Nestlé: les intérêts économiques ont supplanté les intérêts écologiques et sanitaires.

Scandale des eaux en bouteille : le pouvoir politique au service de Nestlé

Des documents que s’est procurés Mediapart révèlent comment plusieurs gouvernements ont manœuvré pour satisfaire Nestlé et préserver une appellation d’eau minérale qui n’a plus de naturelle que le nom.

Pascale Pascariello

21 janvier 2025 à 12h25 https://www.mediapart.fr/journal/france/210125/scandale-des-eaux-en-bouteille-le-pouvoir-politique-au-service-de-nestle?utm_source=quotidienne-20250121-193442&utm_medium=email&utm_campaign=QUOTIDIENNE&utm_content=&utm_term=&xtor=EREC-83-[QUOTIDIENNE]-quotidienne-20250121-193442&M_BT=115359655566

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  • Pour pouvoir être considérée comme une « eau minérale naturelle », un certain nombre de principes doivent être respectés.
  • On savait déjà que Nestlé en avait bafoué de nombreux afin d’empocher indûment plus de 3 milliards d’euros depuis plus de 15 ans.
  • On découvre aujourd’hui comment la firme a obtenu l’appui de plusieurs gouvernements successifs pour qu’elle ne perde pas son label, sur la question des microfiltrations.
  • En théorie, les eaux minérales, pour rester naturelles, ne doivent pas être désinfectées. Le problème de Nestlé est que dans les Vosges comme dans le Gard, l’empire fait face notamment à des contaminations microbiologiques d’origine fécale.
  • En France, la norme réglementaire a été fixée en 2001 à 0,8 micromètre (µm) par l’Agence de sécurité sanitaire. À ce seuil, l’agence estime que la microfiltration ne modifie pas la composition microbienne de l’eau.
  • Or, depuis au moins 2010, Nestlé utilise des microfiltres de 0,2 µm. Dès mai 2022, selon des documents que Mediapart a pu se procurer, Nestlé adresse au gouvernement une note présentant un argumentaire clefs en main pour rabaisser le niveau de filtration en sa faveur.
  • En Europe, personne n’utilise des tailles aussi basses de filtration. Seuls deux pays, l’Espagne et la Belgique, s’aventurent en deçà de 0,8 µm, mais elles s’arrêtent à 0,45 µm.
  • Les services de Matignon, sous Élisabeth Borne ont validé la norme de 0,2 et la France, dans la foulée, jusqu’en décembre 2024, a tenté d’obtenir acceptation de la Commission européenne.
  • L’Europe a dit non, ne changeant pas ses textes, assez flous en la matière.
  • Pour éviter tout risque de contentieux, la France a donc décidé de s’aligner sur l’Espagne et la Belgique. Au doigt mouillé. Sans aucune validation scientifique. Et sans que l’Agence sanitaire ait été consultée.
  • Le préfet des Vosges a déjà validé cette norme depuis juillet 2023. 
  • À terme, Nestlé joue très gros et risque de perdre une à une ses appellations d’eau minérale naturelle.

Les intérêts économiques ont supplanté les intérêts écologiques et sanitaires. Mediapart s’est procuré une série de notes internes aux administrations françaises qui montrent comment, depuis 2021, Matignon a tenté et en partie réussi à passer en force pour sauvegarder des intérêts commerciaux de Nestlé, sans tenir compte des alertes émises par ses institutions spécialisées.

Pour pouvoir être considérée comme une eau minérale naturelle, un certain nombre de principes doivent en théorie être respectés. On savait déjà que Nestlé en avait bafoué de nombreux afin d’empocher indûment plus de 3 milliards d’euros. On découvre aujourd’hui comment la firme est allée encore plus loin pour ne pas perdre son label d’eau minérale naturelle, qui vaut son pesant d’or dans le commerce.

L’enjeu : les techniques de microfiltration. Derrière cette appellation technique, se noue depuis plusieurs années une sourde lutte d’influence : qu’a-t-on le droit de faire face à des contaminations microbiologiques d’origine fécale ? Normalement, les eaux minérales naturelles ne doivent pas être désinfectées, étant, selon le Code de la santé publique« microbiologiquement saines » et « tenues à l’abri de tout risque de pollution ». Ces pratiques sont seulement autorisées pour l’eau du robinet ou les « eaux rendues potables par traitements ».

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© Photo Joël Saget / AFP

Or dans les Vosges (Contrex, Hépar et Vittel) et dans le Gard (Perrier), où se situent les sources et les usines de Nestlé, l’eau est de plus en plus contaminée. Nestlé veut la désinfecter. Sauf qu’une trop grande désinfection fait perdre à l’eau minérale tous les avantages de sa composition naturelle (notamment en minéraux et oligoéléments) : il n’y a alors plus de raison de la vendre cent fois plus cher que l’eau du robinet.

« Depuis le début de l’affaire, on a été mis au service de Nestlé », déplore un haut fonctionnaire de l’État proche du dossier, qui poursuit : « On adopte de nouvelles normes en évitant sciemment la question centrale de la qualité des eaux exploitées par Nestlé et de leur pureté. Lorsqu’on dit que telle eau est meilleure pour la santé, on raconte une histoire. On a légalisé la fraude. Cela pose un problème de démocratie car l’État a dévoyé la mission de ses propres services pour répondre aux exigences de Nestlé et sa balance commerciale. Mais est-ce que c’est normal qu’un groupe industriel fasse ce dont il a envie sur le territoire français ? », s’interroge-t-il. 

Les références scientifiques de Nestlé financées par… Nestlé 

Le problème est que la règle n’est pas claire à l’échelle du continent. Tous les pays européens n’adoptent pas la même règlementation. En France, la norme réglementaire a été fixée en 2001 à 0,8 micromètre (µm), par l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (Afssa), devenue depuis l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses). À ce seuil, l’agence estime que la microfiltration ne modifie pas la composition microbienne de l’eau. Une maille de filtre inférieure à 0,8 µm est en revanche susceptible de changer la composition d’origine qui fait tout le bénéfice d’une eau naturelle.

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Notes de lobbying de Nestlé, reprises par Matignon pour modifier les traitements de l’eau en mai 2022.  © Document Mediapart

Or, depuis au moins 2010, Nestlé utilise des microfiltres de 0,2 µm pour toutes ses eaux minérales naturelles. Et si la multinationale suisse, visée par plusieurs enquêtes, a dû, à partir de 2022, retirer certains traitements interdits (les UV et les filtres à charbon), elle s’est dispensée d’en faire autant pour les microfiltres, qui font depuis l’objet de négociations avec le gouvernement français.

En Europe, personne n’utilise des tailles aussi basses de filtration.

Dès mai 2022, selon des documents que Mediapart a pu se procurer, Nestlé adresse au gouvernement une note présentant un argumentaire clefs en main pour rabaisser le niveau de filtration en sa faveur. Dans une de ses notes de lobbying intitulée laconiquement « Note relative à la filtration à 0,2 µm », Nestlé martèle que de tels filtres sont « compatibles avec les réglementations françaises et européennes en vigueur » et qu’un tel procédé « ne constitue pas une désinfection » mais « assure la sécurité sanitaire »

Pourtant en Europe, personne n’utilise des tailles aussi basses de filtration. Seuls deux pays, l’Espagne et la Belgique, s’aventurent en deçà de 0,8 µm mais ils ne poussent pas le bouchon aussi loin, s’arrêtant à 0,45 µm.

Pour convaincre, Nestlé s’appuie sur six références scientifiques. Cependant, trois d’entre elles sont des rapports internes faits par ses propres ingénieurs. Dans la quatrième, les chercheurs prennent soin, dans leur conclusion, de remercier Nestlé et Danone pour avoir financé leur étude. La cinquième provient d’une université italienne, dont l’un des laboratoires a signé un partenariat avec Nestlé. Et la dernière est dirigée par un expert, membre de l’Institut de la filtration et des techniques séparatives, auquel adhère Nestlé. 

Le leader mondial de l’agroalimentaire demande en conclusion de son argumentaire que des instructions en ce sens soient transmises à l’attention des préfets et des agences régionales de santé (ARS)

Saisie en urgence sur les effets d’un abaissement des seuils de filtration, l’Anses rappelle que le seuil réglementaire reste à 0,8 µm et qu’en dessous de 0,4 µm, son homologue espagnole, l’Aesan, estime qu’il ne s’agit plus d’eau minérale (la microfiltration étant l’équivalent d’une désinfection).

Matignon, alors dirigé par Élisabeth Borne, passe outre cet avis et donne raison à Nestlé. Le 23 février 2023, à l’issue d’une réunion interministérielle, les préfets sont autorisés à valider la microfiltration à 0,2 µm,ainsi que l’ont révélé Le Monde et Radio France

La sécurité sanitaire n’est pourtant pas garantie contrairement aux allégations de l’industriel. En effet, les contaminations régulières d’origine notamment fécale des eaux interrogent et soulèvent la question du risque sanitaire virologique, qu’une microfiltration ne permet pas d’éviter. 

La France se heurte à la Commission européenne

De nouveau saisie, cette fois par les agences régionales de santé des Vosges et d’Occitanie, l’Anses conclut, en octobre 2023, que la qualité sanitaire des eaux n’est pas assurée. « L’eau ne répondant plus au critère de pureté originelle », l’Anses recommande la mise en place d’un contrôle renforcé avec une surveillance des norovirus mais aussi des micropolluants. En conclusion, l’agence considère que la dégradation de la qualité des eaux « ne devrait pas conduire à la production d’eaux embouteillées afin de garantir la qualité sanitaire des eaux minérales naturelles produites ».

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Mais la décision de Matignon conduit la préfète des Vosges à autoriser, dès juillet 2023, Nestlé à recourir à une microfiltration à 0,45 µm, pour ses eaux vendues sous la marque Vittel. Dans le Gard, les demandes de la multinationale n’ont pas eu, à ce stade, de suites favorables de la part du préfet. Pourquoi 0,45 et pas 0,2 ? Pour aller aussi loin, la France a besoin de l’aval européen.

Le 8 novembre 2024, le sujet est débattu au sein du Comité permanent des végétaux, des animaux, des denrées alimentaires et de l’alimentation animale (CPVADAAA). La situation est floue. La directive du 18 juin 2009 relative à l’exploitation et à la mise dans le commerce des eaux minérales naturelles ne donne en effet pas de seuil limite de microfiltration.

Compte tenu de la mauvaise qualité de ses eaux, Nestlé a déjà dû abandonner l’appellation d’eaux « minérales naturelles » pour deux sources dans les Vosges destinées à l’eau Contrex.

La France souhaite obtenir une autorisation explicite pour 0,2 µm. Mais selon une note rédigée par le directeur général de la santé, Grégory Emery, datée du 28 novembre 2024 et que s’est procurée Mediapart, c’est non : le flou autour des microfiltrations ne sera pas levé et la Commission européenne ne modifiera pas sa directive. « En cohérence avec les réglementations des autres États membres (Belgique et Espagne) qui ont fixé un seuil minimal de 0,45 µm, poursuit le directeur général de la santé, il ne paraît pas opportun d’autoriser l’utilisation des filtres de microfiltration ayant des seuils de coupures inférieurs. » 

Pour éviter tout risque de contentieux, la France décide donc de s’aligner sur l’Espagne et la Belgique. Au doigt mouillé. Sans aucune validation scientifique. Sans que l’Anses ait été consultée, comme l’agence l’a confirmé à Mediapart. La Commission veut, comme la France, éteindre le scandale.

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Note du directeur général de la santé, Grégory Emery, annonçant le changement des traitements pour l’eau, le 28 novembre 2024.  © Document Mediapart

L’Union européenne ne semble d’ailleurs pas vouloir se préoccuper du sujet puisque selon la note du directeur général de la santé, « elle ne diligentera pas d’audit des services de contrôles officiels d’autres États membres sur le conditionnement des eaux naturelles ». En clairl’Union européenne ne veut pas savoir ce que Nestlé fait en Italie avec San Pellegrino.

En France, le scandale est loin d’être enterré, puisqu’une commission d’enquête est en cours au Sénat pour faire toute la lumière sur les traitements illégaux des eaux et la responsabilité des pouvoirs publics. Les 22 et 23 janvier, sont d’ailleurs auditionnés le directeur général de l’Anses, Benoît Vallet, et le directeur général de la santé, Grégory Emery.

Le sort de Nestlé entre les mains des préfets 

Dans cette affaire, la France n’est pas complètement parvenue à satisfaire la multinationale. Alors que Nestlé utilise discrètement la norme de 0,2 µm depuis 2010, le DGS annonce qu’en dépit de la volonté de Matignon en 2023, il transmettra très prochainement une instruction (attendue fin janvier 2025) aux agences régionales de santé et aux préfets, stipulant que le seuil minimal de filtration ne peut plus descendre en dessous de 0,45 µm. Le DGS s’appuie notamment sur la directive européenne de 2009.

« On demande aux préfets d’interdire des microfiltrations en se référant à la même directive qui leur a permis de les autoriser. Comment peut-on être aussi méprisant à l’égard des institutions ?,s’insurge un haut fonctionnaire qui a suivi le dossier. C’est consternant et inquiétant pour la démocratie, une telle gouvernance. On ne sait plus qui fraude finalement. »

Ce haut fonctionnaire s’inquiète de l’état des ressources exploitées par Nestlé. « Que ce soit à 0,2 ou 0,45, l’État doit s’interroger sur la qualité des sources exploitées par Nestlé et sur leur surexploitation. » Depuis le début du scandale, compte tenu de la mauvaise qualité de ses eaux, Nestlé a déjà dû abandonner l’appellation d’eaux « minérales naturelles » pour deux sources dans les Vosges destinées à l’eau Contrex.

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Le scénario est le même dans le Gard. Deux des sept forages ne peuvent plus être utilisés pour les eaux dites minérales naturelles, qui sont donc traitées et vendues comme des boissons destinées au marché américain, sous le nom « Maison Perrier ». Dans des notes confidentielles du 20 et 27 décembre 2024, l’ARS Occitanie rapporte que Nestlé a été informé « oralement du retrait des microfiltrations » à 0,2 µm, « sans manifester une opposition ». L’ARS Occitanie se veut rassurante pour la firme suisse : les nouveaux microfiltres décidés par le DGS « ont un effet protecteur et de rétention des bactéries, certes moins efficaces que les microfiltres 0,2 µm mais protecteur tout de même ».

Néanmoins, bien que ces traitements « permettent à l’exploitant de poursuivre l’activité », l’ARS fait part des interrogations de ses inspecteurs « sur la pérennité de la production d’eau minérale naturelle Perrier ». En effet, « l’ensemble des éléments démontrent les problèmes en matière de stabilité, de qualité microbiologique et de protection naturelle qui caractérisent et définissent réglementairement une eau minérale. En outre ces écarts apparaissent de plus en plus fréquents ».

Dans ce contexte, l’ARS « a invité l’exploitant à s’interroger sur la poursuite d’activité d’eau minérale pour l’ensemble de ses ressources », laissant au préfet « la décision relative à la reconnaissance d’une eau minérale naturelle ».

Pascale Pascariello

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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