Par Raphaëlle Aubert et Stéphane Horel (avec Eurydice Bersi [Reporters United], Elsa Delmas [développement], Léa Girardot [design] et Anne Morel [direction artistique])Publié le 14 janvier 2025 à 05h59, modifié le 14 janvier 2025 à 16h17
ENQUÊTE Alors que le Vieux Continent prend peu à peu conscience de l’ampleur de son empoisonnement par ces substances chimiques toxiques et ultrarésistantes produites par l’industrie, « Le Monde » et vingt-neuf médias partenaires ont pu, pour la première fois, calculer le prix qu’atteindrait la décontamination.
Depuis les années 1940, le robinet industriel déverse sur l’Europe des substances chimiques dangereuses qui se sont disséminées dans les moindres recoins de l’environnement. Si leur appellation scientifique – substances per- et polyfluoroalkylées (PFAS) – est peu évocatrice, leur surnom parle de lui-même : « polluants éternels ». Les propriétés chimiques exceptionnelles des PFAS – antiadhésives, déperlantes, antitaches, etc. –, qui les rendent si populaires auprès des industriels, sont les mêmes qui empêchent leur dégradation naturelle. D’une mobilité et d’une persistance remarquables, les PFAS s’accumulent partout : dans l’eau, la terre, les déchets… et aussi les êtres vivants.
Leur élimination apparaît pourtant comme une priorité de santé publique. Car la concentration des PFAS dans l’environnement fait d’eux un danger pour le vivant : cancers, infertilité, toxicité pour le rein, le foie ou encore le système immunitaire, la liste des maladies reliées à une exposition aux PFAS ne cesse de s’allonger.
Mais le chantier que doit entreprendre l’Europe pour les détruire est pharaonique. Le continent abrite à lui seul au moins 23 000 sites pollués, et presque autant de sites fortement suspects, identifiés en 2023 dans une enquête collaborative menée par Le Monde avec 29 médias partenaires (Forever Pollution Project).
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Une question brûle donc les lèvres de tous ceux qui, conscients de cette crise environnementale majeure, cherchent des solutions : combien cela va-t-il coûter ? Pour la première fois, Le Monde et ses partenaires du Forever Lobbying Project, deuxième volet de l’enquête parue en 2023, sont parvenus à une estimation du prix de la dépollution : entre 95 milliards d’euros et 2 000 milliards d’euros sur vingt ans. La fourchette haute est fort probablement la plus réaliste. Cette estimation, déjà impressionnante, n’inclut ni l’impact des PFAS sur nos systèmes de santé, ni une myriade d’externalités négatives trop difficiles à quantifier
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Une enquête collaborative inédite sur les polluants éternels
Le Forever Lobbying Project est une enquête collaborative sur le véritable coût de la pollution du continent européen par les PFAS, et sur la campagne de lobbying et de désinformation des industriels pour éviter leur interdiction.
Coordonnée par Le Monde, l’enquête implique 46 journalistes et 29 partenaires médias dans 16 pays : la RTBF (Belgique) ; Denik Referendum (République tchèque) ; Investigative Reporting Denmark (Danemark) ; Yle (Finlande) ; France Télévisions (France) ; MIT Technology Review Germany, NDR, WDR et Süddeutsche Zeitung (Allemagne) ; Reporters United (Grèce) ; L’Espresso, Radar Magazine, Facta.eu et La Via libera (Italie) ; Investico, De Groene Amsterdammer et Het Financieele Dagblad (Pays-Bas) ; Klassekampen (Norvège) ; Ostro (Slovénie) ; DATADISTA/elDiario.es (Espagne) ; Sveriges Radio et Dagens ETC (Suède) ; SRF (Suisse) ; The Black Sea (Turquie) ; Watershed Investigations/The Guardian (Royaume-Uni), avec un partenariat éditorial avec Arena for Journalism in Europe, et en collaboration avec Corporate Europe Observatory, une organisation sentinelle de l’activité des lobbys à Bruxelles.
L’enquête s’appuie sur plus de 14 000 documents inédits sur les « polluants éternels », issus notamment de 184 demandes d’accès à l’information, dont 66 effectuées et partagées par Corporate Europe Observatory.
L’enquête a été accompagnée par un groupe d’experts de dix-huit chercheurs et juristes internationaux, prolongeant l’expérience pionière d’expert-reviewed journalism (« journalisme revu par les experts ») du Forever Pollution Project, notre première enquête sur les PFAS publiée en 2023.
Le projet a reçu le soutien financier du Pulitzer Center, de la Broad Reach Foundation, de Journalismfund Europe et d’IJ4EU.
Il existe un site consacré au projet : foreverpollution.eu.
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Un chiffrage inédit
Pour aboutir à ce chiffrage inédit – jusqu’à présent, seuls des calculs très partiels existaient dans la littérature académique –, les journalistes du projet ont combiné les rares informations scientifiques et économiques disponibles avec des données locales collectées auprès de pionniers de la dépollution. Un effort de longue haleine, issu d’une collaboration avec les chercheurs Ali Ling (université de St. Thomas, Minnesota, Etats-Unis) et Hans Peter Arp (université norvégienne de sciences et de technologie).
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D’abord, l’estimation minimale : 95 milliards d’euros sur vingt ans, donc, dans un scénario irréaliste où toutes les émissions de PFAS cesseraient dès demain et où les exigences fixées par la loi resteraient figées. Il s’agirait de traiter uniquement les sites les plus prioritaires – les décharges, les sols très contaminés et quelques unités de production d’eau potable –, en se concentrant sur l’élimination des PFAS aujourd’hui réglementés, notamment les chaînes « longues » (de 6 à 14 atomes de carbone), utilisées historiquement par les industriels.
Or, d’autres polluants éternels attirent aujourd’hui l’attention des autorités : les PFAS à chaîne courte et ultracourte. Introduits progressivement sur le marché par les entreprises pour anticiper réglementations et procès depuis le début des années 2000, ces PFAS « émergents » sont d’excellents fugitifs. Plus habiles encore que leurs congénères, ils échappent à tout système de traitement traditionnel.
Dans leur grande fratrie, le plus sournois est aussi le plus petit. Son nom aurait pu être Joe Dalton, mais les scientifiques lui ont préféré « acide trifluoroacétique » (TFA). Et un sobriquet : « le PFAS ultime ». Issu de la dégradation de pesticides, de gaz réfrigérants ou même d’autres PFAS, longtemps resté dans l’angle mort des campagnes de surveillance, le TFA suscite des inquiétudes grandissantes.
D’abord à cause de l’augmentation « sans précédent » de sa concentration dans l’environnement : le plus minuscule des PFAS « est devenu, de loin, le plus abondant et le plus répandu », décrit le chimiste de l’environnement Hans Peter Arp, qui l’a qualifié, avec ses collègues, de « menace pour les limites planétaires ». Les travaux de l’Organisation mondiale de la santé pour déterminer des valeurs limites sanitaires, attendus en 2026, devraient aiguiller les régulateurs.
L’ampleur de la tâche
S’attaquer au TFA et aux autres PFAS émergents, en leur fixant une valeur limite autorisée dans l’eau, nécessiterait pour l’Europe le déploiement de moyens de décontamination bien plus importants que ceux qui ont déjà été envisagés pour les PFAS dits « historiques ». Selon nos calculs, la facture grimperait à 2 000 milliards d’euros sur vingt ans. Et encore… Ces 100 milliards d’euros par an, qui représentent plus de la moitié du budget annuel de l’Union européenne, seront à débourser « à perpétuité », « du moins tant que les PFAS ne font pas l’objet d’une restriction généralisée, à partir de laquelle leurs concentrations commenceraient à baisser si nous les traitons activement », précise Hans Peter Arp, coordinateur du projet de recherche européen ZeroPM.
Pour comprendre l’ampleur de ces besoins, il faut remonter le cycle de contamination des PFAS jusqu’à sa source.
Synthétisés à partir des années 1940, les PFAS ont tout des composés miracles : antiadhésifs, résistants à la chaleur, ils permettent de produire d’excellents revêtements hydrophobes ou antitaches, de la poêle en Teflon à la veste déperlante en Gore-Tex.

Les aéroports, les bases militaires et les centres d’entraînement à la lutte contre les feux d’hydrocarbures, contaminés par l’usage de mousses anti-incendie contenant des PFAS, les diffusent eux aussi par les sols et l’air.

Extrêmement mobiles, ces substances se dispersent dans l’eau, l’air et les sols, très loin de leur lieu de fabrication ou de manipulation.

Des PFAS ont été détectés dans le sang ou les organismes de la quasi-totalité des êtres vivants : humains, loutres, ours polaires, poissons, bétail ou végétaux… Ils contaminent toute la chaîne alimentaire.

S’ils ne sont pas retenus en amont par des équipements spécialisés, ces polluants se concentrent dans les nœuds de nos filières de traitement et d’assainissement : décharges, stations d’épuration, usines de production d’eau potable, etc.

Sauf à se doter d’équipements spécifiques à leur destruction, coûteux et énergivores, ces filières diffusent à leur tour les PFAS dans l’environnement. Sont réunis ici tous les ingrédients d’un cycle de contamination.

Au-delà des coûts, la décontamination pose un immense défi technologique et logistique à la société. Aux Pays-Bas, en Belgique, en Suède ou en Norvège, les premiers chantiers sont lancés. Mais, faute de plan coordonné à l’échelle européenne, chaque pays improvise ses propres recommandations, ou ignore simplement le problème.
« Un truc de dingue », « Complètement fou », « C’est les Shadoks ! »… En première ligne, les services publics locaux et les filières de traitement des eaux et des déchets interrogés par Le Monde sont abasourdis face à l’ampleur de la tâche.
Dans les usines de potabilisation de l’eau, l’élimination des PFAS requiert des procédés spécifiques. Le charbon actif, déjà utilisé dans certaines unités de traitement des eaux, « est une solution efficace sur les PFAS “historiques” et sur une partie des chaînes courtes, explique l’ingénieure en environnement Ali Ling. Mais il doit être purgé et changé très fréquemment. Or, ce n’est généralement pas fait dans les usines qui s’en sont déjà équipées pour traiter d’autres micropolluants », comme les pesticides.
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FAS – Le lexique
PFAS
Les substances per- et polyfluoroalkylées représentent une famille de plus 10 000 produits chimiques de synthèse employés par l’industrie depuis les années 1940. Surnommés « polluants éternels », ils sont disséminés partout dans l’environnement et sont indestructibles sans intervention humaine.
PFAS à chaîne longue
PFAS dont la structure moléculaire est composée d’au moins 6 atomes de carbone eux-mêmes liés à des atomes de fluor. Le PFOA et le PFOS, deux substances aujourd’hui interdites, font partie des PFAS à chaîne longue.
PFAS à chaîne courte
PFAS dont la structure moléculaire est composée de moins de 6 atomes de carbone. Anticipant les réglementations, les industriels ont progressivement remplacé les PFAS à chaîne longue par ces PFAS à chaîne courte, qui se sont révélés nocifs, mais aussi plus mobiles dans l’environnement.
TFA
L’acide trifluoroacétique est un PFAS à chaîne ultracourte (2 atomes de carbone). Ses origines sont multiples (pesticides, dégradation d’autres PFAS) et il est le plus répandu et le plus abondant dans l’environnement.
PFOA
L’acide perfluorooctanoïque est l’un des PFAS les plus anciens et les plus répandus. Classé « cancérogène pour les humains » par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), il est interdit en Europe depuis 2019.
PFOS
L’acide perfluorooctanesulfonique est l’une des PFAS les plus anciens et les plus répandus. Classé « cancérogène possible » par le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), il est interdit en Europe depuis 2009.
Valeurs limites
Concentrations définies par les textes réglementaires, à ne pas dépasser dans l’eau, l’air, les aliments, etc., pour des polluants comme les PFAS ou les pesticides. Les limites dites de qualité ou de gestion, qui permettent d’alerter sur la présence d’un composé chimique dans un environnement surveillé, sont rarement similaires aux valeures sanitaires maximales, censées identifier les risques réels de consommation de l’eau, par exemple.
Osmose inverse basse pression
Système de filtration de l’eau par des pores microscopiques. C’est pour l’instant de la seule technologie capable d’isoler efficacement les PFAS à chaîne courte et ultracourte, notamment le TFA. Ce procédé est toutefois décrié car il est très énergivore, très coûteux, et rejette des déchets dans l’environnement, faute de solutions pour les détruire. Autre problème : une eau totalement filtrée par osmose inverse peut avoir à être reminéralisée pour récupérer les nombreux minéraux utiles à la santé humaine.
Charbon actif
Matériau poreux qui permet de retenir les PFAS à chaîne longue et une partie des PFAS à chaîne courte dans l’eau. Le charbon doit être réactivé ou remplacé régulièrement pour une filtration efficace des PFAS.
uPFAS
Projet de « restriction universelle » des PFAS dans le cadre du règlement européen REACH (Enregistrement, évaluation et autorisation des produits chimiques).
Présenté le 7 février 2023 par l’Agence européenne des produits chimiques (ECHA), ce projet d’interdiction qui vise les 10 000 membres de l’« univers » chimique des PFAS a été développé par cinq pays européens (Allemagne, Danemark, Norvège, Pays-Bas, Suède). S’il aboutit, il n’entrerait pas en vigueur avant 2026.
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Surtout, le minuscule TFA et sa chaîne ultracourte font fi du charbon actif. Seule l’« osmose inverse basse pression », une technique de filtration radicale, gourmande en eau et en énergie, est capable de l’isoler… à des coûts prohibitifs pour la plupart des structures modestes – en particulier les petites et moyennes collectivités. Si la réglementation exigeait de limiter le TFA à 100 ou même 500 nanogrammes par litre d’eau, « les fournisseurs prendraient les mesures nécessaires, mais cela signifierait la fin du secteur de l’eau potable tel que nous le connaissons », avance Oliver Loebel, secrétaire général d’EurEau, l’organisation européenne qui représente les prestataires des services des eaux, des régies municipales aux firmes comme Veolia et Suez. « A ce stade, vouloir retirer tout le TFA de l’eau potable, ce serait comme vouloir dessaler les océans », renchérit le chercheur Hans Peter Arp.
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L’inconcevable éradication
Avec son projet de filtration haute performance, lancé dès 2015 afin de lutter contre les micropolluants, le Syndicat des eaux d’Ile-de-France nous en donne un avant-goût. Pour intégrer l’osmose inverse à ses procédés de traitement d’ici à 2032, il lui faudra construire une ligne à haute tension spécifique, dont le coût représentera 20 % du budget total du chantier, estimé à 1 milliard d’euros.
Bien qu’efficace, l’osmose inverse laisse par ailleurs derrière elle un volume important de liquide concentré en PFAS, dont les usines ne savent que faire. « Aujourd’hui, la plupart des usines rejettent ces concentrâts dans les rivières ou les océans », déplore Hans Peter Arp. « Il est coûteux mais essentiel de détruire les PFAS retenus, plutôt que de les libérer dans l’environnement, où ils poseront à nouveau problème », soutient Ali Ling, qui a réalisé une évaluation des coûts et technologies de dépollution pour le Minnesota.
La propriété la plus recherchée chez les PFAS – leur résistance extrême – se révèle être aussi leur plus grand défaut dès lors qu’il est question de les détruire. A ce jour, seuls les incinérateurs en sont capables à grande échelle. A condition d’« atteindre des températures supérieures à 1 050 voire 1 100 °C », précise Dorte Herzke, scientifique à l’Institut norvégien de recherche sur l’air. Les incinérateurs conventionnels, qui traitent les ordures ménagères ou une partie des boues d’épuration, sont incapables de produire une telle chaleur. Ils ne peuvent donc pas « garantir une [destruction] complète de tous les PFAS », conclut une étude récente de l’Institut national de l’environnement industriel et des risques. Pire, des températures trop basses dans ces incinérateurs déplacent le problème, en dégradant les PFAS à chaîne longue en agents chimiques à chaînes plus courtes.
Un tas de terre polluée après son rinçage, à l’usine GRC Kallo, à Beveren (Belgique), le 13 novembre 2024. SÉBASTIEN VAN MALLEGHEM POUR « LE MONDE »
Pour éviter ces effets indésirables et trouver des méthodes de traitement moins voraces en argent et en énergie, la recherche bouillonne. « Certaines techniques montrent des effets prometteurs », affirme la scientifique américaine Ali Ling, qui cite par exemple l’oxydation à l’eau supercritique (soumise à une température et une pression très élevées). Il faudra toutefois plusieurs années avant que ces infrastructures puissent être déployées à une échelle suffisante.
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D’autant qu’un autre vecteur de pollution pourrait démultiplier les besoins en incinération, et donc les coûts : les boues. Les résidus solides issus de certaines stations d’épuration urbaines contiennent en effet de fortes concentrations de PFAS. Or, ces engrais à bas prix ont depuis longtemps trouvé un débouché dans nos champs. Aux Etats-Unis et en Suisse, la fertilisation par des boues d’épuration est suspectée d’avoir contaminé des hectares de terres agricoles ainsi que le bétail qui s’y trouvait. D’après nos calculs, brûler ces boues au lieu de les épandre coûterait au bas mot 20 milliards d’euros par an en Europe, sans compter les pertes pour le secteur agricole.
Investir stratégiquement
En bout de chaîne, les stations d’épuration sont aussi encombrées par leurs déchets liquides, qui nécessitent plusieurs étapes de purification avant d’atteindre les PFAS. Pour Ali Ling, « le traitement du TFA n’est pas vraiment envisageable dans ces sites, car trop onéreux ». Les techniques les moins prohibitives financièrement élimineraient les PFAS à chaîne longue mais seulement une partie des PFAS à chaîne courte. Leur mise en place dans les grandes et moyennes stations d’épuration d’Europe nécessiterait au moins 45 milliards d’euros par an.
Ces sommes vertigineuses appellent donc à faire des choix. Pour les PFAS déjà disséminés dans l’environnement, Ali Ling pense qu’il faudra « concentrer nos fonds limités sur les sites présentant des risques réels pour la santé humaine ». Nos analyses montrent que le traitement des écoulements des décharges, très concentrés en PFAS, est un investissement stratégique d’un point de vue économique et environnemental : 1 kg de PFAS peut y être éliminé pour un million d’euros « seulement », contre une dizaine de millions d’euros dans les effluents de station d’épuration.
Autre poste prioritaire : l’assainissement des sols les plus contaminés. Selon les calculs de Hans Peter Arp, nettoyer les terres d’une sélection même très restreinte d’environ 1 800 sites à dépolluer en priorité en Europe (aéroports, bases militaires, usines utilisatrices ou émettrices de PFAS) coûtera au moins 3 milliards d’euros par an dans le scénario le moins onéreux. Il faudra compter un autre milliard pour les fabricants d’emballages enduits de PFAS, associés aux épandages de déchets industriels. A Rastatt (Bade-Wurtemberg), en Allemagne, des tonnes de compost de produits papetiers imprégnés de PFAS ont souillé des centaines d’hectares et les ressources en eau.
« Il est préférable de nettoyer ou de confiner les sols au plus vite, avant que les PFAS se répandent dans toutes les ressources en eau », insiste Hans Peter Arp. Parfois, il est déjà trop tard. Aux Pays-Bas, près de la ville d’Utrecht, les PFAS disséminés dans le sol près d’une ancienne caserne ont contaminé une nappe phréatique. Les autorités vont consacrer dix ans et 22 millions d’euros à la dépollution des sols et des eaux souterraines pour éviter que le panache de polluants n’atteigne les puits d’eau potable.
Pollueur-payeur, l’hypothèse d’une réparation
A quelle adresse faudra-t-il envoyer la facture de cette entreprise de dépollution sans précédent dans l’histoire de l’Europe ? « Si le principe du pollueur-payeur n’est pas appliqué, la charge financière du traitement supplémentaire de l’eau potable nécessaire sera répercutée sur le consommateur », prévient Oliver Loebel, d’EurEau. Faute de contribution des firmes à l’origine des pollutions, chaque foyer européen devrait débourser 480 euros par an pour écoper le TFA de leur environnement proche, d’après nos estimations. Avec d’importantes variations locales, selon l’ampleur des dégâts – loin d’être toujours identifiés.
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En Belgique, aux Pays-Bas, en Italie, en Suède et même en France, les actions en justice contre les pollueurs se multiplient. Des services publics demandent le remboursement des frais d’assainissement, des collectifs citoyens réclament des dommages et intérêts… Mais ces procès mettront des années à aboutir : les entreprises coupables sont parfois difficiles à identifier, quand elles n’ont pas quitté le pays – comme Miteni, qui a fermé son usine de Trissino (Italie) pour rouvrir en Inde.
« Il n’y a pas assez d’argent sur terre pour retirer les PFAS de l’environnement aussi vite que nous les y émettons actuellement », affirme Ali Ling. Restreindre les émissions de PFAS pour arrêter de faire grimper l’addition s’impose dès lors comme une urgence. « Il n’y a aucun espoir de vider la baignoire tant que nous n’aurons pas fermé le robinet », ajoute la chercheuse, du même avis qu’Oliver Loebel, d’Eureau, pour qui « le contrôle des PFAS à leur source est la priorité absolue ».
« Ce qu’il est essentiel d’avoir en tête, c’est qu’il nous reviendra toujours moins cher de cesser d’émettre des PFAS que de décontaminer », résume Hans Peter Arp. C’est aussi à cette conclusion que sont parvenus l’Allemagne, le Danemark, les Pays-Bas, la Suède et la Norvège. En février 2023, ces cinq Etats ont proposé à l’Europe une interdiction de toute la famille des PFAS. Le projet est sévèrement menacé, visé depuis des mois par une intense campagne de lobbying et de désinformation orchestrée par… les pollueurs, qui n’ont jusqu’ici presque rien payé.
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Raphaëlle AubertStéphane Horelavec Eurydice Bersi [Reporters United], Elsa Delmas [développement], Léa Girardot [design] et Anne Morel [direction artistique]
PFAS : l’eau potable en France est massivement contaminée par les « polluants éternels », notamment à Paris
Deux campagnes distinctes menées par le laboratoire Eurofins et les associations UFC-Que choisir et Générations futures révèlent des concentrations élevées en acide trifluoroacétique (TFA).
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En France, la contamination de l’eau potable par les « polluants éternels » (PFAS, pour substances per- et polyfluoroalkylées) atteint des niveaux insoupçonnés. Deux campagnes de mesures, rendues publiques jeudi 23 janvier, et conduites séparément par l’association de consommateurs UFC-Que choisir et l’ONG environnementale Générations futures d’une part, et par le laboratoire d’analyse Eurofins d’autre part, suggèrent que la quasi-totalité des Français sont exposés à ces substances toxiques par le biais de l’eau de boisson, et dans la grande majorité des cas à des taux excédant le seuil théorique de qualité.
Au total, une centaine d’échantillons d’eau du robinet ont été prélevés dans les principales agglomérations de métropole et des zones rurales proches, ou non, de sites industriels.
Dans les deux enquêtes, l’acide trifluoroacétique (TFA) présente les concentrations les plus élevées en plus d’être ubiquitaire, une caractéristique due à la chaîne ultracourte de carbone-fluor qui le constitue et fait de lui le plus petit des PFAS. Le TFA présente des indices de toxicité pour le foie ; l’Allemagne a proposé son classement comme toxique pour la reproduction et une demande est à l’étude à l’Agence européenne des produits chimiques.
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Fortes concentrations à Paris
L’UFC-Que choisir et Générations futures ont effectué des prélèvements dans trente communes entre juin et novembre 2024. Confiées au laboratoire indépendant Ianesco, les analyses révèlent des niveaux parfois très élevés. Le record est détenu par Moussac (Gard), avec 13 000 nanogrammes par litre (ng/L) de TFA dans l’eau distribuée. Rien de très surprenant, la commune étant proche de Salindres, où une usine du groupe Solvay a produit du TFA jusqu’en septembre 2024.
Plus étonnant, en revanche, les fortes concentrations mises en évidence à Paris : 6 200 ng/L mesurés dans un échantillon prélevé en novembre 2024 dans le 10e arrondissement, soit une concentration 62 fois supérieure au seuil de qualité en vigueur pour les métabolites de pesticides pertinents (100 ng/L), auquel le TFA devrait être soumis. Le TFA est issu de la dégradation de multiples polluants éternels utilisés par de nombreux secteurs industriels, mais il est aussi un métabolite de plusieurs pesticides comme le flufénacet ou le fluopyram, annuellement épandus par dizaines de tonnes dans les zones agricoles.
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Or, pour les métabolites de pesticides potentiellement toxiques (dits « pertinents »), la limite de qualité dans l’eau potable est fixée par la réglementation à une concentration de 100 ng/L. Mais dans le cas du TFA, alors même que la Commission européenne le considère comme « un métabolite pertinent » en raison de sa « toxicité préoccupante » pour le développement, en France, la direction générale de la santé a discrètement choisi de déroger à cette norme.
Dans une note publiée le 23 décembre 2024, la direction générale de la santé annonce s’aligner sur les valeurs provisoires de l’Allemagne, soit une valeur sanitaire de 60 000 ng/L (au-dessous de laquelle le risque est présumé nul), et « une trajectoire de réduction vers une concentration inférieure à 10 microgrammes par litre [soit 10 000 ng/L] ». C’est cent fois plus que le seuil de 100 ng/L, qui s’applique en théorie à tous les métabolites de pesticides problématiques, et qui doit s’appliquer à partir de 2026 aux vingt PFAS jugés « prioritaires » dans l’Union européenne, dont le TFA ne fait pour l’instant pas partie. Pour l’heure, les pays européens avancent en ordre dispersé. Par exemple, les Pays-Bas ont établi une valeur-guide sanitaire de 2 200 ng/L pour le TFA dans l’eau potable.
« L’interdiction pure et simple »
Au total, le TFA a été détecté dans 24 des 30 prélèvements réalisés par l’UFC-Que choisir et Générations futures, et au-dessus de 100 ng/L dans 66 % des échantillons. Hormis Paris, d’autres agglomérations sont concernées mais à des niveaux moindres : Fleury-les-Aubrais (Loiret), près d’Orléans (1 600 ng/L), Lille (290 ng/L), Rouen (250 ng/L), Metz (230 ng/L), Mulhouse (140 ng/L)…
« Nous suivons de très près le sujet des PFAS, qu’on retrouve partout en France dans l’eau, les aliments, les produits de consommation. La présence de traces de TFA dans les eaux distribuées à Paris est identifiée, même s’il n’est pas réglementé et que nous ne connaissons pas sa toxicité, réagit Dan Lert, président de la régie Eau de Paris. Il faut sans délai réaffirmer la priorité à donner à la prévention à la source de ces pollutions. Elles contaminent non seulement la ressource en eau, mais de façon plus générale et dans des proportions sans doute très supérieures, l’alimentation et l’environnement. L’urgence pour réduire l’exposition globale aux polluants, c’est l’interdiction pure et simple de ces PFAS. »
Les résultats d’Eurofins sont encore plus alarmants. Dans 61 des 63 échantillons prélevés par le laboratoire dans autant de communes en novembre 2024, le TFA est mesuré à des concentrations supérieures au seuil de 100 ng/L. Jusqu’à 35 fois plus, à Marange-Silvange, près de Metz, en Moselle. L’ordre de grandeur de la contamination est comparable à celui de Nantes (2 700 ng/L), La Rochelle (2 500 ng/L) ou Palaiseau (2 500 ng/L) en Essonne. Dans le milieu du classement, Rennes (1 100 ng/L), Lyon (920 ng/L), Nancy (830 ng/L) ou Marseille (760 ng/L) se situent sous la valeur sanitaire néerlandaise, mais encore largement au-dessus du seuil des 100 ng/L.
Les niveaux de TFA les plus élevés mesurés dans le Gard, vers Metz, Nantes, La Rochelle, en région parisienne…
Cette carte montre les résultats d’analyses effectuées dans l’eau du robinet par le laboratoire Eurofins (63 échantillons au mois de novembre 2024) et par l’UFC-Que Choisir et Générations futures (30 échantillons entre juin et novembre 2024), en France hexagonale.

« D’autres études réalisées en Europe ont montré des concentrations élevées en TFA dans les eaux de consommation, il était donc cohérent de mener une étude comparable en France, dit Coralie Sassolat, directrice générale des laboratoires Eurofins Hydrologie France. Cependant, nous avons été surpris par les niveaux de concentration mesurés. Nous voulions savoir si les PFAS à chaînes courtes et ultracourtes sont présents dans les eaux de consommation, parce qu’il n’y avait pas, à notre connaissance, d’étude sur le sujet en France, alors que nous en possédons déjà la capacité d’analyse. »
Augmentation de TFA dans le sang
Déjà problématique, la situation s’aggrave à un rythme soutenu. « La concentration de TFA augmente rapidement dans l’eau, le sol, les plantes, les jus de fruits, le vin, et donc dans le sang également, explique Hans Peter Arp, chimiste environnemental à l’université norvégienne de sciences et technologies. Cette augmentation est plus rapide depuis 2010, en raison de l’utilisation croissante de certains gaz réfrigérants, pesticides et produits pharmaceutiques dont le TFA est un sous-produit. »
Ce spécialiste des polluants éternels estime que, sur la base des tendances actuelles, « il ne serait pas surprenant que dans les cinq prochaines années, la concentration moyenne dans l’eau potable en France dépasse le seuil de 2 200 ng/L fixé par les Pays-Bas ». « Le TFA étant très persistant et difficile à éliminer de l’environnement, seules des restrictions de ces substances peuvent empêcher cette augmentation », ajoute le chercheur.
C’est également l’avis de l’UFC-Que choisir et de Générations futures. Les associations demandent au gouvernement d’appliquer le « principe de précaution » en adoptant « des normes plus strictes et protectrices », en renforçant les contrôles sur les rejets des industriels et en interdisant tous les pesticides classés comme PFAS (37 molécules autorisées en Europe). Les ONG exhortent par ailleurs les parlementaires à voter définitivement la proposition de loi, adoptée en première lecture, visant à protéger la population des risques liés à aux PFAS en restreignant leur usage. Elle sera à l’ordre du jour de la niche parlementaire du groupe Ecologiste et social le 20 février.
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Raphaëlle Aubert, Stéphane Foucart, Stéphane Horel et Stéphane Mandard
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