Un spectre aura hanté la campagne électorale
Le retour du travailleur sur la scène politique américaine
La faveur dont bénéficie M. Donald Trump auprès de l’électorat populaire, notamment dans les États politiquement sensibles du Midwest, a conduit le Parti démocrate à resserrer ses liens avec le mouvement ouvrier. Mais les syndicats ont également multiplié leurs actions sur le terrain*. D’autant plus confiants que les grévistes obtiennent souvent satisfaction.
par Rick Fantasia
https://www.monde-diplomatique.fr/2024/11/FANTASIA/67720
Le retour du travailleur sur la scène politique américaine↑

La place centrale occupée par la figure du travailleur dans les discours a distingué cette campagne présidentielle des précédentes. Au cours du demi-siècle écoulé, l’un des principaux exploits de l’idéologie néolibérale a consisté à l’éclipser de l’imaginaire politique américain. Elle a été remplacée par deux autres acteurs socio-économiques désormais aisément identifiables : le consommateur et le contribuable, qui font référence lorsqu’il s’agit de définir les contours du débat public ainsi que la teneur des politiques sociales. L’un et l’autre ont même gagné en envergure à mesure que reculaient la présence symbolique et les droits économiques de la classe ouvrière (1).
Parallèlement au détricotage méthodique de la protection du travailleur, qui s’est traduit par une stagnation des salaires, par un recours accru à une main-d’œuvre « occasionnelle », par une réduction des prestations offertes par les employeurs et par un affaiblissement du droit de grève, il était devenu banal aux États-Unis d’apprécier le progrès économique global à l’aune de l’inflation des droits du consommateur (le droit de choisir, d’obtenir un crédit, d’acheter à toute heure, de se faire livrer sur le pas de sa porte, etc.). Le contribuable, lui, était régulièrement invoqué pour justifier la contraction des aides sociales et le rejet systématique de toute dépense publique dont l’objet ne serait pas de favoriser l’« investissement », c’est-à-dire les profits privés. Les administrations démocrates de MM. James Carter, William Clinton et Barack Obama ont encouragé ce glissement rhétorique avec presque autant de zèle que celles des républicains Ronald Reagan et George Bush père et fils.
En 2021, l’arrivée de M. Joseph Biden à la Maison Blanche marque toutefois une rupture qui donne le ton de la campagne. En faisant savoir dès le début de son mandat que les travailleurs et la défense de leurs droits syndicaux constitueraient pour lui une priorité, le président sortant remet la classe ouvrière sur le devant de la scène. La nouvelle inflexion se manifeste on ne peut plus clairement à l’automne 2023, durant la grève de six semaines organisée par le principal syndicat des travailleurs de l’automobile, l’United Auto Workers (UAW). L’objectif du mouvement est de revenir sur les nombreuses concessions accordées ces vingt dernières années aux « Big Three » — les trois grands constructeurs du pays : General Motors, Ford et Stellantis, issu de la fusion entre Fiat, Chrysler et PSA —, responsables d’une baisse des salaires et d’une détérioration des conditions de travail. Quelque six mois plus tôt, les ouvriers du secteur ont élu à la tête de leur syndicat M. Shawn Fain, un électricien qualifié de 54 ans, fils et petit-fils de travailleurs de l’automobile, en remplacement de la direction soumise et corrompue à l’origine de tous ces renoncements. Particulièrement pugnace, le nouveau leader affiche d’emblée son intention d’intensifier la lutte afin de regagner les avantages perdus.
Les négociations autour du renouvellement des conventions collectives s’ouvrent dans un contexte florissant pour les entreprises automobiles, qui font état de profits en forte hausse. Leur nouvel eldorado : les batteries pour véhicules électriques, avec six usines en chantier réparties entre les trois constructeurs. Le 15 septembre 2023, face à l’impasse des pourparlers avec le patronat, l’UAW passe à l’action, sonnant le glas d’une période de relative réserve syndicale. Plutôt que d’appeler à des débrayages simultanés au niveau national, l’organisation opte pour une grève tournante : des arrêts de travail ciblés interviennent dans des usines et des entrepôts de pièces détachées à travers tout le pays, y compris là où sont assemblés les modèles les plus rentables. Cette forme de grève présente l’intérêt de limiter les pertes de salaire, puisque les ouvriers se relaient pour cesser le travail, tout en désorganisant profondément la chaîne de fabrication. Dans un premier temps, comme l’UAW annonce une semaine à l’avance la localisation des sites touchés, les « Big Three » trouvent la parade en mettant préventivement au chômage technique des milliers d’employés d’autres installations qui risqueraient d’être affectées par contrecoup. Le syndicat, en représailles, décide de ne plus donner de préavis, empêchant ainsi toute planification de la production. Au plus fort de la mobilisation, on comptabilise 45 000 grévistes sur les quelque 150 000 ouvriers de la filière.
Un président qui manifeste
Seulement deux semaines après le début du mouvement, le président Biden vient soutenir les salariés de l’usine General Motors de Belleville, dans le Michigan. Il est accueilli par M. Fain, lequel souligne fièrement le caractère inédit de cette visite — jamais auparavant un président en exercice ne s’était rendu sur un piquet de grève. Dès le lendemain, M. Donald Trump tente de contre-attaquer en allant s’exprimer devant les employés (non grévistes et non syndiqués) d’un sous-traitant en pièces détachées à moins de cent kilomètres de là. Sans aborder aucun des problèmes qui ont suscité la colère, il se contente de critiquer l’enthousiasme de M. Biden pour les véhicules électriques, ajoutant que l’UAW devrait se rallier à sa propre candidature. Un appel auquel M. Fain reste sourd : « Je ne vois pas l’intérêt de le rencontrer, parce que je pense que cet homme se soucie comme d’une guigne de ce pour quoi nous nous battons, de ce pour quoi la classe ouvrière se bat. Lui est au service des milliardaires, et c’est justement ce qui cloche dans ce pays (2). »
Les travailleurs sortent largement gagnants de cette grève historique. Les accords conclus avec les constructeurs prévoient en effet une revalorisation salariale de 25 % sur quatre ans, une augmentation des pensions de retraite, un rétablissement des mesures périodiques d’ajustement au coût de la vie qui avaient été supprimées durant la pandémie, enfin l’abandon du système honni des grilles salariales à deux vitesses, qui permettait aux entreprises d’embaucher de nouvelles recrues à un salaire nettement moins élevé que celui des employés plus anciens. Les rémunérations de la tranche inférieure devraient connaître jusqu’à 160 % de hausse. Cette victoire n’a pas fini de faire des émules (lire « Une saison de grèves et de victoires »), non seulement parmi les ouvriers syndiqués, mais aussi d’un bout à l’autre du vaste secteur industriel privé, où la main-d’œuvre ne jouit d’aucune représentation.
La majorité des observateurs s’accordent à dire que M. Biden a, en près de quatre ans de mandat, fait davantage pour les travailleurs américains que tout autre président depuis Franklin Delano Roosevelt (3). Son enfance modeste à Scranton, ville industrielle de Pennsylvanie, dans une famille catholique irlandaise, avec un père petit entrepreneur qui a connu le déclassement, peut expliquer la place au moins sentimentale qu’ont toujours eue dans sa vision politique les préoccupations de la classe ouvrière. Mais cet élément biographique n’épuise pas la question. En 2016, l’élection de M. Trump a confirmé que le vote ouvrier n’était plus acquis aux démocrates. Lorsque M. Biden se lance dans la course à la présidence en 2020, la nécessité de restaurer ce lien traditionnel s’impose.

Or la tâche est ardue. Idéologiquement attaché à définir son électorat en termes identitaires, et donc à mettre en avant les expériences contrastées d’inclusion ou d’exclusion des différents groupes, le Parti démocrate a tourné le dos au concept de solidarité de classe et aux formes spécifiques de ressentiment qu’il implique (excepté durant la brève heure de gloire de M. Bernie Sanders). Il a par ailleurs fait sien le consensus économique néolibéral qui voit dans les « forces de marché » des arbitres parfaitement légitimes de la valeur et de la morale. Enfin, il doit affronter un Parti républicain métamorphosé qui, tout en se proposant de balayer les fondements mêmes du processus démocratique et du cérémonial politique, prétend protéger le travailleur américain du « carnage » provoqué par le libre-échange et la mondialisation.
Élu président, M. Biden prend donc le taureau par les cornes et, en à peine plus de trois ans, parvient à remettre main-d’œuvre et syndicats au cœur de l’économie. Les forces contraires sont puissantes, que ce soit à Wall Street, qui penche traditionnellement du côté opposé, au Sénat, où les démocrates ne disposent que d’une très courte majorité, à la Chambre des représentants, où les républicains dominent et où l’extrême droite cherche ouvertement à saboter le travail gouvernemental, ou encore à la Cour suprême, largement inféodée aux milieux d’affaires. Mais, grâce à un savant dosage de pression politique dans le contexte d’urgence inédit créé par la pandémie, l’administration Biden réussit à impulser une sorte de « stratégie du choc à l’envers » et à faire adopter un ambitieux plan de dépenses.
Près de la moitié de cette manne de quelque 3 500 milliards de dollars finance des allégements fiscaux destinés à compenser les retombées négatives du Covid, tandis que 1 000 milliards doivent être consacrés sur dix ans à la remise en état des infrastructures de transport nationales (routes, ponts, voies ferrées pour la circulation des voyageurs et des marchandises, aéroports et réseaux de transport en commun). Les deniers publics servent également à soutenir des projets de développement d’énergies vertes, à accroître les subventions fédérales pour réduire le coût de la couverture maladie et à lancer un programme de négociations avec les laboratoires pharmaceutiques afin de faire baisser le prix de certains médicaments prescrits aux bénéficiaires de Medicare (l’assurance-maladie des retraités). À cela s’ajoute une enveloppe de plusieurs centaines de milliards qui doit permettre d’attirer les investisseurs privés et de créer, presque de toutes pièces, une industrie américaine de la puce électronique, afin d’assurer à l’horizon 2030 un cinquième de la production mondiale des composants les plus sophistiqués.
La salve d’investissements vise entre autres à refondre et rénover le secteur manufacturier dans les régions où il est déclinant ou inexistant. La désindustrialisation de vastes zones du territoire, combinée à des décennies d’antisyndicalisme acharné de la part du patronat, a eu pour effet de creuser un fossé entre les organisations syndicales et les bastions traditionnels de la classe ouvrière. Simultanément, celle-ci s’est désolidarisée du Parti démocrate, y compris là où elle y était rattachée par toutes sortes de liens politiques, culturels et institutionnels à l’échelon local (4). Les « Bidenomics » (mot-valise pour « Biden » et economics) forment ainsi un ensemble de politiques industrielles en direction des oubliés de la prospérité — des citoyens de moins en moins enclins à voter démocrate et qui pourraient se montrer de plus en plus sensibles aux appels à rejeter la démocratie elle-même (5).
Des mesures ont, du reste, spécifiquement visé à faciliter l’implantation des syndicats, notamment celle qui prive de contrats fédéraux les compagnies coupables d’activités antisyndicales (lesquelles sont monnaie courante aux États-Unis) (6). Dans un système où négociations collectives et dialogue social restent extrêmement décentralisés (et conflictuels), seul un dixième de la main-d’œuvre est syndiqué — 7 % dans le secteur privé, 35 % du secteur public (7) — tandis que de nombreux avantages de base ne bénéficient qu’aux salariés d’entreprises dotées d’une représentation syndicale.
Des personnalités connues pour leur engagement en faveur des travailleurs ont par ailleurs intégré les rangs du National Labor Relations Board (NLRB), l’agence fédérale chargée de contrôler l’application de la législation sur le travail et les bonnes pratiques en matière de négociations collectives — un domaine où, là encore, les infractions sont légion. M. Biden a par ailleurs placé à la tête de la Federal Trade Commission (FTC) Mme Lina Khan, une jeune juriste qui ne fait pas de quartier contre les concentrations industrielles, en particulier dans le secteur des technologies.
Avec son « travaillisme » inspiré de l’aile gauche du camp démocrate, à rebours du clintonisme néolibéral, M. Biden a préparé les siens à livrer la féroce bataille électorale en cours — une bataille bien différente des précédentes, car le Parti républicain d’antan est devenu le parti de M. Trump. Le candidat aime à clamer qu’« aucun président n’a été aussi bon [que lui] pour les travailleurs ». M. Trump et son colistier James David (« J. D. ») Vance — un ancien capital-risqueur de la Silicon Valley auteur d’un best-seller dans lequel il raconte son enfance pauvre dans les Appalaches (8) — se posent en sauveurs de l’Amérique, volant au secours de leurs compatriotes opprimés par toute une série d’« horribles et méchants »personnages, qu’ils les nomment immigrés, démocrates, experts, universitaires, gauchistes, progressistes ou communistes. Pour eux, la figure du travailleur ne renvoie pas à une force sociale tangible qui peut être défendue ou mobilisée ; c’est une allégorie rhétorique utilisée pour masquer des desseins politiques qu’il est préférable de ne pas étaler au grand jour.
« C’est bon, vous êtes tous virés. Tous »
Au cours de son mandat, M. Trump n’a pratiquement rien fait pour améliorer la situation matérielle des Américains, a fortiori celle des plus modestes. Hormis une renégociation assez anecdotique de l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), son administration a offert de généreux cadeaux fiscaux aux entreprises et aux plus fortunés, et s’est efforcée, par divers moyens, de saper le pouvoir des syndicats. Le NLRB, tout en s’appliquant à éroder le droit de grève, a ainsi autorisé les employeurs à recourir abusivement à la classification de « travailleurs indépendants » — une catégorie qui n’entraîne pas le droit de se syndiquer —, mais aussi à licencier des salariés en raison de leurs activités syndicales (dès lors que ce n’est pas le motif officiel avancé). En août dernier, à l’occasion d’un entretien avec M. Elon Musk diffusé sur X (réseau social détenu par celui-ci), le candidat républicain a révélé le fond de sa pensée sur le droit de grève. Alors que son interlocuteur se disait prêt à diriger une commission sur l’efficacité du gouvernement au sein de sa future administration, M. Trump s’est répandu en éloges sur la fermeté du patron de Tesla et de SpaceX à l’égard de ses salariés : « J’adore. Vous êtes le meilleur des dégraisseurs. (…) Je vous vois faire, vous arrivez et vous dites : “Vous voulez démissionner ?” Ils se mettent en grève et vous dites : “C’est bon, vous êtes tous virés. Tous.” Vous êtes le plus fort ! »
À défaut de transformer le quotidien des ouvriers, M. Trump n’a cessé d’attiser leurs mécontentements, leurs peurs et leurs préjugés. L’un de ses rituels préférés consiste à salir publiquement des personnalités ou des institutions bien établies dans le but de choquer son auditoire. Pour ceux qui se sentent exclus et marginalisés par le « système », ce genre de performance apporte une preuve de sa poigne. En revanche, lors de leurs déplacements de campagne dans de petites villes rurales ou industrielles, MM. Trump et Vance se gardent bien de dire ouvertement ce qu’ils pensent des travailleurs et du mouvement syndical, et pour cause : à l’instar des républicains traditionnels, ils combattent ce qui pourrait renforcer la position de la classe ouvrière dans la société. Seules exceptions à la règle : les syndicats de policiers, majoritairement derrière eux, et les Teamsters, qui ont décidé de ne prendre parti pour aucun des deux candidats. M. Sean O’Brien, président de ce syndicat historique des camionneurs désormais élargi à d’autres professions, a bien été invité en juillet à s’exprimer devant la convention républicaine, mais sa dénonciation du pouvoir illimité des entreprises lui a alors valu d’être copieusement hué par de nombreux délégués. En somme, l’« ouvriérisme » du ticket républicain se résume à une simple posture censée exprimer l’opinion d’un ouvrier fantasmagorique — un homme blanc, robuste et dur au mal, qui existe comme entité individuelle mais en aucun cas comme représentant d’une classe ou d’un mouvement.
Dans le camp adverse, Mme Kamala Harris et son colistier, M. Timothy Walz, ont cherché à démontrer qu’ils campaient du côté des classes laborieuses, donc des syndicats. Sous la houlette de M. Walz, le Minnesota a adopté le corpus législatif le plus favorable aux travailleurs depuis des décennies, un bilan salué par les organisations syndicales. Quant à Mme Harris, elle a codirigé à la Maison Blanche, en sa qualité de vice-présidente, un groupe de travail sur la syndicalisation et l’autonomisation des travailleurs (9). Avec un tel pedigree et un taux de chômage qui oscille autour de 4 % depuis un an, les démocrates aurait dû être assurés de pouvoir compter sur les voix des ouvriers. Mais la conjugaison d’un mode de scrutin alambiqué, d’une nette dépolitisation de l’électorat et d’une polarisation accrue de la société sous l’influence des médias de masse a conféré aux sirènes contestataires de M. Trump un réel pouvoir de séduction. Si l’on ajoute à cela les grèves qui ont secoué l’économie ces derniers mois, toutes les conditions paraissent réunies pour créer un climat d’incertitude autour de l’après-scrutin, et peut-être même de l’avenir de la classe ouvrière américaine.
Rick Fantasia
Professeur émérite de sociologie au Smith College de Northampton (Massachusetts). Coauteur, avec Kim Voss, de Des syndicats domestiqués. Répression patronale et résistance syndicale aux États-Unis, Raisons d’agir, Paris, 2003.
(Traduit de l’américain par Élise Roy.)
(1) Cf. « Dictature sur le prolétariat. Stratégies de répression et travail aux États-Unis », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 138, Paris, juin 2001.
(2) Tom Perkins, « Trump urges UAW to endorse him in speech at non-union car parts maker », The Guardian, Londres, 28 septembre 2023.
(3) Eyal Press, « Biden is the most pro-labor president since F. D. R. Will it matter in november ? », The New Yorker, 18 avril 2024.
(4) Cf. Lainey Newman et Theda Skocpol, Rust Belt Union Blues. Why Working-Class Voters Are Turning Away From the Democratic Party, Columbia University Press, New York, 2023.
(5) Aurelia Gass et David Madland, « Communities that lost manufacturing jobs are main beneficiaries of Biden administration’s new industrial policy », Center for American Progress, 6 mars 2024.
(6) Jonathan Weisman, « Flush with federal money, strings attached, a Deep South factory votes to unionize », The New York Times, 12 mai 2023.
(7) Cf. Rick Fantasia et Kim Voss, Des syndicats domestiqués, Raisons d’agir, Paris, 2003.
(8) James David Vance, Hillbilly Élégie (initialement publié chez HarperCollins, en 2016 ; rééd. Evergreen, 2017), Le Livre de poche, Paris, 2018.
(9) Steven Greenhouse, « Why Harris’ VP choice is good news for workers », 6 août 2024, https://slate.com
Voir aussi:
*Une saison de grèves et de victoires
par Rick Fantasia.
https://www.monde-diplomatique.fr/2024/11/FANTASIA/67721
Depuis plus d’un an que la campagne présidentielle monopolise les ondes, les écrans et la Toile, une rumeur sourde se fait entendre, jamais bien loin, en arrière-fond. La clameur reconnaissable entre toutes, c’est celle des slogans scandés sur les piquets de grève par des travailleurs en colère. Elle résonne des villes portuaires de l’Est et du Sud aux usines aéronautiques du Nord-Ouest pacifique, des grands hôtels de Nouvelle-Angleterre et de Californie aux complexes balnéaires de Hawaï. Partout, les mêmes revendications : en finir avec plus d’une décennie de stagnation salariale et d’abus patronaux.
Activité portuaire perturbée
Au début du mois d’octobre, 45 000 dockers ont cessé le travail dans une quarantaine de ports des côtes est et sud, dont New York, Baltimore, Savannah, La Nouvelle-Orléans ou encore Houston. Cela faisait près de cinquante ans que les ouvriers du secteur, représentés par l’International Longshoremen’s Association (ILA), ne s’étaient pas mis en grève. Le mouvement n’a duré que trois jours mais il a fait trembler le pouvoir. La capacité de l’ILA à bloquer tout un pan de l’activité portuaire a menacé de mettre fin à une longue période de bonne santé économique. « Sans nous, rien ne peut se déplacer, rien ! », a tonné M. Harold J. Daggett, le président du syndicat, devant plusieurs dizaines de salariés à Elizabeth, dans le New Jersey (1). En pleine campagne présidentielle, la portée politique de l’événement n’a échappé à personne. Contrairement à l’International Longshore and Warehouse Union (ILWU) — fortement marquée à gauche, qui représente les dockers de la côte ouest —, l’ILA compte depuis longtemps parmi les organisations syndicales les plus conservatrices du pays (2). L’administration Biden a immédiatement fait savoir qu’elle n’activerait pas la loi Taft-Hartley — ce texte du 23 juin 1947 permet au président de demander à un juge de suspendre la grève pour quatre-vingts jours s’il estime qu’elle met en danger la « sécurité nationale ». De son côté, la secrétaire au travail par intérim s’est empressée de réunir autour de la table les négociateurs de l’ILA et ceux de l’Alliance maritime des États-Unis (USMX), regroupement des employeurs, afin de trouver une sortie de crise.
Les dockers ont-ils obtenu gain de cause ? Oui pour ce qui est des salaires, puisque l’accord de principe conclu avec le patronat prévoit une revalorisation de 62 % d’ici à six ans, date d’expiration de la convention collective, sachant que les rémunérations du secteur sont déjà assez confortables. En revanche, il faudra attendre le 15 janvier 2025 pour voir reprendre les discussions sur la question beaucoup plus épineuse de l’automatisation des terminaux portuaires, que la profession identifie depuis longtemps comme un péril existentiel. Les entreprises cherchent en effet par tous les moyens à se débarrasser de la main-d’œuvre humaine, que ce soit en généralisant le transport et la distribution par conteneurs, en standardisant les processus ou en installant des systèmes informatisés pour suivre et comptabiliser tout ce qui transite par les ports. Jusqu’à présent, l’ILA a consenti à l’introduction de machines « semi-automatisées », mais s’est opposée à celle d’équipements parfaitement autonomes qui élimineraient toute intervention humaine. Or les négociations de janvier porteront sur ces dispositions.
Mouvement-surprise à Boeing
Depuis le 13 septembre, quelque 33 000 ouvriers en grève paralysaient plusieurs usines Boeing dans l’État de Washington et l’Oregon. Syndicats et direction ont trouvé un accord de principe le 19 octobre. Il a été rejeté quatre jours plus tard par les salariés. Le mouvement a paru prendre la compagnie par surprise. Il a éclaté dans le contexte du renouvellement de la convention collective, après que les salariés eurent rejeté, une première fois, à une écrasante majorité, la proposition de leur employeur de relever les salaires de 25 % sur quatre ans. Alors que les dirigeants du syndicat International Association of Machinists and Aerospace Workers (IAM) avaient d’abord soutenu cette offre, ils ont brusquement dû changer de ton et se mettre en ordre de bataille pour répondre au mécontentement de leurs adhérents.
Mus par la conviction commune d’avoir une vraie chance d’améliorer leurs conditions matérielles et par le souvenir partagé de leurs luttes passées, les grévistes ont aussi puisé du courage dans les récentes victoires arrachées par leurs confrères dockers et travailleurs de l’automobile. Globalement, Boeing paie mieux ses machinistes que d’autres industriels, mais la hausse du coût de la vie autour de Seattle, où le groupe a de nombreuses usines, tend à annuler cet avantage. Dans cette région de plus en plus dominée par la tech — on y trouve les sièges sociaux de deux géants, Amazon et Microsoft —, les prix de l’immobilier ont doublé en dix ans. De ce point de vue, la revalorisation salariale de 40 % réclamée par l’IAM n’avait rien de déraisonnable. Les graines de la discorde avaient en outre été semées par le constructeur dès 2014, lorsqu’il avait menacé les ouvriers de délocaliser la production en Caroline du Sud, dans une usine toute nouvelle, sans représentation syndicale, afin de les contraindre à accepter une baisse de leur couverture maladie et le remplacement d’un régime de retraite sûr par un autre moins généreux et largement tributaire des marchés financiers.
Boeing a semblé parier sur l’essoufflement des troupes. Les grévistes devaient tenir avec 250 dollars par semaine — l’allocation versée par la caisse de grève de l’IAM — ou un peu plus pour ceux qui sont parvenus à décrocher un petit boulot à temps partiel. Pour rendre leur sort et celui de leurs familles encore plus pénibles, la direction avait, le 3 octobre, décidé de les priver d’assurance-maladie. Une semaine plus tard, le nouveau président-directeur général, M. Robert « Kelly » Ortberg, annonçait son intention de réduire les effectifs de 10 % au niveau national, ce qui reviendrait à éliminer 17 000 emplois. Les suppressions, a-t-il ajouté, toucheront toutes les catégories de poste, des cadres dirigeants aux ouvriers de production. Ainsi la compagnie se prémunissait-elle contre les accusations de pratique déloyale dans le but (illégal) de briser la grève. On peine pourtant à croire qu’il ne s’agissait pas d’une stratégie pour démoraliser les grévistes.
Grève des vacances
Nonobstant ses démonstrations de force, l’avionneur se trouve en réalité dans une posture extrêmement délicate, moins du fait de la grève que des graves problèmes techniques et retards de production qui s’accumulent depuis quelques années. La nomination de M. Ortberg, en août 2024, s’inscrit dans le cadre d’un profond remaniement de la direction pour répondre à ces turbulences. La crise a éclaté après deux crashs de 737 Max 8 à cinq mois d’intervalle, en octobre 2018 et mars 2019. Ces accidents ont causé la mort de 346 personnes et contraint Boeing à clouer au sol tous les appareils du modèle, puis à suspendre leur fabrication. Au terme d’une série d’enquêtes fédérales, d’auditions devant le Congrès et de poursuites civiles, l’entreprise a accepté de plaider coupable et de payer une nouvelle amende de 243,6 millions de dollars en échange d’abandon de poursuites pénales pour ses dirigeants. En janvier 2024, nouveau coup dur avec l’arrachement d’une porte en plein vol sur un avion Max 9 (un peu plus grand que les Max 8). Quant à la livraison du dernier-né de ses gros-porteurs, le 777X, elle vient d’être décalée à 2026, soit un retard de six ans par rapport au calendrier initial.
Un peu plus de 10 000 employés de l’hôtellerie ont choisi l’un des pics annuels de l’activité touristique aux États-Unis — la fête de Labor Day, au début du mois de septembre — pour se mettre en grève le temps d’un week-end dans vingt-cinq établissements Hilton, Marriott, Hyatt et Omni. Depuis cette date, de Boston à San Diego en passant par Baltimore, Seattle, New Haven ou encore Honolulu, des débrayages plus ou moins longs ont touché tour à tour des dizaines d’établissements, sur le modèle des grèves tournantes mises en œuvre en 2023 par les salariés de l’industrie automobile (lire « Le retour du travailleur sur la scène politique américaine »). Les rangs des employés mobilisés comptent des agents d’entretien, des réceptionnistes, des cuisiniers, des plongeurs, des serveurs, des barmen, des bagagistes et des portiers, tous membres d’Unite Here, un syndicat qui représente quelque 300 000 travailleurs américains et canadiens des secteurs de l’hôtellerie, de la restauration, des jeux ou d’autres industries associées. Ils réclament des hausses de salaire, des embauches et, plus généralement, la fin des restrictions budgétaires instaurées durant la pandémie de Covid-19.
À la mi-octobre, on comptabilisait plus de 5 000 grévistes à l’échelle du pays, dont 1 300 rien qu’à Boston, notamment dans deux hôtels de prestige, le plus grand de la ville et le plus ancien des États-Unis toujours en activité. Par endroits, le mouvement dure depuis des semaines, tandis qu’à d’autres il a permis de trouver un accord avec la direction. Au Hilton Bayfront de San Diego, les salariés ont, après trente-huit jours de grève, approuvé à 94 % une nouvelle convention collective de quatre ans qui prévoit, outre un relèvement des salaires, une série d’améliorations en termes de charge de travail, de congés payés et de protection contre le harcèlement, ainsi qu’une révision des pratiques en matière de pourboires[[ Sean McCracken, « Les grèves nationales dans l’hôtellerie », 16 octobre 2024.
Unite Here appelle les voyageurs à éviter de se rendre dans des établissements touchés par la grève, mais c’est presque mission impossible tant la liste évolue en permanence. Les hôtels concernés doivent fonctionner avec des effectifs réduits au minimum, ce qui se traduit pour les clients par des désagréments de toutes sortes (draps, serviettes et poubelles entassés dans les couloirs, bars et restaurants fermés, ménage irrégulier, etc.). Au Hilton Hawaiian Village de Waikiki Beach, des vacanciers mécontents de ne pas avoir été informés préalablement de la situation ont même manifesté en maillot de bain pour réclamer le remboursement de leur séjour.
Rick Fantasia
Professeur de sociologie au Smith College de Northampton, Massachusetts. Auteur (avec Kim Voss) de l’essai Des syndicats domestiqués : répression patronale et résistance syndicale aux Etats-Unis, Raisons d’agir, Paris, 2003.
(Traduit de l’américain par Élise Roy.)
(1) Peter Eavis, « Port workers strike on East and Gulf coasts », The New York Times,1er octobre 2024.
(2) Howard Kimeldorf, Reds or Rackets ? The Making of Radical and Conservative Unions on the Waterfront, University of California Press, Berkeley, 1992.