Thon contaminé au mercure : « Les normes ne nous protègent pas »
Le thon en conserve, poisson le plus vendu en Europe, est fortement contaminé au mercure. Et les normes qui s’appliquent à ce produit sont particulièrement laxistes. C’est ce que révèle le rapport de l’ONG Bloom, dont l’autrice principale, Julie Guterman, précise les contours.
29 octobre 2024 à 19h36
« Du« Du poison dans le poisson » : c’est le nom du rapport de l’ONG Bloompublié ce 29 octobre. Dans une soixantaine de pages, l’association révèle que la quasi-totalité du thon en conserve sur le marché européen serait polluée au mercure.
Pour cette étude, Bloom a sélectionné aléatoirement 148 boîtes de conserve dans cinq pays européens (France, Allemagne, Angleterre, Espagne et Italie), et les a fait tester par un laboratoire indépendant. Résultat : 100 % des boîtes sont contaminées au mercure, et 57 % dépassent les taux autorisés. Le thon en conserve représente 90 % du thon mangé par les Françaises et les Français, et est le poisson le plus acheté en Europe.
Véritable scandale sanitaire, ce rapport a fait l’objet d’une question au gouvernement ce mardi par le député écologiste Nicolas Thierry. Face à lui, la ministre de la santé, Geneviève Darrieussecq, pointe des responsabilités partagées, même si « les exploitants alimentaires sont en premier lieu responsables de la conformité des produits qu’ils mettent sur le marché ».

Selon le rapport de Bloom, 100 % du thon en conserve est contaminé au Mercure. © Photo Lageat Perroteau / Hans Lucas via AFP
Julie Guterman, ingénieure en biologie et chargée de projet pour Bloom, est l’autrice principale de cette enquête. Elle en évoque les points saillants avec Mediapart.
Mediapart : Pourquoi l’ONG Bloom s’est-elle intéressée à la teneur en mercure spécifiquement dans le thon ?
Julie Guterman : Le thon est une exception au niveau européen. On savait que c’était l’un des poissons les plus contaminés en mercure, et on a essayé de comprendre pourquoi les normes pour les taux en mercure étaient plus élevées que pour d’autres poissons, alors que le mercure qu’on consomme dans le thon est tout aussi toxique.
Comment explique-t-on cette présence aussi importante de mercure ?
Parce que c’est un poisson prédateur qui, par sa position dans la chaîne alimentaire, va accumuler le mercure de toutes ses proies. Les émissions de mercure ont augmenté de façon drastique depuis deux siècles. Et plus on émet du mercure, plus on en retrouve dans l’océan.
Ces limites de mercure, ce sont des permis de contaminer, faits pour permettre la vente des thons et des poissons.
Une fois qu’il est dans l’océan, il rentre dans la chaîne alimentaire en étant absorbé par le plancton qui va être consommé par des petits poissons, qui vont à leur tour être consommés par d’autres poissons, et cela s’accumule au fur et à mesure de la chaîne alimentaire : c’est ce qu’on appelle la bio-amplification. Lorsqu’on arrive chez les poissons au sommet, comme le thon mais aussi le requin, on a des concentrations en mercure démultipliées par rapport aux petits poissons.
Pourquoi les limites de concentration dans le thon sont-elles plus laxistes que celles d’autres poissons ?
Ce que notre enquête révèle, c’est que les limites en mercure ont été faites sur mesure pour chaque espèce de poisson. Par exemple, ils ont regardé la contamination dans du cabillaud et ils ont fixé la limite au niveau de contamination du cabillaud. Comme le thon est l’un des poissons les plus contaminés, les teneurs en mercure qui lui ont été allouées sont les plus élevées. Ils ont fixé les limites de façon à garantir la vente de la plupart des espèces.
Ces limites de mercure, ce sont des permis de contaminer, faits pour permettre la vente des thons et des poissons, et ce, quelle que soit leur contamination et quel que soit l’impact sur notre santé.
Ce qui est assez fou, c’est que le thon est le poisson le plus consommé en Europe et en France, et c’est le poisson pour lequel on tolère le plus de mercure. Ça n’a aucun sens sanitaire, ça devrait être l’inverse. Mais pourtant, pour l’instant, c’est bien le poisson le plus contaminé qui est le préféré des Français et des Européens.
Pourquoi cette contamination n’est-elle pas considérée comme un problème de santé publique ?
En soi, cette contamination est considérée par les autorités sanitaires. Par exemple, en 2012, l’Autorité de sécurité alimentaire européenne (Efsa) a publié un rapport dans lequel elle expose que la population européenne est trop exposée au mercure.
Côté français, en 2021, l’agence nationale Santé publique France a également publié un rapport, l’enquête « Esteban ». Elle démontre que 100 % des enfants et 99,6 % des adultes sont contaminés au mercure, et que les Français et Françaises sont parmi les plus contaminés d’Europe.

Julie Guterman. © Capture d’écran / Twitter
Donc il y a déjà des alertes qui émanent des autorités sanitaires. Le problème, c’est que ce ne sont pas ces autorités qui fixent les normes de mercure autorisées dans les produits de la mer. Au niveau européen, c’est la Commission européenne qui fixe ces normes. Et, plus spécifiquement, c’est un comité de la Commission européenne, totalement opaque, qui est en charge de ces questions.
Quels risques cette contamination peut-elle entraîner sur l’humain ?
Le mercure est l’une des dix substances chimiques les plus préoccupantes pour la santé publique selon l’Organisation mondiale de la santé. Dans ce classement, aux côtés du mercure, il y a aussi l’amiante, l’arsenic ou le plomb. C’est un métal neurotoxique : il altère le fonctionnement cérébral. Et ça, en particulier pour les enfants.
Personne en dessous de 70 kg ne peut consommer une boîte de thon sans s’exposer à un risque.
Quand une personne enceinte consomme du mercure, elle va passer le mercure au fœtus et il va aller se loger dans son cerveau. Et dans un cerveau en plein développement, rajouter du mercure a de gros dégâts cognitifs. C’est-à-dire que les enfants qui ont été plus exposés que les autres au mercure peuvent avoir ensuite des décréments cognitifs par rapport aux autres enfants. Par exemple une baisse de QI, mais aussi des troubles moteurs, des troubles de coordination, des troubles de l’attention. Et ces troubles peuvent les suivre toute leur vie.
Quelles mesures concrètes attendez-vous pour réduire ces taux ?
On va agir à plusieurs niveaux. La première chose est que l’on s’allie avec l’association Foodwatch pour faire changer les normes au niveau européen. On veut mettre fin à la démesure des normes qui, de fait, ne nous protègent pas. Les normes européennes pour le thon sont à 1 mg par kilo : si on consomme une seule boîte dans la semaine à 1 mg par kilo, toutes les personnes en dessous de 70 kg dépassent la dose de sécurité définie par les autorités sanitaires. Personne en dessous de 70 kg ne peut consommer une boîte de thon sans s’exposer à un risque.
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On demande aussi à l’État français d’activer une clause de sauvegarde, c’est-à-dire d’appliquer au thon la norme la plus stricte sur le mercure, c’est-à-dire 0,3 mg par kg, qui est appliquée aux autres poissons. Et de défendre cette position au niveau européen.
Enfin, le seul acteur qui peut réagir immédiatement et prendre des mesures d’urgence pour nous protéger, c’est la grande distribution. Donc on lance une pétition pour demander à la grande distribution de retirer le poison de leur rayon et de s’assurer de ne vendre aucun thon au-delà des 0,3 mg par kilo.
Mercure dans le thon : l’association Bloom dénonce un « scandale sanitaire » et une réglementation trop laxiste
L’ONG a analysé un échantillon de 150 conserves issues de quinze supermarchés européens : une boîte sur dix testées présente des valeurs de mercure supérieures aux limites autorisées dans le thon frais.
Temps de Lecture 8 min

Voilà une douzaine d’années, Robert F. Kennedy Jr – éphémère candidat à la présidentielle américaine de 2024, aujourd’hui rallié à Donald Trump – souffrait de graves problèmes cognitifs, brouillard mental, pertes de mémoire, etc. Au point de penser avoir, en plus de ses problèmes cardiaques récurrents, une tumeur cérébrale. En mai, le New York Times a révélé qu’on lui avait découvert les restes d’un ver parasite dans un recoin du cerveau, mais que ses médecins soupçonnaient que la cause la plus probable de ses troubles était bien moins spectaculaire. C’était, comme il l’a confié au quotidien américain, son amour immodéré pour les sandwichs au thon – poisson qui compte parmi les plus contaminés au méthylmercure, un puissant neurotoxique. Comment la consommation, même excessive, d’un aliment aussi banal peut-elle causer des effets de cette magnitude ? Dans un rapport, publié mardi 29 octobre, l’association Bloom donne une série d’éléments de réponse qui relèvent d’« un authentique scandale sanitaire », selon sa présidente, Claire Nouvian.
L’association de défense des océans a fait analyser près de 150 conserves de thon et s’appuie sur ces résultats pour plaider en faveur d’un abaissement des teneurs autorisées de mercure dans la chair de ce poisson, le plus consommé en Europe. Une boîte testée sur dix excède cette valeur limite pour le thon frais, soit 1 milligramme par kilo (mg/kg) en Europe. Selon Bloom, celle-ci ne vise pas à protéger la santé publique, mais à maximiser le taux de conformité des poissons, pour les maintenir sur le marché. Avec comme conséquence, selon Bloom, une exposition excessive des populations, au regard des seuils sanitaires établis par les autorités, qui estiment la quantité de mercure qu’il est possible d’absorber chaque semaine sans risque sanitaire : 1,3 microgramme par kilo de poids corporel par semaine (µg/kg pc/sem) pour l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Et près de deux fois moins pour son homologue américaine, 0,7 µg/kg pc/sem.
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Métal lourd issu de la combustion du charbon, de l’extraction minière et de certaines activités industrielles, le mercure est dispersé dans l’environnement, poursuit sa course dans les océans, où il est transformé en méthylmercure, et s’accumule dans les organismes marins, en particulier au sommet de la chaîne alimentaire. Il finit ensuite dans l’organisme des consommateurs de thon, de requin, d’espadon.
Des troubles cognitifs parfois sévères
En France, l’étude de biosurveillance publiée en 2021 par Santé publique France (SPF) indique que la contamination de la population est générale. Quant au caractère problématique ou non de cette contamination, il dépend des seuils de sécurité considérés. Selon les seuils adoptés par SPF, les taux de mercure retrouvés dans les cheveux ne sont indicateurs d’un risque que pour 0,8 % des adultes, 2,1 % des femmes en âge de procréer et 2,4 % des enfants (de 6 à 17 ans). En appliquant les seuils des autorités américaines, ce sont 27,4 % des adultes et 7,6 % des 6-17 ans qui sont à risque en France. L’étude ne dispose pas de données pour les moins de 6 ans, la population la plus vulnérable.
Selon l’EFSA, les très jeunes enfants et les enfants à naître sont exposés au risque le plus important – ces derniers par le biais de l’alimentation de leur mère pendant la grossesse. Le mercure endommage le cerveau en développement et peut induire des troubles neurocomportementaux, des facultés cognitives altérées, etc. Pour les adultes, à plus hautes doses, le mercure élève le risque de maladies cardio-vasculaires, de troubles de l’immunité ou de la reproduction, de désordres neuromoteurs ou, comme pour Robert F. Kennedy Jr, induit des troubles cognitifs parfois sévères. Le Centre international de recherche sur le cancer l’a classé « cancérogène possible », un risque ayant été identifié sur le rein.
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En quelles quantités ce poison finit-il dans les assiettes ? L’association a collecté 148 boîtes de thon au hasard, dans quinze supermarchés européens et les a fait analyser par un laboratoire spécialisé. Plus de la moitié (57 %) d’entre elles présentent un taux supérieur à 0,3 mg/kg de mercure. Au-delà de ce seuil, s’il s’agissait de cabillaud, de sardines ou d’anchois, ces produits seraient interdits à la vente en Europe, tandis que pour la majorité des autres produits de la mer, les teneurs maximales sont de 0,5 mg/kg. Le thon, l’espadon ou le requin bénéficient d’une sorte de dérogation, les teneurs en mercure étant autorisées jusqu’à 1 mg/kg. « Ces espèces les plus contaminées peuvent donc contenir trois fois plus de poison que certaines autres espèces et donc toujours être autorisées à la vente, résume Bloom dans son rapport. Le mercure du thon n’est pourtant pas moins toxique que le mercure d’une sardine ou d’un cabillaud. C’est incompréhensible. »
Les 10 % de conserves testées qui excèdent les valeurs autorisées ne peuvent toutefois être considérées comme non conformes. Pourquoi ? Bloom dénonce un autre tour de passe-passe réglementaire. « Le règlement européen 2023/915, qui fixe les teneurs maximales autorisées en mercure, précise que ces teneurs s’appliquent au poids frais et non au produit fini », explique l’association. Or le thon est déshydraté lors de la cuisson et de la mise en conserve, et les concentrations en méthylmercure augmentent alors considérablement. Selon les calculs de l’association, une teneur en mercure de 1 mg/kg dans le thon frais initial conduit à une teneur théorique d’environ 2,7 mg/kg dans la conserve. « Une vraie entourloupe, puisque le thon en boîte est consommé tel quel, explique Julie Guterman, principale autrice du rapport. Au final, le thon en boîte peut être commercialisé avec une teneur en mercure presque dix fois supérieure au seuil limite pour une sardine ou un anchois ! »
Stupéfaite d’une telle béance réglementaire, Bloom a demandé à la direction générale de l’alimentation (DGAL), au ministère de l’agriculture, s’il existait un facteur de conversion officiel, pour s’assurer de la conformité des boîtes de thon vendues en France. La réponse de la DGAL, annexée au rapport, est que l’administration « ne dispose pas de certaines informations (…), notamment les facteurs de concentration, de dilution ou de transformation ». En clair, les autorités françaises ne pourraient s’assurer de la conformité réglementaire du thon en conserve. Sur les boîtes testées par Bloom, la plus contaminée, achetée en France, affichait un taux de 3,9 mg/kg.
Les recommandations de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) sont du coup jugées peu protectrices par l’association. Sur son site, l’Anses affichait jusqu’au 24 octobre une page destinée au public recommandant des limites de consommation de thon à 60 grammes par semaine pour les enfants de moins de 30 mois, et à 150 grammes par semaine pour les femmes enceintes ou allaitantes. Mais, dans plus d’une conserve sur deux testées par Bloom, la teneur en mercure est suffisante pour que 60 grammes de thon conduisent un enfant de 15 kilos à dépasser la dose hebdomadaire tolérable. De même, en se fondant sur les données de contamination européennes, la consommation de 150 grammes par semaine de thon en boîte conduirait statistiquement une femme en âge de procréer sur six au-delà du seuil de sécurité européen.
Immenses enjeux commerciaux
Interrogée par Le Monde, l’agence reconnaît un défaut de mise à jour d’une unique page destinée au grand public – ses avis sur le sujet étant dûment publiés et accessibles sur son site. L’Anses assure avoir repris, depuis 2019, les recommandations du Programme national nutrition santé. Dans la nouvelle page mise en ligne le 24 octobre après son échange avec Le Monde, l’agence ne mentionne plus de repères chiffrés et, s’agissant du thon, se borne à recommander d’en « limiter la consommation » pour les jeunes enfants et les femmes enceintes. Sur la foi de sa dernière étude de l’alimentation totale française (EAT), dont les résultats ont été publiés en 2011, l’Anses estime que « le risque lié à l’exposition au méthylmercure ne constitue pas un problème majeur de santé publique pour la population générale en France hexagonale », tout en avertissant que les adultes ou les enfants consommant « plus d’une portion par semaine de poissons prédateurs sauvages » peuvent « présenter des niveaux d’exposition dépassant le seuil toxicologique de référence » en vigueur.
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Selon les données en libre accès de l’EAT, l’exposition de la population française a été estimée à partir de quatre échantillons de quinze conserves, achetées en 2007 et 2008 dans deux régions de France. Or ces conserves apparaissent en moyenne deux ou trois fois moins contaminées au mercure que celles analysées par Bloom (0,18 mg/kg de mercure, contre 0,5 mg/kg). Si l’échantillonnage de l’Anses est plus représentatif de la réalité, alors l’association surestime l’exposition de la population ; si c’est l’échantillonnage de Bloom qui est au contraire plus fidèle à la réalité, alors c’est l’étude de référence sur les contaminants alimentaires de l’Anses qui sous-estime l’exposition de la population française au mercure par le biais de sa consommation de thon.
Bloom a aussi enquêté sur près d’un demi-siècle de construction des normes internationales, où les questions sanitaires s’entremêlent avec d’immenses enjeux commerciaux. L’une des instances-clés est le Codex Alimentarius, fondé au début des années 1960 par les Nations unies. Ce répertoire de normes est destiné à harmoniser les critères de qualité et de sécurité sanitaire des denrées alimentaires au niveau mondial, de manière à favoriser le commerce international. Bloom a exhumé la composition des comités d’experts qui ont travaillé à établir ces normes, les comptes rendus de leurs délibérations, et la composition des délégations nationales envoyées par les Etats membres du Codex Alimentarius. L’association dénonce des conflits d’intérêts à chaque étape : experts en lien avec les industriels, présence de représentants de grands groupes agroalimentaires dans les délégations nationales, présidence des comités confiée à de grandes nations de pêche industrielle, etc.
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Depuis les années 1970, la découverte d’effets délétères survenant à des doses d’exposition toujours plus faibles a contraint les autorités sanitaires à réduire fortement le niveau d’exposition acceptable. Celui calculé par les experts réunis par les Nations unies en 1973 était de 3,3 µg/kg/sem, celui aujourd’hui en vigueur en Europe est presque trois fois inférieur. La dose de référence américaine est, elle, plus de quatre fois inférieure. Cela n’a eu aucun effet réglementaire. Non seulement le comité ad hoc du Codex Alimentarius ne révise pas à la baisse la teneur maximale de mercure autorisée, mais il l’augmente, la portant en 2018 de 1 mg/kg à 1,2 mg/kg.
La justification est explicitement de maintenir sur le marché plus de 95 % des prises de thon. Dans le compte rendu de sa session de 2018, le comité explique avoir examiné une limite à 1,1 mg/kg : « Même si cette limite bénéficie d’un certain soutien parce qu’elle protège davantage la santé, de nombreuses délégations [des Etats membres du Codex] ont estimé que le taux de rejet de 5 % était trop élevé. » « La limite de 1,2 mg/kg a été proposée à titre de compromis », précise le compte rendu, car permettant « un taux de rejet inférieur à 5 % » sur l’ensemble des espèces de thons.
« Pas de marge pour réduire la teneur maximale »
En 2022, la Commission européenne n’adopte pas cette nouvelle norme, mais ne revoit pas à la baisse celle de 1 mg/kg. « L’avis scientifique de l’EFSA de 2012 sur le risque pour la santé publique lié à la présence de mercure et de méthylmercure dans les denrées alimentaires a conclu que l’exposition des consommateurs européens au méthylmercure dépasse la dose hebdomadaire tolérable, ce qui est préoccupant », reconnaît-on à Bruxelles. L’exécutif européen ajoute toutefois que « les données relatives à la présence de mercure dans le thon ont montré qu’il n’y avait pas de marge pour réduire davantage la teneur maximale », reprenant ainsi à mots couverts l’argument du Codex Alimentarius. Interrogé, ce dernier fait une réponse comparable.
« Cela fait plus de quarante ans que l’industrie de la pêche infiltre tous les niveaux de décision réglementaire pour obtenir des normes sur mesure concernant le mercure dans le thon, dit Julie Guterman. Elle a réussi : les pouvoirs publics ont décidé de protéger les ventes de thon, au détriment de notre santé. » A Bruxelles, on dit miser sur la publication par les Etats membres de conseils détaillés aux consommateurs, estimant que « cette approche permet de limiter les risques pour la santé, tout en tenant compte des avantages pour la santé de la consommation de poisson ».
L’industrie de la pêche, elle, prodigue ses propres conseils, faisant la promotion de recettes pour les jeunes enfants, et incitant les femmes enceintes à manger du thon : « Bon pour vous, bon pour bébé ! », proclame le site du lobby de la pêche nord-américaine. On peut y lire qu’une femme enceinte peut consommer sans risque jusqu’à… 1,58 kilo (56 onces) de thon en boîte par semaine. Soit plus de dix fois les recommandations (150 grammes par semaine), déjà jugées peu protectrices par Bloom.

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Contamination au mercure : BLOOM révèle un scandale de santé publique d’une ampleur inédite
Du mercure dans chaque boîte de thon : c’est la découverte alarmante qu’a faite BLOOM en analysant près de 150 conserves prélevées dans cinq pays européens. Considéré par l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) comme l’une des dix substances chimiques les plus préoccupantes pour la santé publique mondiale, au même titre que l’amiante ou l’arsenic, ce neurotoxique présente des risques graves pour l’organisme humain (1).
Après 18 mois d’enquête, BLOOM révèle dans un rapport exclusif comment, depuis les années 1970, les autorités publiques et le puissant lobby thonier ont sciemment choisi de privilégier les intérêts économiques de la pêche industrielle thonière au détriment de la santé de centaines de millions de consommateurs et consommatrices de thon en Europe. Ce lobbying cynique s’est traduit par la fixation d’un seuil “acceptable” de mercure trois fois plus élevé pour le thon que pour d’autres espèces de poissons telles que le cabillaud, sans qu’il n’existe la moindre justification sanitaire pour un seuil différencié (2). La contamination autorisée en mercure dans le thon n’a pas été fixée arbitrairement : elle correspond aux niveaux de contaminations les plus hauts que l’on trouve dans le thon. En d’autres termes, le seuil de dangerosité n’a pas été fixé dans l’objectif de protéger la santé humaine mais uniquement les intérêts financiers de l’industrie thonière. Les seuils, tels que fixés par les pouvoirs publics en complicité avec le lobby thonier, génèrent ainsi une contamination généralisée des populations avec des conséquences potentiellement graves pour la santé (3-8).
https://bloomassociation.org/wp-content/uploads/2024/10/rapport-Mercure-FR.pdf
LE MERCURE, UN POISON EXTRÊMEMENT DANGEREUX
Rappelons pour commencer que le mercure, dont les émissions mondiales ont fortement augmenté depuis deux siècles, se retrouve en grande quantité dans l’océan. Il s’accumule dans les poissons sous sa forme la plus toxique, le méthylmercure, finissant dans les rayons puis les assiettes de millions de familles. Le thon, en tant que prédateur situé au sommet de la chaîne alimentaire, accumule les métaux lourds de ses proies et présente ainsi une contamination décuplée en mercure par rapport à de plus petites espèces.
Le thon est le poisson le plus vendu en Europe. En France, on en consomme en moyenne 4,9 kg par personne par an (en équivalent poids vif). L’ingestion régulière de méthylmercure représente pourtant – même en faibles quantités – un grave danger pour la santé, en particulier (mais pas uniquement) pour le développement cérébral des fœtus et des jeunes enfants.
100% DES BOÎTES DE CONSERVE TESTÉES PAR BLOOM SONT CONTAMINÉES AU MERCURE
BLOOM a sélectionné aléatoirement 148 boîtes de conserve dans cinq pays européens (Allemagne, Angleterre, Espagne, France et Italie) et les a fait tester par un laboratoire indépendant : 100% des boîtes sont contaminées au mercure. Plus d’une boîte testée sur deux (57%) dépasse la limite maximale en mercure la plus stricte définie pour les poissons (0,3 mg/kg). Sur les 148 boîtes, une boîte de la marque Petit Navire achetée dans un Carrefour City parisien affiche une teneur record de 3,9 mg/kg, c’est-à-dire 13 fois plus élevée que celle des espèces soumises à la norme la plus restrictive de 0,3 mg/kg. En raison des dangers posés par une ingestion régulière de mercure, même à faibles doses, l’ensemble des boîtes de conserve dépassant la norme de 0,3 mg/kg devraient être interdites à la vente. Ce n’est pas le cas.
DES SIMULACRES DE NORMES SANITAIRES POUR MAXIMISER LA VENTE DE PRODUITS CONTAMINÉS
BLOOM a analysé in extenso l’ensemble des documents officiels provenant des instances internationales en charge des normes sanitaires (comité mixte FAO-OMS, Commission européenne, ministère de l’Agriculture) concernant le mercure. Notre enquête révèle que pour définir les teneurs maximales en mercure des thons, aucune méthode ne prenant en compte les conséquences sur la santé des adultes et des enfants n’est utilisée. Les pouvoirs publics européens choisissent au contraire une approche en complète opposition avec le devoir de protection de la santé publique : ils partent de la contamination réelle en mercure des thons pour établir un seuil qui assure la commercialisation de 95% d’entre eux. C’est la raison pour laquelle le thon, espèce parmi les plus contaminées, se voit attribuer une tolérance maximale en mercure trois fois plus élevée que celle des espèces les moins contaminées (1 mg/kg contre 0,3 mg/kg pour le cabillaud par exemple). Aucune raison sanitaire ne justifie cet écart : le mercure n’est pas moins toxique s’il est ingéré via du thon.
Le mercure est pourtant un puissant neurotoxique qui se fixe dans le cerveau et dont on se débarrasse très difficilement. Avoir agi en amont sur les seuils réglementaires permet désormais aux industriels et à la grande distribution de vendre des produits contaminés en toute légalité. Laisser croire aux gens que consommer du thon est sûr d’un point de vue sanitaire est un mensonge impardonnable aux conséquences dramatiques.
DES INSTANCES INTERNATIONALES RÉVÉLATRICES DU NIVEAU D’ENTRISME DU LOBBY THONIER
L’enquête de BLOOM se penche également sur des décennies de fabrication des normes par la FAO (Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture) et l’OMS (Organisation mondiale de la Santé), organisations qui ont grandement influencé, des années durant, les règlements européens. En étudiant nombre de documents, BLOOM a pu déterminer que plusieurs membres du comité mixte FAO-OMS d’experts en additifs alimentaires (JECFA), censé garantir la sécurité alimentaire, sont concernés par des conflits d’intérêts.
Le Codex Alimentarius, lancé en 1963 par la FAO et l’OMS pour fixer des normes alimentaires internationales, est également sous influence du lobby thonier. Le groupe chargé de surveiller les contaminants alimentaires, le Comité du Codex sur les Additifs Alimentaires et les Contaminants (CCCF),est dirigé par les Pays-Bas, un acteur majeur de la pêche industrielle. Par ailleurs, les géants thoniers sont régulièrement représentés directement parmi les délégations nationales qui siègent aux réunions du CCCF, à l’inverse des ONG.
LE SCOPAFF, LE COMITÉ “TECHNIQUE” DE LA COMMISSION EUROPÉENNE AU CŒUR DU SCANDALE SANITAIRE
Un des acteurs centraux du scandale sanitaire révélé par le rapport de BLOOM est une institution encore méconnue du grand public : le SCoPAFF, Standing Committee on Plants, Animals, Food and Feed (Comité permanent des plantes, des animaux, des denrées alimentaires et des aliments pour animaux). Ce comité a pour mission, entre autres, de définir les seuils maximaux de contaminants autorisés dans les produits alimentaires. Composé de représentants des États membres de l’Union européenne, il fonctionne dans une totale opacité : la Commission européenne refuse de divulguer l’identité de ses membres, les résultats des votes et le contenu détaillé de leurs échanges. Ce manque de transparence touche également les groupes de travail qui conseillent le SCoPAFF. Là encore, les procès-verbaux des réunions et les documents de référence ne sont pas divulgués. Ce choix est assumé par la Commission, qui ne donne pas accès aux documents même lorsqu’elle est saisie d’une demande officielle de transparence.
Le Parlement européen, qui est tenu à l’écart des discussions et décisions relatives aux normes sanitaires alimentaires, tente depuis des années de reprendre une partie du contrôle sur les choix opérés par le SCoPAFF, en vain.
DES CONTRÔLES RARES ET INEFFICACES
A rebours de la vigilance que devrait nécessiter un tel enjeu sanitaire, les contrôles sont quasi-inexistants sur la chaîne de production et de commercialisation du thon. Aux Seychelles, centre névralgique de la pêche thonière pour le marché européen, les autorités sanitaires se contentent d’une dizaine de tests chaque année pour garantir la conformité de millions de kilos de thon envoyés en Europe ! Les autorités françaises ferment totalement les yeux sur la contamination du thon au mercure et font une confiance aveugle à l’industrie thonière et à la grande distribution : depuis 2023, aucun contrôle n’est prévu sur les conserves de thon, et moins d’une cinquantaine de thons frais sont analysés.
Enfin, les rares contrôles qui existent étant basés sur une norme fixée pour être indépassable, le nombre de tests avec des niveaux de contamination non conformes est logiquement trop faible pour éveiller la moindre inquiétude de la part des autorités. Un écran de fumée supplémentaire permettant de renforcer l’impression trompeuse de sécurité.
Cette enquête de BLOOM s’inscrit dans la série “TunaGate” qui a établi la criminalité écologique et les nombreuses violations de droits humains imputables à l’industrie thonière.
Afin de mettre un terme à ce scandale qui expose massivement des centaines de millions de consommateurs et consommatrices de thon, BLOOM s’associe avec foodwatch, une ONG de protection des consommateur·ices et spécialiste de l’agroindustrie. Ensemble, les deux associations lancent une mobilisation citoyenne visant à la fois les pouvoirs publics et les enseignes de la grande distribution.
D’une part, les deux associations demandent aux pouvoirs publics la mise en œuvre des mesures d’urgence suivantes :
- La Commission européenne doit prendre une mesure conservatrice pour le thon (frais et en conserve) en s’alignant sur la teneur maximale la plus stricte qu’elle a fixée pour d’autres espèces : 0,3 mg/kg. Le thon est le poisson le plus consommé d’Europe : il devrait être d’autant plus strictement régulé ;
- Les États membres peuvent et doivent activer immédiatement une clause de sauvegarde pour interdire la commercialisation des produits à base de thon dépassant 0,3 mg/kg de mercure sur leur territoire ;
- Afin de préserver la santé des publics les plus sensibles, les gouvernements et les collectivités doivent bannir des cantines scolaires, des crèches, des maisons de retraite, des maternités et des hôpitaux tous les produits contenant du thon.
Par ailleurs, BLOOM et foodwatch lancent une pétition internationale adressée à dix des plus importants distributeurs du marché européen : Carrefour, Intermarché et Leclerc en France ; Carrefour, Mercadona et Lidl en Espagne ; Conad, Coop et Esselunga en Italie ; Edeka, Rewe et Aldi en Allemagne. Les enseignes de supermarché doivent prendre leurs responsabilités et protéger immédiatement la santé des consommateur·ices.
DES QUESTIONS ?
Vous avez des questions sur l’enquête, la consommation de thon ou encore les effets du méthylmercure sur la santé ? Consultez notre foire aux questions :
SOURCES
(1) OMS Mercure et santé https://www.who.int/fr/news-room/fact-sheets/detail/mercury-and-health
(2) Règlement (UE) 2023/915 de la Commission européenne concernant les teneurs maximales pour certains contaminants dans les denrées alimentaires https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32023R0915
(3) EFSA (2012) Scientific Opinion on the Risk for Public Health Related to the Presence of Mercury and Methylmercury in Food, pages 81 à 125,https://doi.org/10.2903/j.efsa.2012.2985
(4) Jacobson et al. (2015) Relation of Prenatal Methylmercury Exposure from Environmental Sources to Childhood IQ https:// doi.org/10.1289/ehp.1408554
(5) Freire et al. (2010) Hair Mercury Levels, Fish Consumption, and Cognitive Development in Preschool Children from Granada, Spain,https://doi.org/10.1016/j.envres.2009.10.005
(6) Yaginuma-Sakurai et al. (2010) Intervention Study on Cardiac Autonomic Nervous Effects of Methylmercury from Seafoodhttps://doi.org/10.1016/j.ntt.2009.08.009
(7) Skalny et al. (2022) Mercury and Cancer: Where Are We Now after Two Decades of Research? https://doi.org/10.1016/j.fct.2022.113001
(8) Bjørklund et al. (2019) Mercury Exposure and Its Effects on Fertility and Pregnancy Outcome https://doi.org/10.1111/bcpt.13264
(9) European Environment Agency. Mercury in Europe’s Environment: A Priority for European and Global Actionhttps://www.eea.europa.eu/publications/mercury-in-europe-s-environment
(10) European Commission. Directorate General for Maritime Affairs and Fisheries. et al. Le marché européen du poisson (2023) page 36 – Plus d’un milliard de kilos de thon sont vendus chaque année dans l’UE, consommation moyenne annuelle de 3 kilos de thon par personne :https://eumofa.eu/documents/20124/35668/EFM2023_FR.pdf
(11) France AgriMer (2023) Consommation Des Produits de La Pêche et de l’aquaculture page 26 – en France la consommation annuelle moyenne de thon est de 4.9 kilos de thon par personne, en équivalent poids vifhttps://www.franceagrimer.fr/fam/content/download/74190/document/BIL-MER-2024-CHIFFRES-CLES-2023.pdf?version=3
(12) Commission européenne (2011) Audit de l’autorité compétente des Seychelles https:// ec.europa.eu/food/audits-analysis/audit-report/details/2691
(13) Instructions techniques de la Direction générale de l’Alimentation. Sur le territoire français : DGAL/SDPAL/2016-2, DGAL/SDPAL/2017-20, DGAL/SDPAL/2018-93, DGAL/ SDPAL/2019-81, DGAL/SDPAL/2020-71, DGAL/SDPAL/2021-113, DGAL/SDEIGIR/2022-28, DGAL/SDEIGIR/2023-311, DGAL/ SDEIGIR/2024-120 ; aux postes de contrôle frontaliers : DGAL/SDASEI/2020-11, DGAL/SDEIGIR/2021-986, DGAL/SDEIGIR/2023-311.