquent l’essentiel de la baisse observée des décès et des contaminations.
Pour s’assurer que tous les pays les plus « libres » n’ont pas payé leur insouciance au prix fort, on peut croiser l’excès de mortalité, c’est-à-dire l’écart entre mortalité attendue en l’absence d’épidémie (celle des années 2015-2019) et celle observée au printemps 2020, avec un indicateur de sévérité de l’enfermement (voir « Ou passer le prochain ? »). Au Danemark, en Lettonie, au Japon comme à Taïwan, la mortalité a baissé en 2020, malgré l’absence d’assignation à domicile générale.
En Allemagne, Finlande, Corée du Sud, Islande et Slovaquie, elle n’a pas augmenté. Par définition, l’excès de mortalité ne mesure pas simplement les décès du Covid. Il peut aussi découler des politiques mises en place pour le contenir. Les cas de l’Espagne ou du Pérou, qui combinent claustration draconienne et hécatombe, interrogent : combien de personnes sont mortes du confinement ? Parmi les réponses, un facteur a souvent été négligé : la prise en charge dégradée dans les maisons de retraite et l’absence de mesures de protection des personnes âgées, premières victimes de la pandémie (l’âge médian des personnes décédées du Covid-19 dépasse 80 ans). En France et en Espagne, les résidents d’établissements pour personnes âgées représentent la moitié des décès durant la première vague. Prévenir ces morts demandait des politiques autres que le déploiement de la police dans l’espace public.
Où passer la prochaine pandémie ? Privilégiez le Danemark ou le Japon ; écartez le Pérou ou l’Espagne ; ne restez pas en France. Et évitez les maisons de retraite.
Théo Boulakia & Nicolas Mariot
Sociologues. Auteurs de L’Attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020, Anamosa, Paris, 2023.
(1) Les nombreuses sources scientifiques de cet article figurent dans L’Attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020, Anamosa, Paris, 2023. et les données utilisées pour les graphiques se trouvent sur le site.
(2) Le 14 juillet 2021, le Tribunal constitutionnel espagnol déclara le confinement du printemps 2020 inconstitutionnel. Toutes les personnes ayant payé leurs amendes purent faire une demande de remboursement, avec intérêts, à partir de janvier 2022.
(3) Parmi ceux les plus cités : Seth Flaxman et al., « Estimating the effects of non-pharmaceutical interventions on Covid-19 in Europe », Nature, vol. 584, n° 7820, Londres, août 2020.
(4) Par exemple Jan M. Brauner et al., « Inferring the effectiveness of government interventions against Covid-19 », Science, vol. 371, n° 6531, Washington, DC, 19 février 2021, et, plus récemment, Simon Galmiche et al., « Patterns and drivers of excess mortality during the Covid19 pandemic in 13 Western European countries », BMC Global and Public Health, Londres, 9 décembre 2024.
Le confinement, de l’obéissance au silence
Mars 2025
L’enfermement du printemps 2020 constitue l’une des expériences humaines les plus marquantes et les moins débattues de ces dernières années. Face au virus, nombre d’États ont refusé d’instaurer la réclusion stricte imposée aux Italiens ou aux Espagnols, sans pour autant que la mortalité augmente. En France, l’état d’exception sanitaire et son respect interrogent : pourquoi et comment a-t-on obéi ?
par Théo Boulakia & Nicolas Mariot
https://www.monde-diplomatique.fr/2025/03/BOULAKIA/68102?id_article=68102
Durant cinquante-cinq jours, du 17 mars au 10 mai 2020, la liberté de déplacement fut suspendue en France. Pour freiner la propagation d’une pandémie qui menaçait de déborder les capacités hospitalières, le gouvernement ordonna l’enfermement de la population : à l’exception de certains travailleurs, chacun devait, sous peine d’amende et jusqu’à nouvel ordre, rester chez soi. Seul le remplissage d’une attestation permettait de déroger, sous conditions strictes, à l’interdiction de sortie. Des milliers d’arrêtés — préfectoraux, municipaux — renchérirent sur les règles nationales par l’instauration de couvre-feux ou de limitations locales d’achats et, presque partout, par une fermeture administrative d’espaces naturels (parcs urbains mais aussi forêts, massifs, rives et plages). L’urgence sanitaire justifia également le déploiement dans l’ensemble des départements métropolitains de moyens de surveillance et de répression inédits. Un amendement au projet de loi d’urgence Covid-19, voté le 19 mars 2020, autorisa les policiers municipaux et les gardes champêtres à verbaliser eux-mêmes pour non-respect des règles de sortie. Au terme de l’expérience, l’ensemble des forces de l’ordre avaient réalisé pas moins de 21 millions de contrôles et verbalisé 1,1 million de personnes.
La parenthèse s’est refermée, cinq années ont passé sans que le moindre débat national interroge ce qui s’est joué dans ce choix d’un confinement dur. Par contraste, la gestion gouvernementale de la même pandémie, notamment la question des atteintes aux libertés publiques, nourrit une controverse fiévreuse en Allemagne, alors même que les interdits y furent bien moins marqués qu’en France. À Paris, les deux rapports parlementaires — nos 3053 et 3633 — qui évaluent dès 2020 la gestion de la crise sanitaire ne mentionnent pas l’attestation dérogatoire de sortie et ne discutent pas non plus le bien-fondé du bouclage des espaces naturels. À leur suite, les conclusions du rapport de la mission indépendante nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise Covid-19 — aussi précieux que passé inaperçu — restent tout aussi discrètes sur le volet régalien de la crise (1). Le sujet n’émeut guère les instances qui structurent d’ordinaire le débat public. Bien sûr, pendant le confinement, des articles mentionnent les contrôles ou les amendes, mais leur addition ne débouche sur aucun examen systématique, après coup au moins, de l’état d’exception sanitaire. On observe par ailleurs une quasi-absence de tribunes ou de pétitions portant sur l’approche policière de la crise, ses conséquences en matière de limitation des libertés publiques. Et le constat reste identique si l’on se tourne vers les milliers de notes que les partis politiques, syndicats, cercles de réflexion et fondations ont consacrées à la pandémie.

Pour la population, la bascule vers un régime d’exception fut pourtant l’une des manifestations les plus concrètes de la politique sanitaire. L’isolement et la suspension des groupes amicaux, des collectifs professionnels et des corps intermédiaires ont instauré un face-à-face inégal entre chaque individu et l’État. Face à l’assignation à résidence, aux contrôles tatillons des filets à provisions, aux aberrations bureaucratico-policières, l’absence de protestation représente un fait remarquable — mais pas forcément surprenant.
Le grand enfermement du printemps 2020 constitue une expérience d’obéissance de masse inédite : un exercice de la contrainte tel que les Français n’en avaient sans doute plus connu, en régime libéral et à une telle échelle, depuis la mobilisation générale d’août 1914. L’épisode soulève des questions habituellement laissées aux exégètes de la philosophie politique : à quelles conditions accepte-t-on de se soumettre aux autorités ? Pourquoi une partie de la population, souvent urbaine et diplômée, d’ordinaire critique de la répression policière et sensible aux accrocs faits à l’État de droit, a-t-elle cette fois consenti à sa suspension ?
Espaces naturels interdits
Une première explication tient à l’alignement presque total de la « société civile » et des pouvoirs publics sur les décisions du gouvernement. Suivant le modèle classique des situations de crise qui imposent le dépassement des clivages dans une union sacrée temporaire (« c’est trop grave pour discuter », « ce n’est pas le moment »), élus, représentants associatifs ou syndicaux et médias ont appuyé et relayé les mesures prises ou se sont tus. Après coup, la plupart des édiles n’ont pas eu envie de discuter leurs choix ou leur silence, particulièrement quand il s’agissait de débattre de la légitimité ou de la proportionnalité de certaines mesures, comme celle consistant à interdire complètement l’accès aux espaces naturels, y compris pour des promenades individuelles.
Un deuxième argument renvoie à une attitude spécifique observée au printemps 2020 : la désapprobation dans l’obéissance. L’enquête « La vie en confinement », réalisée sur le moment, permet de reconstituer des lignes de conduite collectives face aux contraintes de la réclusion (2). Les seize mille enquêtés devaient renseigner les réponses à cinq questions traitant de leur attitude au regard des obligations soumises à sanction (rédaction de l’attestation, déplacement dans un rayon d’un kilomètre et pendant une heure, etc.), à cinq autres sur leur conduite vis-à-vis des recommandations sanitaires (se laver les mains, respecter la distanciation d’un mètre, porter un masque, etc.), à cinq dernières enfin sur leur comportement politique au cours de la période (applaudir les soignants à la fenêtre, huer le gouvernement, s’intéresser à la pandémie, etc.).
Un traitement statistique permet d’identifier six groupes à la fois exclusifs les uns des autres et le plus homogènes possible en interne : les « claustrés », qui ont choisi de ne pas profiter des sorties pour s’aérer (21 % de la population) ; les « exemplaires », qui respectent règles et recommandations (22 %) ; les « légalistes », qui, se plient aux premières mais pas aux secondes (25 %) ; les « insouciants », qui, comme leur nom veut l’indiquer, obéissent plus ou moins selon l’humeur (14 %) ; enfin les « protestataires » (7 %) et les « réfractaires » (11 %), sur lesquels nous allons nous attarder.
Si les gens acceptent majoritairement les règles, une partie d’entre eux les contestent : les réfractaires, les protestataires et une part des insouciants. Mais ils expriment leur désaccord d’une manière très différente. Eu égard au silence sur la part régalienne du confinement, le groupe des protestataires intrigue. Cet ensemble compte en effet plus de deux tiers de diplômés du supérieur (69 %, proportion la plus élevée de tous les groupes). Ses membres exercent fréquemment une activité professionnelle dans les domaines intellectuels et culturels, déclarent davantage que les autres avoir récemment manifesté, pétitionné, assisté à un débat ou fait grève, et s’autopositionnent à gauche ou très à gauche sur l’axe politique. Avec les claustrés, ils décrivent plus que la moyenne des conditions de confinement difficiles (bruit, exiguïté, conflits de voisinage) et des émotions négatives (tristesse, stress, fatigue).
S’ils rejettent les règles de sortie, leur opposition ne passe pas par la désobéissance. Alors qu’ils huent et casserolent le gouvernement à la fenêtre, ou qu’ils installent une banderole à leur balcon, leurs sorties respectent strictement les interdits. Ils quittent leur domicile munis de leur attestation (souvent manuscrite, marque de défiance autant que de distinction), rusent peu avec l’horodatage (13 %), encore moins avec le rayon d’un kilomètre (6 %) ou avec le nombre de sorties par jour (8 %). Et ces confinés conformes se distinguent par leur propension plus élevée que la moyenne à adopter les recommandations sanitaires (distanciation, masque, désinfection). À cet égard, tout les sépare des réfractaires, groupe moins politisé, beaucoup plus à droite et surtout moins diplômé, dont les membres revendiquent une désobéissance frontale, trichent et contournent les règles (3).
Ainsi, la population la plus habituée à protester contre la répression policière, tant sur le moment qu’après coup, même sous la forme banale de pétition ou de tribune, a plutôt choisi une forme d’« opposition obéissante ». Leur conformisme vis-à-vis des règles comme des recommandations semble conduire les protestataires à détourner les yeux puis à tourner la page des restrictions de libertés publiques.
Le dernier argument, de portée plus générale, renvoie à l’universalité des mesures prises pour imposer l’interdiction de sortie, plus marquée en France qu’ailleurs en Europe. Sur le papier, les règles valaient pour tous, sans distinction d’âge, de genre, de lieu de vie, de revenus ou de religion. Elles s’appliquaient dans l’ensemble des départements, quel qu’ait pu être le niveau local de circulation du virus ou leur gradient d’urbanité. Cette égalité fut à la fois imposée par les autorités (sous la forme d’interdits objectivables via l’attestation et sanctionnables), revendiquée par les confinés (« si tout le monde est logé à la même enseigne, alors d’accord »), mais encore « surveillée » par beaucoup d’entre eux prompts à dénoncer les contrevenants ou à poster des tweets rageurs contre les joggeurs de circonstance. Une énergie considérable fut ainsi investie pour vérifier l’absence d’arbitraire et de privilège dans l’application des interdits, plutôt que d’en contester l’adéquation, la légitimité ou la proportionnalité.
Les stratégies différentes mises en œuvre dans d’autres pays (lire « Le grand enfermement était-il nécessaire ? ») montrent qu’aucune fatalité n’imposait une suspension aussi marquée des libertés publiques. S’il n’avait pas rencontré l’indifférence ou le silence des habitués de la contestation, ce choix ne se serait peut-être pas imposé aussi facilement.
Théo Boulakia & Nicolas Mariot
Sociologues. Auteurs de L’Attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps2020, Anamosa, Paris, 2023.
(1) Mission indépendante nationale sur l’évaluation de la gestion de la crise Covid-19, rapport final, mars 2021.
(2) Cf. https://vico.hypotheses.org/
(3) Lire Pierre Rimbert, « La société des asociaux », Le Monde diplomatique,septembre 2021.
Bonnes intentions et vieilles habitudes
par Théo Boulakia & Nicolas Mariot
https://www.monde-diplomatique.fr/2025/03/BOULAKIA/68101
Confrontés à une pandémie au printemps 2020, des gouvernements disposant des mêmes informations parcellaires réagissent différemment. Les uns décident d’imposer un confinement strict, d’autres non. Comment l’expliquer ? La saturation des services de soins a naturellement pesé dans la décision. En Europe, la France, l’Italie et l’Espagne ont connu des foyers de contamination importants et précoces, contrairement au Danemark. Mais ce facteur ne suffit pas. À en croire les images diffusées lors des informations télévisées de l’époque, un « modèle chinois » de confinement inauguré dans la ville de Wuhan en janvier 2020 se serait uniformément propagé dans le sillage du virus.
Ce récit de la contagion occulte les continuités entre les politiques de pandémie et les styles de gouvernement antérieurs. Il masque l’instrumentalisation des confinements opérée par certains États à des fins de répression politique. Ainsi, aux Philippines, la longue « guerre contre le virus » menée par M. Rodrigo Duterte, alors président, reprend la rhétorique et les instruments de la sanglante « guerre contre la drogue » entamée des années plus tôt. En Ouganda, le couvre-feu imposé par le président Yoweri Museveni s’inspire de la gestion militarisée du virus Ebola. En Colombie, les confinements mis en œuvre par divers groupes armés reprennent des pratiques adoptées lors des confrontations avec le gouvernement. En Inde, l’assignation à domicile décrétée par le premier ministre Narendra Modi éteint opportunément les manifestations de masse qui se succédaient depuis la fin de 2019 pour protester contre l’amendement sur la citoyenneté qui discriminait les musulmans. Au Liban, où la contestation sociale fait rage depuis plusieurs mois, la police et l’armée démontent campements et barricades, tandis que des hélicoptères envoient aux habitants le message « restez chez vous ». En France, l’état d’urgence sanitaire s’inscrit dans le prolongement de celui, antiterroriste, mis en place de novembre 2015 à novembre 2017.

Certains discours se ressemblent étrangement. « Nous sommes en guerre contre un ennemi vicieux et invisible, qui ne peut être vu à l’œil nu. Dans cette guerre extraordinaire, nous sommes tous des soldats »(M. Duterte, 16 mars 2020). « Nous sommes en guerre, en guerre sanitaire certes. Nous ne luttons ni contre une armée ni contre une autre nation, mais l’ennemi est là, invisible, insaisissable, et qui progresse. Et cela requiert notre mobilisation générale »(M. Emmanuel Macron, 16 mars 2020). Les motivations des deux dirigeants différaient assurément. Mais rien ne ressemble autant à un confinement autoritaire qu’un confinement bienveillant.
Les réactions face à la pandémie tiennent aussi à l’histoire de chaque pays. Une étude montre ainsi que les États les plus répressifs en temps ordinaire se montrent plus enclins à adopter des mesures de confinement et de couvre-feu, qu’ils les mettent en place plus tôt (par rapport aux premiers cas de Covid-19 dans le pays) et les maintiennent plus longtemps. L’analyse se confirme pour l’Europe lorsqu’on fait varier le degré d’enfermement — mesuré à la fréquentation des espaces verts au printemps 2020 — en fonction des effectifs des forces de l’ordre : à une plus forte concentration policière correspond une fréquentation réduite des espaces naturels. On observe une parenté entre pays du sud et pays de l’est du continent, lesquels s’opposent au bloc nord-européen (voir « Restrictions de sorties et surveillance »). On pourrait, certes, en conclure que les États les plus équipés pour maintenir l’ordre réussissent mieux à enfermer leurs citoyens. Mais l’interprétation correcte se révèle beaucoup plus simple : les élites politiques habituées à gouverner sans police choisissent de ne pas assigner leur population à domicile.
« Non, ce n’est pas une guerre »
On peut ainsi douter que la mondialisation de l’enfermement ait été portée par le virus de la sollicitude. Les confinements punitifs ont moins découlé de bonnes intentions que de vieilles habitudes. Celle du rapport entre police et citoyens, par exemple. Aux Pays-Bas, où le taux de verbalisation fut vingt-huit fois moindre qu’en France au printemps 2020, les forces de l’ordre durent faire respecter l’interdiction des rassemblements de plus de deux personnes à moins d’un mètre et demi de distance. Mais, contrairement à leurs homologues français, les policiers néerlandais fondaient explicitement leur action sur la discussion et la conciliation, la sanction ne devant intervenir qu’en dernier ressort. Dans les faits, les habitants pouvaient se promener quasi librement, y compris en s’asseyant sur les bancs ou pelouses des parcs, à la condition de ne pas se réunir. En avril 2020, les autorités néerlandaises publiaient à destination des agents de l’État un « Manuel de communication stratégique sur le coronavirus » qui proscrivait tout langage guerrier et toute insistance sur les seuls « ordres et interdits » au profit des messages insistant sur la dimension collective de la lutte contre le virus (« Tout commence et se termine avec et par l’implication de tous »). Le 8 mai, le premier ministre refusa énergiquement le durcissement des règles sur le modèle de certains voisins en expliquant : « Je n’aimerais pas vivre dans de tels pays. Je ne veux pas jouer au shérif. » Il rejoignait les mots du président de la République fédérale d’Allemagne, M. Frank-Walter Steinmeier, qui, dans une rare prise de parole un mois plus tôt, avait affirmé : « Non, cette pandémie n’est pas une guerre. » Le responsable régional d’une agence de sécurité néerlandaise renchérissait en avançant qu’un État dépendant de la seule mise en œuvre de la force était un « État faible ». À leurs yeux, le rôle des pouvoirs publics ne consistait pas, même en situation de crise, à agir comme si les citoyens étaient des « enfants irresponsables ».
Théo Boulakia
Sociologue. Co-auteur de L’Attestation. Une expérience d’obéissance de masse, printemps 2020, Anamosa, Paris, 2023.
Nicolas Mariot
Il y a cinq ans, la pandémie de Covid-19 paralysait le monde
Ou passer le prochain ?
https://www.monde-diplomatique.fr/cartes/ou-passer-le-confinement

L’étude simultanée des mesures d’assignation à domicile et de la situation sanitaire permet d’éclairer l’efficacité des décisions prises… et de choisir le pays dans lequel passer la prochaine pandémie.
Aux États-Unis, les gouverneurs ont pris des mesures différentes d’un État à l’autre. Il a existé de fortes disparités entre des zones rurales très peu concernées par le virus et la région de New York, durement touchée.
La Russie n’a pas décrété de confinement national mais des restrictions de déplacement furent imposées dans les grandes villes ainsi que des mesures de limitation des contacts un peu partout.
En Chine, les mesures d’enfermement et leur dureté ont varié. À aucun moment l’ensemble de la population n’a été confiné. Les données de mortalité communiquées ne sont pas fiables.
L’Afrique, grace à une combinaison de facteurs favorables (âge de la population, expérience de lutte contre les maladies infectieuses…), a été relativement épargnée par la pandémie de Covid-19.