Ils appellent à lutter plus efficacement contre les pressions des industriels de l’agroalimentaire et du médicament. 

La santé publique au défi des lobbys : « Les décisions ne doivent pas être imposées par l’intérêt économique, mais par celui des consommateurs, des patients »

Dans un entretien croisé au « Monde », les nutritionnistes Serge Hercberg, qui a œuvré au système d’étiquetage Nutri-Score, et Stéphane Besançon, à la tête de l’ONG Santé Diabète, appellent à lutter plus efficacement contre les pressions des industriels de l’agroalimentaire et du médicament. 

Propos recueillis par Sandrine CabutPublié hier à 18h00, modifié à 01h44 https://www.lemonde.fr/sciences/article/2025/02/17/la-sante-publique-au-defi-des-lobbys-les-decisions-ne-doivent-pas-etre-imposees-par-l-interet-economique-mais-par-celui-des-consommateurs-des-patients_6551255_1650684.html

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ANNE-GAËLLE AMIOT

Une génération les sépare, mais ils mènent de plus en plus de projets communs, sur les thématiques de la nutrition et des maladies chroniques, afin de faire avancer la santé publique et reculer la mainmise des lobbys agroalimentaires et pharmaceutiques sur les décisions politiques. Médecin et chercheur, épidémiologiste et nutritionniste, Serge Hercberg est à l’origine du Nutri-Score, ce système d’étiquetage qu’il continue, à 73 ans, à défendre et à promouvoir. En 2022, il avait raconté son long combat pour ce système d’information sur la qualité nutritionnelle des aliments en cinq lettres et cinq couleurs dans un livre, Mange et tais-toi. Un nutritionniste face au lobby agroalimentaire (HumenSciences).

Stéphane Besançon, 47 ans, biologiste et nutritionniste, est, lui, à la tête depuis plus de vingt ans d’une ONG basée au Mali, Santé Diabète. Professeur associé de santé globale au Conservatoire national des arts et métiers, il a été l’un des acteurs-clés d’une résolution de l’Organisation mondiale de la santé (OMS) adoptée en 2021 pour garantir un accès universel à l’insuline. Entretien croisé.

Qu’est-ce qui vous a amenés à travailler ensemble ?

Serge Hercberg : Longtemps nos chemins ont été parallèles. On avait conscience de partager certaines valeurs, mais il y avait peu de liens directs. Ce qui a été fondateur pour notre collaboration, c’est la rédaction commune d’un chapitre sur l’influence des lobbys dans les politiques de santé publique, pour le livre Notre santé nous appartient [sous la direction de Pauline Londeix et Jérôme Martin, Armand Colin, 2024]. Par ailleurs, Stéphane Besançon a récemment mené, avec d’autres, des travaux sur le Nutri-Score. En reprenant 134 articles sur le sujet, publiés dans des revues à comité de lecture, ses collègues et lui ont montré que 83 % d’entre eux sont favorables à cet étiquetage nutritionnel, mais aussi que la probabilité qu’une étude y soit défavorable était multipliée par 21 si les auteurs avaient déclaré un lien d’intérêts avec l’industrie agroalimentaire ou si le travail était financé par celle-ci.

Serge Hercberg, à Paris, le 22 mars 2017.
Serge Hercberg, à Paris, le 22 mars 2017.  WILLIAM BEAUCARDET POUR « LE MONDE »

Notre principal objectif est de défendre la santé publique dans l’intérêt des consommateurs, des patients, des citoyens, bref d’œuvrer pour le bien commun. Et tous les deux, dans nos parcours, avons été confrontés aux lobbys et à la difficulté de traduire en actions des mesures de santé publique – même fondées sur la science ! – quand elles vont à l’encontre d’intérêts économiques. Cela nous a renforcés et a créé une complicité de travail.

Stéphane Besançon : Dans le cadre de mon ONG, Santé Diabète, j’ai beaucoup travaillé ces dernières années sur la question de l’accès universel à l’insuline. C’est un médicament vital pour les diabétiques de type 1, mais qui était financièrement inaccessible à une majorité de patients dans le monde. Ce sujet, pour lequel nous avons finalement obtenu une résolution de l’OMS en 2021, m’a amené à interagir avec de nombreux interlocuteurs, dont les laboratoires pharmaceutiques et leurs relais. Pour beaucoup de raisons, notamment parce qu’il y a aussi des urgences dans ce domaine, je souhaite tout autant m’investir sur les questions nutritionnelles.

Stéphane Besançon, à Paris, le 10 octobre 2022.
Stéphane Besançon, à Paris, le 10 octobre 2022.  BENJAMIN GIRETTE POUR « LE MONDE  »

Serge Hercberg et moi revendiquons une forme d’activisme, qui repose sur de la science. Cette base scientifique est fondamentale, car c’est ce qui nous permet d’avancer et de frapper fort, pas seulement en levant le poing. Bien sûr, les lobbys essaient de nous contrer, notamment quand on publie des études, mais c’est plus difficile pour eux quand le rationnel scientifique est là, solide. Aujourd’hui, on n’est pas si nombreux à avoir cette approche, d’où la volonté de se regrouper, pour être plus forts et résister.

Dans le passé, des spécialistes ont eu, en s’associant, un rôle majeur pour faire avancer des sujets de santé publique sur le plan politique. On pense notamment aux cinq « sages » dont les interventions et les recommandations ont abouti, par exemple, à la loi Evin de 1991, interdisant la publicité pour l’alcool et le tabac. De tels mouvements collectifs, transversaux, sont-ils devenus rares ?

S. H. : Ces cinq pionniers, Gérard Dubois, Claude Got, François Grémy, Albert Hirsch et Maurice Tubiana, avaient mis en commun leurs compétences dans différents champs de la santé publique pour convaincre les responsables politiques de la nécessité de mesures cohérentes. Outre la loi Evin, ils ont pu peser sur d’autres sujets, notamment sur la prévention routière. Depuis 1988, le Club de santé publique qu’ils ont fondé s’est par ailleurs organisé pour interpeller, à chaque élection présidentielle, les candidats sur les grands sujets de santé publique. Au fil du temps, sa composition a évidemment évolué – j’en fais partie depuis une quinzaine d’années sur les questions de nutrition –, mais cette mission se poursuit à chaque présidentielle. Il est important d’avoir une voix collective qui puisse se faire entendre, même si on n’aime pas tellement les termes de « sages » ou d’« experts », souvent connotés négativement.

ANNE-GAËLLE AMIOT

Revenons au Nutri-Score. Vous avez signé tous deux, avec l’épidémiologiste de la nutrition Mathilde Touvier et la philosophe Cynthia Fleury, une tribune dans nos colonnes, le 24 octobre 2024, pour demander au premier ministre de le rendre obligatoire et de soutenir cette position au niveau européen. Où en est-on aujourd’hui ?

S. H. : Lors de la dernière mise à jour, le 5 février, 1777 professionnels de santé et scientifiques ont apporté leur soutien à cet appel, ainsi que, et c’est vraiment notable, 55 sociétés savantes, associations et ONG. C’est encourageant, car cela représente des dizaines de milliers de spécialistes, acteurs de terrain, consommateurs, patients… qui s’engagent. Même si on peut regretter qu’une société savante comme la Société française de pédiatrie, qui habituellement soutient nos actions, n’ait pas signé, ce qui pourrait s’expliquer par les liens d’intérêts de quelques-uns de ses membres avec l’industrie agroalimentaire.

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Récemment, sur BFM-TV, Catherine Vautrin, la ministre du travail, de la santé, des solidarités et des familles, a déclaré vouloir aller plus loin sur le Nutri-Score, au nom de la prévention. Nous verrons ce qu’il en sortira, mais il faut en fait avancer à deux niveaux. D’abord sur le caractère obligatoire de l’affichage du Nutri-Score sur tous les aliments. En 2022, la Commission européenne devait proposer une législation en ce sens, mais ce n’est toujours pas à l’agenda. L’Europe cède aux lobbys. Rappelons qu’il y a près de 50 000 lobbyistes à Bruxelles, davantage que de fonctionnaires européens !

Parallèlement, nous attendons depuis des mois la publication d’un arrêté interministériel – entre la santé, l’agriculture et l’économie – pour mettre en place une mise à jour du Nutri-Score décidée en 2023 sur la base d’arguments scientifiques. Cette nouvelle version, qui pénalise davantage les produits trop sucrés, trop salés, les boissons à base d’édulcorants, la viande et, de façon générale, les produits ultratransformés, devait entrer en vigueur le 1er janvier 2024. Le gouvernement nous dit que c’est une question de jours, mais pour l’heure rien ne bouge.

Là aussi, on peut penser que c’est bloqué par des industriels et certains producteurs, qui ne voient pas cette évolution d’un bon œil. Par exemple, Danone, qui avait appliqué le Nutri-Score depuis ses débuts en 2017, a annoncé en septembre dernier le retirer de certaines de ses marques, comme, notamment, les yaourts à boire Actimel, Activia ou Danonino, dont les notes se retrouvent légitimement dégradées par la mise à jour, du fait de leurs fortes teneurs en sucre.

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S. B. : Dans ce genre de situation, les politiques avancent toujours le même argument : « C’est compliqué, on ne peut pas… » Mais quand il y a une réelle volonté, on voit bien que beaucoup de choses deviennent possibles. Pour le prix de l’insuline, par exemple, le dossier s’est débloqué quand le président des Etats-Unis, Joe Biden, a décrété que le prix passerait de 250 dollars à 35 dollars [environ 242 euros à 34 euros]. Ensuite, un premier laboratoire a dit qu’il s’y conformerait, un deuxième a fait savoir qu’il pratiquerait un prix plus bas, un troisième a annoncé un prix encore plus bas… Certes, sur le terrain, cette résolution n’est pas encore complètement appliquée, mais c’est devenu faisable, après une longue bataille. En fait, cet argument de la complexité par rapport à l’Europe ou à des réglementations sert souvent d’alibi pour ne pas mettre en place certaines mesures.

S. B. : C’est exact. Des politiques, en particulier, nous disent : « Nous sommes contactés par beaucoup de lobbyistes et vous en êtes une catégorie parmi d’autres. » Certains emploient l’expression « lobbying social ». Il est vrai que l’on utilise des stratégies de plaidoyer, qui peuvent paraître proches de celles des lobbyistes, mais leur vocation est économique, alors que la nôtre est de défendre des politiques publiques, la santé publique, et, si l’on prend le sujet des médicaments, leur juste prix. A ce propos, on est aussi, aujourd’hui, rapidement qualifiés d’anticapitalistes dès lors que l’on émet des critiques sur l’industrie pharmaceutique ou des acteurs privés. La question n’est pas là. Je ne suis pas contre les laboratoires pharmaceutiques, je discute avec eux, toujours de façon bénévole pour ne pas avoir de lien d’intérêts. Ma problématique n’est pas qu’ils existent, mais qu’ils soient à leur juste place.

S. H. : Je suis tout à fait d’accord, et c’est le même constat vis-à-vis de l’industrie agroalimentaire. Ce n’est pas par idéologie qu’on se bat contre certains industriels, mais parce qu’ils s’opposent à des mesures de santé publique dont l’intérêt et l’efficacité sont démontrés par la science. On veut simplement de la régulation, de la réglementation, afin que les décisions ne soient pas imposées par l’intérêt économique de quelques groupes, mais par celui des consommateurs et de la santé publique.

Vous mettez en garde depuis des années sur les dangers des liens d’intérêts entre scientifiques et industriels. Leurs méthodes ont-elles changé ?

S. B. : Ce qui n’a pas beaucoup changé, c’est le système de financement de leaders d’opinion par les industriels, et les conséquences sur leur liberté. La pression, ce n’est pas forcément des menaces, c’est souvent beaucoup plus subtil, mais, clairement, quand l’industrie finance une recherche, il est impossible d’avoir la même liberté, de ne pas être influencé, même inconsciemment. Il n’y a pas de grant [« subvention »] sans contrepartie.

Ce qui a en revanche évolué ces dernières années, et que j’observe du côté des ONG, de la société civile…, c’est la multiplication des partenariats public-privé. La raréfaction des financements publics pousse vers ces partenariats avec le privé, y compris pour la recherche. On voit aussi se développer une sorte de greenwashing des industriels, avec des discours très bien huilés. A les écouter, on a presque l’impression qu’il s’agit d’agences humanitaires, mais il ne faut pas oublier que leur pouvoir financier est considérable. Grâce à l’Ozempic et au Wegovy [analogues aux GLP-1 commercialisés pour traiter le diabète et l’obésité], la valeur boursière du groupe danois Novo Nordisk a dépassé le produit intérieur brut du Danemark. Sa fondation est la plus riche fondation caritative au monde, devant la [fondation Bill et Melinda] Gates. Quand un groupe représente une telle puissance économique dans un pays, cela pose un problème démocratique, d’autant que le marché de ces médicaments va croître de façon exponentielle.

S. H. : Depuis longtemps, les lobbys financent des études qui vont à l’encontre des résultats de la science académique. Et ils procèdent de plus en plus finement. Aujourd’hui, pour discréditer les travaux qui les dérangent, ils ne se contentent pas d’en mener d’autres pour essayer de les contrebalancer ou d’attaquer leur méthodologie ; leur nouvelle stratégie est de faire croire que les chercheurs qui publient des travaux allant à l’encontre de leurs intérêts ont eux-mêmes des conflits d’intérêts. Et comme ils ne peuvent pas nous en trouver d’ordre économique, ils ont inventé la notion de conflits d’intérêts émotionnels ou intellectuels.

Un temps, on a cherché à me discréditer en disant que je défendais le Nutri-Score car ce serait « mon bébé ». Une des expressions employées était « les Smarties du professeur Hercberg », comme si c’était une lubie, une opinion personnelle, mais pas de la science. Il y a quelques mois, dans une réunion organisée par la présidence belge de l’Europe à Bruxelles, des lobbyistes m’ont interpellé en me demandant si mes travaux publiés dans des revues internationales avaient vraiment de la valeur, puisque j’avais conçu, avec mon équipe, le Nutri-Score.

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J’explique toujours que, mes collègues et moi, on abandonnerait immédiatement le Nutri-Score si on nous montrait qu’un autre logo marche mieux, qu’on n’y est pas viscéralement attachés et qu’on n’a rien à gagner en le soutenant. C’est pour cette raison que je n’aime pas qu’on m’appelle « le père du Nutri-Score »… La paternité en revient à la recherche.

Nous sommes aussi accusés de faire de la science « entre copains ». Ainsi, quand Stéphane Besançon a analysé les études sur le Nutri-Score, on lui a fait ce reproche. Mais, même en enlevant les publications de notre équipe, il a trouvé que la probabilité qu’un article soit défavorable au Nutri-Score était encore 7 fois plus importante quand les auteurs avaient un lien d’intérêts avec l’industrie, contre 21 en comptant tout.

Qu’en est-il des scientifiques ? Sont-ils plus sensibilisés à ces questions de conflits d’intérêts aujourd’hui ?

S. H. : La médiatisation des scandales sanitaires de ces dernières décennies, comme l’affaire du Mediator, a été extrêmement utile. C’est ce qui a conduit à la création de la base Transparence.sante.gouv, qui permet de consulter les liens d’intérêts des professionnels de santé avec les industriels de la pharmacie. Certes, certains contrats protégés par le secret industriel n’y figurent pas, et il est regrettable que les industriels de l’agroalimentaire n’aient pas les mêmes obligations, mais c’est un réel pas vers la transparence. Bien sûr, des professionnels de santé continueront à avoir des liens d’intérêts. Mais, désormais, c’est un choix, en toute connaissance de cause. Il y a quelques décennies, ce n’était pas vraiment le cas, on ne se posait pas la question. Dans les équipes de recherche, parmi les jeunes générations de professionnels de santé, je constate aujourd’hui une plus grande sensibilité à ces problématiques, ils sont beaucoup plus conscients de la complexité de travailler avec des opérateurs économiques que je ne l’étais au début de ma carrière.

S. B. : Le sujet du climat joue beaucoup dans cette prise de conscience. Les jeunes voient bien que, dans ce domaine, les conflits d’intérêts sont terrifiants. Le problème, c’est que, derrière, on est dans un système confronté à une raréfaction des ressources publiques et à des financements privés de plus en plus importants… Le message est clair : couper les conflits d’intérêts, c’est aussi réinjecter de l’argent public. Et prendre des décisions radicales. Depuis longtemps, on propose l’idée d’un fonds de dotation dans lequel des industriels viendraient mettre de l’argent qu’après ils ne maîtriseraient plus. S’ils sont vraiment prêts à donner des financements, qu’ils les déposent, et la redistribution s’effectuera sans qu’ils aient la main. Ce sont des propositions qui sont sur la table depuis des années, mais cela n’avance pas. Je pense qu’aujourd’hui la priorité est de contrôler les lobbys, en imposant des normes strictes, et de réguler l’industrie. Pour que cela fonctionne, il faut agir à ces deux niveaux.

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Sandrine Cabut

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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