Lucas Chancel, économiste : « Face au rouleau compresseur trumpiste, les démocrates n’ont d’autre choix que de repenser leur projet »
Tribune
Si le Parti démocrate veut revenir au pouvoir aux Etats-Unis, il doit proposer un programme centré sur l’émancipation matérielle des classes populaires, en protégeant l’emploi et en contrôlant les prix dans la santé ou l’éducation, estime le professeur à Sciences Po, dans une tribune au « Monde ».
Publié aujourd’hui à 09h30, modifié à 11h28 https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/01/23/lucas-chancel-economiste-face-au-rouleau-compresseur-trumpiste-les-democrates-n-ont-d-autre-choix-que-de-repenser-leur-projet_6511406_3232.html
Comment expliquer que Donald Trump puisse revenir au pouvoir en bénéficiant d’un socle électoral plus solide que par le passé, et quelles leçons en tirer ? Entre 2020 et 2024, Donald Trump a progressé auprès de presque toutes les catégories socio-démographiques. Selon les données de sortie des urnes, il progresse chez les hommes comme chez les femmes, chez les jeunes, ainsi que chez les Latinos ou les hommes noirs. Chez les plus modestes et les moins éduqués, la progression est particulièrement marquée (+ 6 points). Certes, des facteurs identitaires tels que le racisme et le sexisme ont pu contribuer à cette victoire. Mais une hausse aussi généralisée indique qu’autre chose était à l’œuvre.
Une des raisons majeures de cette victoire tient dans le rejet massif de la politique économique de l’administration Biden-Harris, et de ses effets sur l’inflation, qui était la première préoccupation des Américains, bien devant l’immigration. Près des trois quarts des Américains estimant avoir été durement touchés par l’inflation ont voté Trump, alors que ceux peu affectés par la hausse des prix ont très largement soutenu Kamala Harris. Malgré ses efforts en matière de communication, l’administration démocrate n’a pas su répondre à une réalité implacable : les prix alimentaires et du logement restent environ 25 % plus élevés qu’en 2020, une hausse record en quarante ans.
Face à cette crise, l’administration Biden aurait pu adopter une approche volontariste de contrôle des prix, mais elle ne l’a pas fait. Kamala Harris a tenté de rectifier le tir avec une proposition vague sur le sujet au cœur de sa campagne, mais cette initiative n’a pas résisté à la pression interne du Parti démocrate et a finalement accouché d’une souris. A l’inverse, le trumpisme cherche explicitement à mettre en avant des politiques visant à bousculer l’ordre établi.
Pays malade de ses inégalités
Le temps où le démocrate Franklin D. Roosevelt (1882-1945) théorisait la politique en tant qu’« expérimentation audacieuse et persistante » semble bien loin. Avec le New Deal [lois et programmes de régulation de l’économie américaine], il a transformé la vie des classes populaires et peu éduquées, à travers des lois protravailleurs, de grands projets publics, des administrations fédérales innovantes, financés par des impôts sur les plus riches. Or, depuis les années 1980, les démocrates sont devenus le parti des classes aisées. Incapables de proposer une vision suffisamment transformatrice pour regagner le soutien des classes populaires, ils ont ainsi laissé la place au trumpisme, qui n’a eu qu’à reformater le vieux clivage nativiste [idéologie prônant la supériorité des descendants des premiers immigrés américains, au XVIIe siècle]-migrants, en l’articulant à des politiques économiques iconoclastes.
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Dans un pays déjà malade de ses inégalités, le second mandat de Donald Trump s’apprête à les creuser davantage, au moyen de cadeaux fiscaux en faveur des multinationales et de leurs actionnaires. Il faut toutefois reconnaître que les revenus des 50 % les plus modestes ont augmenté plus rapidement lors du premier mandat de Trump qu’au cours des trois décennies précédentes, notamment grâce aux relocalisations industrielles qui ont stimulé les salaires, dans le cadre de sa politique protectionniste.
C’est une autre raison du crédit donné à Trump en matière économique par une partie de la population. Aujourd’hui, il est encore impossible de prédire l’impact des nouveaux tarifs douaniers sur les inégalités américaines. Mais, à l’évidence, les expulsions massives de travailleurs sans papiers impliquent une brutalisation sans précédent du corps social.
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En matière climatique, l’alliance de Donald Trump avec Elon Musk, champion de la voiture électrique, aurait pu laisser entrevoir une décarbonation par la technologie et les marchés, au détriment de la démocratie et de la justice sociale (et au passage des finances publiques, qui seront sommées de soutenir le capital privé).
Or, le second mandat de Trump s’ouvre déjà avec le retrait une nouvelle fois de l’accord de Paris, reprenant le cours de son premier mandat. Et sa politique demeure résolument propétrole, comme l’illustre son slogan « Drill Baby Drill »(« fore, chéri, fore »). Sur l’économie comme sur le climat, le trumpisme est traversé par de profondes contradictions, dont la résolution ne tient qu’à une seule chose, les intérêts particuliers de Donald Trump.
Politiques concrètes
Quelle stratégie pour les démocrates ? Face au rouleau compresseur trumpiste, ils n’ont d’autre choix que de repenser leur projet, à commencer par l’économie. Lutter contre le racisme et le sexisme reste essentiel, surtout dans les années à venir, mais cela ne suffira pas. Il s’agit aussi de proposer un programme centré sur l’émancipation matérielle des classes populaires, notamment par le contrôle des prix dans la santé ou l’éducation et des investissements massifs dans les infrastructures permettant de sécuriser les emplois.
Des travaux récents du politiste Nicolas Longuet-Marx montrent que les appels abstraits aux valeurs, comme la protection de la planète ou la justice climatique, ne suffisent pas à mobiliser l’électorat. En revanche, des politiques concrètes, répondant aux intérêts matériels des électeurs – comme des emplois dans une firme d’énergies renouvelables –, peuvent faire la différence.
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Ben Rhodes, ancien conseiller de Barack Obama, suggère une autre piste pour les démocrates : abandonner l’idée qu’ils sont culturellement dominants. Cela leur permettrait non seulement de voir le monde différemment, mais aussi de parler au reste de la société autrement. Une telle approche affaiblirait également la rhétorique antisystème du trumpisme, en appuyant où le bât blesse : ce dernier fait désormais partie de l’establishment qu’il prétend combattre.
Pour les inégalités sociales, le climat et la démocratie, le retour de Trump est une catastrophe annoncée. Mais, en politique, aucune victoire n’est éternelle et la démocratie électorale américaine est encore loin d’avoir dit son dernier mot. S’il est encore trop tôt pour savoir ce qu’il en adviendra, les contours d’une réorientation stratégique pour le camp démocrate se dessinent. De notre côté de l’Atlantique aussi, il serait de bon augure de comprendre les raisons profondes de l’échec des démocrates, pour éviter que l’histoire ne se répète.
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Lucas Chancel est professeur à Sciences Po, au sein du Centre de recherche sur les inégalités sociales et du département d’économie. Il est également codirecteur du Laboratoire sur les inégalités mondiales à l’Ecole d’économie de Paris et conseiller senior à l’Observatoire européen de la fiscalité.
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