Eaux Nestlé : la multinationale suisse est-elle protégée jusqu’au sommet de l’Etat ?
Quentin Haroche | 04 Février 2025
Le journal Le Monde et Radio France révèlent des documents prouvant que l’Elysée et Matignon ont permis à Nestlé d’utiliser des procédés de filtration de l’eau non-conformes, malgré de potentiels risques sanitaires.
Le 10 septembre dernier, la société Nestlé Waters, leader mondial du marché de l’eau minérale et filiale de la société suisse Nestlé, a signé avec le parquet d’Epinal une convention judiciaire d’intérêt public (CJIP). La firme va ainsi payer une amende de 2 millions d’euros afin d’échapper à tout procès dans l’affaire de la décontamination de ses eaux minérales.
En janvier 2024, la firme avait en effet reconnu, pour devancer une enquête réalisée par Radio France et Le Monde, qu’elle avait, jusqu’en 2021, utilisé des techniques interdites de décontamination pour ses différentes marques d’eaux minérales (Perrier, Vittel, Hépar, Contrex). Pour recevoir la qualification d’eau minérale naturelle, l’eau de source doit pourtant ne subir aucune désinfection.
Si Nestlé Waters va donc a priori échapper à tout procès, le scandale politico-sanitaire est en revanche loin d’être terminé. Ce mardi, Le Monde et Radio France publient ainsi une nouvelle partie de leur enquête. Ayant mis la main sur plusieurs mails et notes confidentielles, les journalistes révèlent ce qui était pressenti depuis la première enquête d’il y a un an : Nestlé Waters a bénéficié de la protection de l’Etat pour pouvoir mener en toute impunité des activités non-réglementaires.
Un risque sanitaire pour les consommateurs ?
Tout débute en août 2021, quand Nestlé a vent que l’un de ses concurrents, Alma, fait l’objet d’une enquête pour avoir utilisé des procédés interdits (traitements ultraviolets et filtre à charbon actif) pour décontaminer son eau minérale. Problème : Nestlé utilise les mêmes méthodes illicites. La firme décide alors immédiatement d’en informer les ministres de l’Industrie (Agnès Pannier-Runacher) et de la Santé (Olivier Véran).
Au lieu de saisir le procureur pour qu’une enquête soit menée, comme l’article 40 du code de procédure pénale le leur prescrit, les ministres préfèrent diligenter une enquête auprès l’inspection générale des affaires sociales (IGAS).
Environ un an plus tard, l’IGAS remet son rapport et ses conclusions sont sans appel. « Toutes les dénominations commerciales font l’objet d’un traitement non conforme » résume le directeur général de la Santé Jérôme Salomon dans une note du 14 juillet 2022, évoquant un « risque de contentieux avec la Commission Européenne », la question des eaux minérales étant régi par une directive européenne de 2009.
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Le gouvernement décide alors d’enterrer le rapport de l’IGAS, qui ne sera finalement publié qu’en janvier 2024, quand l’affaire sera révélée par la presse.
Nestlé arrive pourtant à avoir vent des conclusions de ce rapport et se lance dans une campagne de lobbying intense au sommet de l’Etat. L’objectif : que le gouvernement autorise l’utilisation de procédé de filtrage à un seuil de 0,2 micron, alors que la réglementation n’autorise le filtrage que jusqu’à un seuil de 0,8 micron.
Le lobbyiste de Nestlé, Nicolas Bouvier, multiplie les rencontres avec les conseillers des différents ministres, ainsi qu’avec ceux de la Première Ministre Elisabeth Borne et rencontrera même Alexis Kohler, secrétaire général de l’Elysée et éminence grise d’Emmanuel Macron.
Alors que ces tractations se jouent dans l’ombre, une inspection menée par l’Agence Régionale de Santé (ARS) d’Occitanie dans l’usine de conditionnement de l’eau Perrier (qui appartient à Nestlé) révèle l’ampleur du problème.
Non seulement des procédés de filtration interdits sont utilisés mais, selon un rapport de l’Agence nationale de sécurité sanitaire (Anses), il n’existe aucune preuve que la filtration « permet d’assurer la sécurité sanitaire de l’eau embouteillée ». Au contraire, « la microfiltration serait inefficace vis-à-vis de la rétention de virus » et il est donc possible que l’eau Perrier soit contaminé par des agents pathogènes.
L’exécutif a fait fi des alertes de Jérôme Salomon
Fort de ces informations, le DGS prône la fermeté. Dans une note adressée au ministère de la santé le 20 janvier 2023, Jérôme Salomon recommande de « suspendre immédiatement l’autorisation d’exploitation et de conditionnement de l’eau pour les sites de Nestlé dans les Vosges, compte tenu des enjeux sanitaires et réglementaires ».
Mais la proposition de Jérôme Salomon ne sera pas entendue. A l’issue d’une concertation interministérielle du 23 février 2023, il est décidé de changer discrètement la réglementation et d’autoriser, comme le demande Nestlé, la microfiltration jusqu’à un seuil de 0,8 micron, malgré le risque de contentieux européen et les enjeux sanitaires.
Le gouvernement aurait été sensible au « chantage à l’emploi » (selon le terme utilisé par Jérôme Salomon) employé par Nestlé, qui menaçait de détruire des centaines d’emplois si ses sites de conditionnement d’eau minérale venaient à fermer.
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A la suite des premières révélations des journalistes sur cette affaire en janvier 2024, la Commission Européenne a diligenté en mars dernier une enquête sur le contrôle des eaux minérales en Europe. En France, un rapport parlementaire remis par la sénatrice Antoinette Guhl en octobre dernier avait déjà pointé du doigt les collusions entre l’exécutif et Nestlé. Une commission d’enquête du Sénat a été mise en place pour tenter d’y voir plus clair.
Alors que les ministres et l’Elysée nient avoir cédé au lobbying de Nestlé et avoir été au courant d’un risque sanitaire pour les consommateurs, d’autres découvertes sur cette affaire tortueuse sont donc à attendre. A la suite des révélations du Monde et de Radio France, la commission d’enquête du Sénat a d’ores et déjà annoncé qu’elle allait « élargir les auditions du côté de l’Elysée et de Matignon ».