Pourquoi réduire ou supprimer l’utilisation des pesticides, puisque leurs dégâts sont compensés ?

« L’indemnisation des victimes de pesticides est bien trop modique pour remettre en cause l’économie du secteur »

Chronique

Stéphane Foucart https://www.lemonde.fr/idees/article/2024/10/20/l-indemnisation-des-victimes-de-pesticides-est-bien-trop-modique-pour-remettre-en-cause-l-economie-du-secteur_6356420_3232.html

La création du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides, en 2020, reconnaît certes le risque professionnel que ces substances représentent, mais son barème est singulièrement chiche. En accordant de modiques indemnités, il pérennise le système en le rendant acceptable, relève Stéphane Foucart, journaliste au « Monde », dans sa chronique.

En mars 2022, Emmy, 11 ans, est morte après sept années de lutte contre le cancer. Sa mère, Laure Marivain, était fleuriste. Leur histoire, racontée le 9 octobre par Le Monde et Radio France a mis en lumière une réalité méconnue, celle des risques invisibles encourus par cette profession et par les salariés de l’industrie floricole. Les fleurs, et en particulier celles qui viennent de loin, sont de petites bombes toxiques, gorgées de pesticides souvent bien plus dangereux que ceux autorisés en Europe, et de surcroît présents sans aucune limite maximale de résidus.

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Laure Marivain a manipulé des fleurs pendant sa grossesse sans se douter un seul instant des risques qu’elle et son enfant encouraient, sans jamais en avoir été informée. Le danger, pourtant, est établi au-delà du doute raisonnable. L’expertise collective rendue en 2021 par l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), estime que le lien entre leucémies de l’enfant et exposition maternelle aux pesticides pendant la grossesse est établi avec un niveau de preuve fort. Sans surprise, les experts du Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides (FIVP) ont ainsi admis ce lien causal, ouvrant la voie à une indemnisation des parents d’Emmy.

La création du FIVP, en 2020, constitue « une reconnaissance que les pesticides sont un risque professionnel trop longtemps négligé », écrivent les sociologues Jean-Noël Jouzel (CNRS) et Giovanni Prete (université Paris-Sorbonne), dans un article publié en mars par la revue AOC, qui attirait déjà l’attention sur les travailleurs de la fleur. Il y a pourtant, à l’évidence, quelque chose d’ambigu dans cette histoire.

Indemnisation modique

D’abord, le barème du Fonds d’indemnisation est singulièrement chiche, comme le notent les deux chercheurs. La perte d’un enfant ou d’un conjoint est indemnisée à hauteur de 25 000 euros. Perdre un frère ou une sœur ? C’est 5 000 euros. Un enfant qui perd ses parents a droit à 15 000 euros. Adossée à la sécurité sociale des agriculteurs, la structure indemnise les victimes de manière bien trop modique pour remettre en cause l’économie des secteurs qui utilisent ces produits (agriculture conventionnelle, industrie floricole, production animale…). Au total, en 2023, 523 personnes ont été indemnisées, pour une enveloppe globale d’un peu plus de 13 millions d’euros.

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Par comparaison, le système judiciaire américain, répondant au même genre de situations, se montre bien plus redoutable. Le 10 octobre, Bayer était condamné par un tribunal de Philadelphie à verser 78 millions de dollars (72 millions d’euros) à un unique plaignant, malade d’avoir utilisé une unique substance (le glyphosate). Bayer a fait appel. Mais le seul glyphosate a contraint la firme à engager jusqu’à présent près de 11 milliards de dollars pour régler à l’amiable des dizaines de milliers de litiges – il en reste encore plus de 50 000 dans les tuyaux de la justice américaine.

Le FIVP indemnise des victimes tout en accompagnant le système qui les rend malades ou qui les tue. En accordant ces modiques indemnités, il le pérennise en le rendant acceptable, et institutionnalise ses dommages : certes, les gens tombent malades, mais puisqu’une compensation est prévue, tout peut continuer ne varietur. Le Fonds d’indemnisation des victimes de l’amiante, lui, n’a été créé qu’en 2000, c’est-à-dire après l’interdiction de la redoutable fibre minérale. Son objectif est ainsi bien différent puisqu’il ne fait que purger les contentieux d’un système auquel il a été mis fin, car jugé inacceptable.

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Rien de tel avec le Fonds d’indemnisation des victimes de pesticides, qui normalise l’usage des toxiques en intégrant leurs dégâts sanitaires au fonctionnement de l’économie, au prix d’une valorisation très faible de la vie humaine. Du coup, l’existence de victimes des pesticides n’est plus une question politique ouverte, mais résolue : le FIVP a été mis en place sous le premier mandat d’Emmanuel Macron, le président de la République qui a le plus favorisé l’industrie agrochimique au cours des quinze dernières années, et qui n’a pas hésité à supprimer l’indicateur de suivi de leurs usages, en place depuis 2008. De fait, pourquoi réduire ou supprimer l’utilisation des pesticides, puisque leurs dégâts sont compensés ?

Le gouvernement attendu sur la question

Les dégâts sanitaires des pesticides ont donc disparu de l’horizon politique du gouvernement. Ces derniers jours, après la forte médiatisation de l’histoire d’Emmy ou celle des cancers pédiatriques de la plaine céréalière d’Aunis, près de La Rochelle, où plusieurs enfants sont morts ces dernières années, on attendait une déclaration du gouvernement sur cette fameuse « dette écologique » qui fait tant parler le premier ministre et dont l’actualité montrait que de jeunes enfants la paient parfois de leur vie.

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L’attente n’a pas été déçue. Sans un mot pour eux ou leur famille, la nouvelle ministre de l’agriculture, Annie Genevard, a déclaré mercredi 16 octobre sur CNews qu’elle chercherait à assouplir encore les normes – ses proches assurent qu’il ne faut pas y voir une position pro-pesticides. « On a interdit en France de traiter les cerisiers, a-t-elle néanmoins déclaré. On a interdit, on s’est fait plaisir. Maintenant, on ne mange quasiment plus de cerises françaises. » L’entourage de MmeGenevard convient pourtant qu’il n’existe plus aujourd’hui de distorsion de concurrence sur cette culture, la situation à laquelle faisait prétendument référence la ministre remontant à près de dix ans. Quant à la production française, elle a été de 33 400 tonnes en 2024, « soit quasiment le niveau de 2023 [et] dépasse de 9 % la production moyenne des récoltes de 2019 à 2023 », selon les services du ministère de l’agriculture. La santé humaine se négocie non seulement en espèces sonnantes, voilà qu’elle se troque contre des kilos de cerises imaginaires.

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Stéphane Foucart

Voir aussi:

* https://environnementsantepolitique.fr/2024/10/09/une-enfant-de-fleuriste-dont-le-deces-par-cancer-est-reconnu-par-le-fonds-dindemnisation-des-victimes-de-pesticides-fivp/

** https://environnementsantepolitique.fr/2024/10/14/la-rochelle-des-neonicotinoides-qui-ont-des-consequences-sur-le-developpement-neurologique-ressortent-a-des-niveaux-eleves-chez-11-enfants-alors-quils-sont-interdits-depuis-2013-et/

*** https://environnementsantepolitique.fr/2024/09/26/on-continue-a-produire-en-france-des-milliers-de-tonnes-de-pesticides-interdits-et-a-les-acheminer-vers-des-pays-aux-reglementations-moins-protectrices/

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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