11 FÉVRIER 2025 – TRIBUNE COLLECTIVE » L’APPEL DE PLUS DE 100 ORGANISATIONS POUR UN GRAND MINISTÈRE DE L’ENFANCE : « LES ENFANTS DEVRAIENT ÊTRE LES PREMIERS À ÊTRE PROTÉGÉS PAR L’ACTION PUBLIQUE » » PUBLIÉE DANS LE MONDE
Tribune collective dont Françoise Dumont, présidente d’honneur de la LDH (Ligue des droits de l’Homme), est signataire
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Les services publics de l’enfance se détériorent dangereusement, et la réponse politique n’est pas à la hauteur de la crise, alertent, dans une tribune au « Monde », une centaine d’organisations du secteur qui rappellent que 3 000 mesures de protection ordonnées par les magistrats pour des enfants en danger ne sont pas exécutées faute de moyens.
Nous traversons une période d’instabilité démocratique et de fragilité économique et sociale sans précédent dont les enfants paient le prix fort. L’état des lieux fait froid dans le dos : plus de 3 millions d’enfants vivent sous le seuil de pauvreté, soit 1 enfant sur 5 (8 sur 10 à Mayotte), au moins 2 000 d’entre eux vivent à la rue et 40 000 dans des hébergements d’urgence, des milliers d’enfants restent non scolarisés (dont près de 30 % des enfants en situation de handicap), l’accès des plus défavorisés à l’offre culturelle et de loisirs se restreint, l’impact croissant des technologies numériques peine à être régulé, 1,6 million d’enfants et d’adolescents souffrent de troubles psychiques et des milliers de mineurs isolés restent sans protection.
Dans le même temps, les multiples remaniements, la dissolution de l’Assemblée nationale et la constitution d’un quatrième gouvernement en l’espace d’un an ont interrompu la continuité de l’action publique en faveur de l’enfance et la maintiennent dans une situation d’incertitude. Le comité interministériel à l’enfance ne s’est pas réuni depuis la fin de 2023, et l’enfance est systématiquement absente des débats politiques.
Face à cette sombre réalité, la réponse publique n’est pas à la hauteur. Les services publics de l’enfance se détériorent dangereusement : la protection de l’enfance connaît une crise inédite, l’offre de soins et de prévention décline, la justice pénale des mineurs poursuit son tournant répressif, les logiques de rentabilité contaminent progressivement l’accueil des jeunes enfants, l’accès à l’hébergement et au logement est entravé. En outre, la précarisation et la pénurie de professionnels affectent l’ensemble des secteurs de l’enfance, y compris l’enseignement.
L’impact sur la vie des enfants et l’effectivité de leurs droits est réel, et les tendances alarmantes se confirment : la mortalité infantile s’accroît pour la première fois depuis des décennies, 600 000 enfants supplémentaires sont tombés dans la pauvreté ces dix dernières années, le recours à l’aide alimentaire grandit, les expulsions locatives se multiplient, comme le recours des enfants aux urgences pour troubles psychiques. Nous vivons désormais dans un pays où 3 000 mesures de protection ordonnées par les magistrats pour des enfants en danger ne sont pas exécutées faute de moyens.
Besoin d’un élan collectif
La cause et les droits de l’enfant sont l’affaire de tous mais en premier lieu des décideurs publics qui portent la responsabilité d’agir pour l’intérêt supérieur de l’enfant et l’effectivité de ses droits. Les enfants devraient être les premiers à être protégés par l’action publique. C’est pourquoi nous appelons à l’avènement d’un grand ministère de l’enfance de plein exercice, chef d’orchestre d’une stratégie globale interministérielle et décloisonnée, assurant un continuum entre Hexagone et outre-mer. C’est la condition pour faire de l’enfance une politique prioritaire dotée de moyens suffisants. Ce ministère devra également intégrer les enfants accompagnés dans le cadre de la politique de développement et d’action humanitaire de la France.
L’annonce, en décembre 2024, de la création d’un haut-commissariat à l’enfance, tout en laissant espérer une attention plus soutenue des pouvoirs publics, n’offre pas de garantie équivalente à celle d’un ministère dédié, que ce soit en matière de prérogatives gouvernementales ou dans les moyens humains et financiers pour mener des politiques ambitieuses.
La cause a aussi besoin d’un élan collectif, porté par la société dans son ensemble. Les enfants eux-mêmes doivent pouvoir participer à cette grande entreprise et faire entendre leur voix. En tant que premiers concernés, ils ont un savoir unique, qui s’appuie sur leur vécu et leur expérience du quotidien, et ils ont le droit de voir leur opinion prise en compte dans les décisions qui les concernent, y compris politiques.
Une convention citoyenne visible et rassembleuse pourrait s’articuler autour de demandes fortes : le respect intégral de la Convention internationale des droits de l’enfant et des recommandations du Comité des droits de l’enfant des Nations unies, l’éradication de la pauvreté infantile, la lutte active pour la protection des enfants contre toute forme de violences, des services publics revitalisés, accessibles à tous et dotés de moyens humains et financiers conséquents, et la sauvegarde effective de notre environnement et du vivant sur Terre, pour un monde accueillant pour les générations futures.
Nous appelons donc le gouvernement à lancer une convention citoyenne en faveur de l’enfance et des générations futures. Cette initiative inédite pourra proposer de grandes orientations et une politique ambitieuse sur le temps long pour lever les obstacles et les freins au développement et à l’épanouissement des enfants, pour éradiquer les insécurités de tous ordres qui les affectent, et pour offrir à tous les enfants toutes les conditions pour bien grandir et cheminer vers leur pleine émancipation.
Premiers signataires : Adeline Hazan, présidente d’Unicef France ; Pierre Suesser, coordinateur du collectif Construire ensemble la politique de l’enfance ; Florine Pruchon, coordinatrice de la Dynamique pour les droits des enfants ; Stéphane Alexandre, coprésident du Réseau national des junior associations ; Alain Barrault, président de l’Office central de la coopération à l’école ; Dorothée Boulogne, présidente de CEMEA France ; Françoise Dumont, présidente d’honneur de la LDH (Ligue des droits de l’Homme) ; Daniel Goldberg, président de l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux ; Marie-Aleth Grard, présidente d’ATD Quart-Monde ; Abdelkrim Mesbahi, président de la Fédération des conseils de parents d’élèves.
Dominique Simonnot, contrôleuse générale des lieux de privation de liberté : « Pour les enfants délaissés, l’Etat est comme un autre parent défaillant »
Tribune
Dominique SimonnotContrôleuse générale des lieux de privation de liberté
Alors qu’une réforme de la justice pénale des mineurs s’apprête à être discutée à l’Assemblée nationale, le 12 février, la contrôleuse générale des lieux de privation de liberté, Dominique Simonnot, rappelle dans une tribune au « Monde » les graves carences de la protection de l’enfance.
Publié hier à 17h00 Temps de Lecture 4 min. https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/02/11/dominique-simonnot-controleuse-generale-des-lieux-de-privation-de-liberte-pour-les-enfants-delaisses-l-etat-est-comme-un-autre-parent-defaillant_6542335_3232.html
On les appelle des « mineurs », terme qui fait clignoter : « danger ». Nul d’entre nous, d’ailleurs, ne dirait « J’emmène mon “mineur” chez le médecin », ni « mon “mineur” a été renvoyé du collège ». Non, « mineur » est réservé à certains enfants. Ceux de l’aide sociale à l’enfance (ASE), ceux placés par un juge, ceux qui sont étrangers et isolés, ceux qui commettent des délits, voire des crimes, ceux qui ne sont pas tout à fait d’équerre, ceux qui souffrent de troubles psychiatriques.
Autre caractéristique, ces « mineurs » sont, pour la plupart, issus de milieux pauvres, de famille monoparentale, ils ont très souvent été victimes de (très) mauvais traitements, de violences et vivent dans des quartiers gangrenés par la délinquance. Et environ la moitié des mineurs délinquants ont fait l’objet d’un suivi au titre de l’enfance en danger.
Oui, mais quel suivi ? Tous les juges des enfants s’en désespèrent, leurs décisions d’assistance éducative ou de placement mettent de très longs mois à être exécutées. Ce temps qui s’étire laisse donc des gamins aux prises à une violence familiale connue des autorités censées les protéger. « C’est un calvaire pour eux, a témoigné un magistrat spécialisé lors d’un colloque organisé à Bordeaux en novembre 2024 par des avocats d’enfants, et quand enfin le placement arrive, ils se retrouvent confiés à des foyers ou à des familles d’accueil peu ou mal contrôlés, où ils peuvent subir d’autres violences. »« Le plus épouvantable, ajoutait une intervenante, est de les décevoir après qu’ils nous ont fait confiance. »
Traumatismes déchirants
Comment exiger d’enfants ainsi laissés à l’abandon ou si mal accompagnés une confiance dans un monde adulte qui les trahit ? Comment penser une seconde que ces enfants puissent tenir pour véridique notre glorieux « Liberté, égalité, fraternité » ?
Le constat de ce marasme se retrouve partout. Dans le rapport de la Défenseure des droits en novembre 2024, dans un avis émanant du Conseil économique, social et environnemental, un mois plus tôt, où Josiane Bigot, ancienne juge des enfants, dénonce une protection de l’enfance en grand danger. Ou encore dans l’enquête parlementaire – en cours – sur « les manquements des politiques de protection de l’enfance », présidée par la députée du Parti socialiste Isabelle Santiago, qui, très justement, compare l’Etat à un autre « parent défaillant » pour ces enfants délaissés.
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Sait-on que la moitié des jeunes à la rue sont passés par l’aide sociale à l’enfance ? Que 15 000 parmi les 400 000 confiés à l’ASE se prostituent ? Que les ruptures successives de lieux et de personnes qu’ils endurent sont autant de traumatismes déchirants qu’ils portent en eux. Et oui, la violence entraîne la violence, les addictions, les mauvais coups.
Sait-on que la pédopsychiatrie a disparu de certains départements ? Et donc que la maladie prospère, n’étant repérée qu’à l’occasion d’une crise, alors qu’elle aurait dû l’être bien avant. Et que les gamins atterrissent dans des services de psychiatrie, qui suffoquent dramatiquement, en raison d’une longue chute de la démographie médicale à laquelle, apparemment, personne ne parvient à remédier.
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Pour d’autres, ce sera le tribunal et le centre éducatif fermé (CEF) ou la prison. Et la cruelle absurdité continue, car les « mineurs » enfermés reçoivent cinq fois moins d’enseignement que leurs camarades de dehors. Et, même, sauf rares exceptions, il n’y a pas d’enseignement du tout pendant les vacances scolaires. Le résultat est lamentable : moins de 5 heures par semaine en CEF, 10 heures en prison pour mineurs, seulement 6 heures en quartier pour mineurs de prison, et une durée variable et toujours très faible en psychiatrie. Malgré de nombreuses alertes, aucun ministre, aucune autorité, n’a trouvé le moyen de créer un statut spécial des professeurs intervenant en milieu fermé.
De graves carences, il y en a tant ! A commencer par le manque d’éducateurs formés et le manque d’éducateurs tout court. Le contrôleur général des lieux de privation de liberté (CGLPL) a même relevé, lors d’une visite, en fin de pandémie de Covid-19, deux tenanciers de boîte de nuit, embauchés dans un CEF ravagé par l’absence de personnel. Or, ces lieux d’intense fragilité méritent une équipe pérenne, solide, formée et bien payée. D’un centre à l’autre, le CGLPL observe ainsi le pire et le meilleur.
Punir plus vite et plus durement
Ce n’est pas tout, car les équipes des CEF ignorent, en général, tout de la vie antérieure des enfants qui leur sont confiés. Pas plus qu’ils ne sauront ce qu’ils deviennent plus tard. Comment savoir ce qui a marché ? Ce qui a raté ?
Certes, censé retracer ces vies, un logiciel nommé Parcours a été mis en place en 2021. Il avait déjà coûté 18 millions d’euros avant de tomber en panne. Il a repris, cahin-caha, mais sans inclure les CEF associatifs qui sont, pourtant, légion. Sans parler des jeunes, joliment nommés « incasables », frappés de troubles psychiatriques ou cognitifs, et que l’on colle, au choix, en CEF ou en prison, où ils encaissent, terrifiés, les moqueries et les coups des autres. Comme ce garçon qui ne pouvait dormir sans sa tétine et son doudou, et, le jour, apeuré, se tenait, suçant son pouce, blotti contre la jambe de son éducateur. Il avait 17 ans et était placé dans un CEF pour enfants délinquants. Avant l’infraction qui l’y avait amené, il vivait dans une voiture avec ses parents, sans que nul ne s’en émeuve.
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C’est donc le sort de ces enfants malmenés, à la vie abîmée par des adultes et un Etat censés les protéger que risque encore d’aggraver la proposition de loi, en discussion à l’Assemblée nationale à partir du 12 février. Enième réforme, plus sévère, afin de punir plus vite et plus durement, avec même des comparutions immédiates pour des sanctions aussitôt exécutées.
Une procédure jusqu’ici réservée aux adultes, avec tous les sales défauts qui lui collent à la peau : ultrarapidité et incarcérations à la pelle. Evidemment, c’est plus facile et payant politiquement que de rendre rapidement effectives les décisions des juges tentant d’assister ces enfants. Certains préconisent – quelle belle idée ! – de suspendre les allocations familiales des « parents défaillants ». Or, c’est l’Etat le grand responsable de toute la chaîne des défaillances.
Dominique Simonnot est contrôleuse générale des lieux de privation de liberté.
Dominique Simonnot (Contrôleuse générale des lieux de privation de liberté)
Paris, le 11 janvier