La santé mentale érigée en « grande cause », alors que le système de soins est débordé
Cette labellisation, qui permet de mettre un coup de projecteur sur une problématique, est réclamée depuis des mois par un collectif très large d’acteurs de la santé mentale, de la psychiatrie et du secteur médico-social. Les psychiatres, eux, sont plus circonspects.
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C’est désormais acté : le premier ministre, Michel Barnier, a confirmé, mardi 1er octobre, lors de sa déclaration de politique générale à l’Assemblée nationale, faire de la santé mentale la « grande cause » de l’année 2025. Il s’était déjà prononcé pour, le 22 septembre, lors de sa première intervention télévisée. En apportant une touche personnelle à cet engagement : le nouveau locataire de Matignon avait mis en avant l’investissement de sa mère, pendant trente-cinq ans, comme présidente, en Savoie, de l’Union nationale de familles et amis de personnes malades psychiques. Un établissement destiné à des personnes souffrant de troubles psychiques porte son nom, à Aix-les-Bains : la résidence Denise-Barnier.
Ceux qui suivent les débats sur ces sujets savent que cette préoccupation pour la santé mentale a déjà été affichée à de nombreuses reprises sous la présidence d’Emmanuel Macron. Avec un dernier rendez-vous manqué : un Conseil national de la refondation, promis par le gouvernement pour la mi-juin, a été annulé en dernière minute, après la dissolution de l’Assemblée nationale. L’ex-premier ministre, Gabriel Attal, dans son discours de politique générale, en janvier, avait aussi évoqué la santé mentale des jeunes comme une priorité.
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Concrètement, qu’est-ce qui va changer ? Le label de « grande cause » permet d’obtenir des diffusions gratuites de messages sur les télévisions et radios publiques. Et de mettre un coup de projecteur sur une problématique – en 2024, année olympique, l’activité physique et sportive, ou par le passé, l’égalité hommes-femmes, l’autisme, la lutte contre les violences faites aux femmes, le cancer… La labellisation est réclamée depuis des mois par un collectif très large regroupant une vingtaine d’acteurs de la santé mentale, de la psychiatrie et du secteur médico-social, représentant quelque trois mille organisations.
Un « impact réel »
« Les campagnes de sensibilisation de cette envergure, comme il a pu y en avoir dans les pays anglo-saxons, ont un impact réel, défend Angèle Malâtre-Lansac, déléguée générale de l’Alliance pour la santé mentale (l’une des organisations du collectif) et ancienne directrice déléguée à la santé de l’Institut Montaigne. Elles permettent des avancées sur l’accès aux droits, la déstigmatisation, ou dans la lutte contre les discriminations, et peuvent être le début d’un vrai changement dans la société. »
« On compte 13 millions de personnes touchées par un trouble psychique chaque année, une personne sur quatre est concernée au cours de sa vie : ça nous paraît une justification suffisante pour qu’un gouvernement prenne le sujet à bras-le-corps », abonde Jean-Philippe Cavroy, délégué général de Santé mentale France, autre membre-clé du collectif.
Si le travail de lobbying semble avoir porté ses fruits, dans les rangs des psychiatres et de leurs représentants, le nouvel engagement de Matignon est accueilli avec plus de circonspection. Eux ne cachent pas être un peu « échaudés » par la communication politique récurrente, alors que la crise de la psychiatrie ne cesse de s’aggraver.
« En général, à grande cause nationale, grand oubli préalable, relève Marie-José Cortes, présidente du Syndicat des psychiatres des hôpitaux. Ce qui nous importe, c’est que la psychiatrie ne soit pas oubliée, dissoute, dans cette expression de santé mentale. Renforcer les moyens humains de la psychiatrie de secteur, renforcer le dépistage, renforcer la prise en charge des situations d’urgence et de crise, en évitant à tout prix les ruptures de parcours de soins : voilà les objectifs que le gouvernement doit prendre à bras-le-corps. »
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Le ton est plus critique encore dans les rangs du Printemps de la psychiatrie, un collectif apparu dans le sillage de la mobilisation des psychiatres des années 2018-2019. Avec certaines lignes de fracture traversant le monde de la psychiatrie et de la santé mentale qui apparaissent de nouveau. « La santé mentale est devenue un fourre-tout où se retrouvent, pêle-mêle, le marché du bien-être, les grandes souffrances psychiatriques, les difficultés d’adaptation des individus au monde contemporain, les dispositifs et institutions de soin et d’accompagnement, le marché de l’e-santé mentale », met en garde celui-ci, dans un communiqué diffusé le 23 septembre. Le collectif plaide pour que la priorité soit donnée à des« conditions d’accueil et de soin dignes et attentionnées ».
« Submergé par la vague »
Il suffit de quelques chiffres à Jean-Pierre Salvarelli, lui aussi du Syndicat des psychiatres des hôpitaux, et vice-président de la Conférence des présidents de commission médicale d’établissement public de santé mentale, pour décrire une situation de plus en plus alarmante. « Nous en sommes à 48 % de postes de praticiens [titulaires] vacants à l’hôpital. Les demandes de prise en charge explosent, et les soignants n’en peuvent plus, assure-t-il. Il y a vingt-cinq ans, la psychiatrie publique, c’était 1,1 million de personnes suivies ; on est passé à 2,5 millions aujourd’hui [en majorité en ambulatoire], mais on a fermé 88 000 lits sur la période. Comment pourrait-on tenir ? » En 2022, il restait 52 200 lits d’hospitalisation à temps plein, ainsi que 29 500 places (hôpital de jour ou de nuit). Dans les services, on « trie » les patients qu’on peut prendre en charge, constate-t-il, on est « submergé par la vague », et beaucoup craignent comme lui que, derrière l’affichage de cette « grande cause », ce soit encore des « mesures cosmétiques » qui se dessinent.
Depuis le début du quinquennat Macron, à plusieurs reprises pourtant, le gouvernement a avancé des réponses. « Feuille de route » en 2018, Assises de la psychiatrie en 2021… ce sont au total une cinquantaine d’actions, lancées sur le front de la prévention, du soin, de l’inclusion sociale, que peut mettre à son crédit l’exécutif. Déploiement d’un programme de « premiers secours en santé mentale », mise en place d’une ligne de prévention du suicide – le 3114 –, recrutement de professionnels dans les centres médico-psychologiques… Parmi les mesures les plus visibles apportées face à la dégradation des indicateurs de santé mentale, le dispositif Mon soutien psy vient aussi d’être élargi, en juin, passant de huit à douze séances chez un psychologue remboursées au patient. Et pour inciter davantage de professionnels, jusqu’à présent en nombre insuffisant, à participer au dispositif, le tarif de la séance est passé de 30 à 50 euros.
« Nous assistons à un engagement politique et financier qui va crescendo, défend Frank Bellivier, délégué à la santé mentale et à la psychiatrie, un poste créé au ministère de la santé, en 2019. Quelque 1,9 milliard d’euros ont été programmés sur cinq ans. » Ce psychiatre le reconnaît néanmoins : « Nous continuons de devoir faire face à des difficultés inédites de ressources humaines. » Il espère de cette future labellisation un effet d’« accélérateur », qui « oblige » le politique.
Mattea Battaglia et Camille Stromboni
*Santé mentale : pourquoi la prescription de psychotropes chez les jeunes s’envole
Dégradation de leur état psychologique, prise en charge trop tardive, meilleur repérage des troubles ou génération qui se tourne plus facilement vers le soin… De nombreuses pistes sont avancées pour expliquer cette évolution jugée « préoccupante » par l’Assurance-maladie.
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On ne compte plus les alertes sur la santé mentale des jeunes lancées par des soignants – médecins, psychiatres, pédiatres, psychologues… Cette fois-ci, le signal est remonté de l’Assurance-maladie, qui a mis en exergue, dans un rapport publié durant l’été, l’augmentation de la prescription de psychotropes chez les 12-25 ans, entre 2019 et 2023.
Psychotropes : le mot, un peu « fourre-tout », englobe une grande diversité de traitements – antidépresseurs, anxiolytiques, antipsychotiques, hypnotiques, stabilisateurs de l’humeur… – répondant à des logiques de prescription différentes, tiennent à rappeler les médecins. Il n’empêche, ces nouveaux chiffres ne leur ont pas échappé, et beaucoup reprennent à leur compte l’adjectif accolé par l’Assurance-maladie à son constat : celui d’une évolution « préoccupante », tout en mettant en avant plusieurs hypothèses pour l’expliquer.
Au total, près de 936 000 jeunes ont été remboursés au moins une fois, en 2023, pour un médicament psychotrope, a calculé l’Assurance-maladie. C’est 5 % de plus qu’en 2022, et 18 % de plus qu’en 2019, année précédant la crise liée au Covid-19 et ses confinements, soit 144 000 jeunes supplémentaires.
« Les maux de la société ont changé »
Selon la catégorie de médicaments, la hausse est plus ou moins forte. Ainsi, + 60 % de jeunes sont sous antidépresseurs, + 38 % sous antipsychotiques (prescrits pour la schizophrénie ou la bipolarité notamment) ; et + 8 % de jeunes sont sous anxiolytiques, cette dernière hausse étant exclusivement attribuable à des jeunes filles.

Ces chiffres apparaissent d’abord comme le reflet de la dégradation de la santé mentale des jeunes. Pédopsychiatre à l’hôpital Necker-Enfants malades, Pauline Chaste le souligne : « Dans un contexte d’augmentation aussi forte des situations d’urgence, il faut trouver un moyen de calmer le plus rapidement possible les angoisses », décrit-elle, écartant la critique parfois soulevée en direction des médecins, qui seraient devenus des « machines à prescrire » : « Nous avons traversé une crise majeure [celle du Covid-19], et nous y sommes encore, il faut y répondre. »
Au-delà de ce constat qui fait l’unanimité, d’autres explications à ce recours plus important aux médicaments sont questionnées. Parvient-on à repérer plus précocement certains troubles ? Autrement dit, réussit-on à mieux détecter que par le passé certaines maladies mentales ? C’est une piste. « Il existait un important retard de diagnostic pour le trouble bipolaire et la schizophrénie », reprend la pédopsychiatre. Et d’ajouter une autre explication à la forte hausse des antipsychotiques, autrement appelés neuroleptiques : « Nous prescrivons aussi ces traitements à des jeunes qui n’ont ni troubles bipolaires ni schizophrénie, mais qui peuvent être impulsifs, se mettre en danger, multiplier les tentatives de suicide, et en avoir besoin, à court terme. »
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« Sans doute que de jeunes adolescents, de jeunes adultes, sont plus nombreux à venir vers le soin, décrit Charline Magnin, psychiatre à l’hôpital de Quimperlé (Finistère). La jeune génération en parle plus, elle vient plus facilement demander de l’aide. » « En même temps, poursuit cette jeune médecin, la société a évolué, et, avec elle, ce sont les maux de la société qui ont changé : on ne soigne plus seulement la dépression, on prend aussi en charge des troubles anxieux, des phobies scolaires, des troubles obsessionnels compulsifs, des stress post-traumatiques… Et on tente d’apporter une réponse à chacun. »

Une explication moins positive coexiste : celle de prises en charge trop tardives, du fait d’un système de soins dépassé par les besoins. « Si tout le monde avait accès à un psychiatre ou un pédopsychiatre quand il le faut, peut-être qu’il y aurait moins de médicaments prescrits, observe ainsi Charline Magnin. En première ligne, on a souvent des médecins généralistes qui doivent se débrouiller tout seuls, l’accès aux spécialistes reste très compliqué. »
Question sensible
L’envol de la consommation d’antidépresseurs (+ 60 %) interpelle à ce titre. La Haute Autorité de santé préconise, « en première intention », de privilégier les psychothérapies, la prescription d’antidépresseurs ne se justifiant que par l’échec de celle-ci, ou par la sévérité de la dépression.

Dans les rangs des médecins, la vigilance est aussi de mise sur la prescription d’anxiolytiques : « Il existe très peu d’usages justifiés chez les jeunes, alors que le problème de la dépendance attaché aux anxiolytiques est connu », explique Antoine Pelissolo, psychiatre à l’Assistance publique-Hôpitaux de Paris, à l’hôpital Henri-Mondor.
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En creux, la question sensible de la mauvaise prescription est posée, notamment de la part d’autres spécialistes que des psychiatres. « La prescription n’est jamais une décision rapide et simple, souligne le pédiatre Jean-François Pujol, du Syndicat des pédiatres libéraux, qui exerce en Gironde. Mais on ne va pas laisser un ado qui ne dort pas, qui a terriblement besoin d’apaisement, sans traitement. Ni un enfant qui lève la main sur ses camarades, sur ses parents, et qui est en souffrance comme toute sa famille, sans réponse thérapeutique. On finit, parfois de guerre lasse, par donner un sédatif ou un neuroleptique, en attendant un rendez-vous dans un centre médico-psychologique, ou chez un pédopsychiatre, qui viendra peut-être quelques semaines, quelques mois plus tard… au mieux. »
A 63 ans, ce médecin le souligne néanmoins : lui s’est largement formé, au fil de sa carrière, sur ces médicaments et leur bon usage. « Ça ne fait pas de nous, pédiatres, des psychiatres, mais on est capables de prescrire, mieux que par le passé. »
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Un débat un peu à part, et récurrent, concerne les psychostimulants, ces traitements prescrits essentiellement pour des troubles de l’attention avec hyperactivité. Le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge avait, dans un rapport de mars 2023, épinglé l’augmentation des prescriptions, sur un ton jugé trop « alarmiste » par les psychiatres. La progression a été particulièrement « accentuée » depuis 2022, décrit l’Assurance-maladie, ce qui peut toutefois s’expliquer par un « rattrapage du retard des diagnostics » et de « l’utilisation de ces traitements en France par rapport aux autres pays européens ».
L’Assurance-maladie a appelé de ses vœux une « conférence de consensus », pour s’accorder sur les pistes d’analyse et les réponses à apporter.
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Mattea Battaglia et Camille Stromboni
**Crise de l’hôpital : la difficile gestion des patients « psy » aux urgences
Par Mattea Battaglia et Camille StromboniPublié le 01 septembre 2024 à 05h30
Temps de Lecture 8 min.
REPORTAGE
Les patients qui se retrouvent aux urgences, faute de lits d’hospitalisation en psychiatrie ou de suivi en ville, sont devenus l’un des symboles de la crise du secteur, exacerbée avec l’été. En Ile-de-France, plusieurs leviers sont activés pour éviter l’engorgement.
Sept patients accueillis, dix sortis, deux en attente d’un lit d’hospitalisation près de chez eux… Le temps d’une pause dans son bureau, le 30 juillet, peu après 10 heures, et après la réunion avec l’équipe de garde, la psychiatre Nadia Cheffi tient les comptes. Une arithmétique quotidienne qui, explique-t-elle, est le reflet du « turnover vertueux » instauré au sein du Centre renforcé d’urgences psychiatrie (CRUP). Cette nouvelle unité, dont la jeune médecin est responsable depuis dix mois, est adossée aux urgences de l’hôpital Delafontaine de Saint-Denis, même si elle relève de l’établissement public de santé de Ville-Evrard, l’hôpital psychiatrique du secteur, à Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-Denis).
« Notre objectif est de sortir au plus vite des urgences les “patients psy” qui y arrivent en crise aiguë et qui risquent de s’enfoncer, pour leur faire une place dans l’un de nos quinze lits, explique-t-elle, les évaluer et commencer à les traiter rapidement, avant de les réintégrer dans un parcours de soins, en ville ou en milieu hospitalier, relevant de leur secteur. » Le tout dans un délai maximum de soixante-douze heures. Parfois moins : la durée moyenne de prise en charge pour les 1 500 patients passés par le CRUP, depuis son ouverture en septembre 2023, est de trente-six heures. Autre résultat encourageant : un retour à domicile a pu être organisé pour un quart de ces patients, avec un suivi en ambulatoire.
Symboles de la crise de l’hôpital, exacerbée durant la période estivale, les « patients brancards » qui engorgent les services des urgences sont aussi la conséquence des tensions sur l’offre de soins en psychiatrie. Avec des personnes souffrant de troubles psychiques qui constituent, bien souvent, une grande difficulté pour des services des urgences, démunis pour les prendre en charge. Le suicide d’un patient aux urgences psychiatriques de l’hôpital Purpan (CHU de Toulouse), le 14 février, après dix jours sur un brancard, avait provoqué l’émoi chez les soignants.
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« Frapper vite, frapper fort, pour ne pas laisser la crise s’aggraver » : c’est un peu la philosophie de Fayçal Mouaffak, chef du pôle psychiatrie de Ville-Evrard, qui a défendu le projet de CRUP pendant dix ans avant qu’il ne soit inauguré. Son fil rouge : accueillir les patients dans des « conditions dignes », et permettre à son équipe (trois médecins, seize infirmiers, cinq aides-soignantes) de faire « dignement » son travail, martèle-t-il, en limitant les mesures coercitives et en s’extrayant de la « temporalité des urgences ».
Dans la ligne de mire de Fayçal Mouaffak, comme de tous les professionnels croisés fin juillet, ces patients « psy » laissés des heures, des jours, parfois des nuits dans les couloirs des urgences. Souvent entravés sur un brancard ; souvent, aussi, sans autre soin qu’une sédation. Un « vortex », souffle le psychiatre au verbe haut, dont les médias se font régulièrement l’écho.
L’été est particulier, avec les Jeux olympiques de Paris : l’agence régionale de santé (ARS) d’Ile-de-France a demandé aux établissements de maintenir les capacités d’accueil en ouvrant une centaine de lits supplémentaires en psychiatrie, par rapport à l’été 2023, sur un total de quelque 7 500. Sans pouvoir compenser les 5 % à 10 % de lits fermés, en moyenne,toute l’année faute de médecins et d’infirmiers en nombre suffisant. « La situation pour les patients arrivant aux urgences demeure compliquée, concède-t-on à l’ARS, avec des délais de prise en charge encore trop longs, faute de places en aval. » Quand bien même l’hospitalisation en psychiatrie est « l’exception », de 80 % à 90 % des prises en charge se faisant en ambulatoire (en journée).
« Offre de soins en état de déliquescence »
« La prise en charge des patients semble chaque année, chaque été, plus difficile », rapporte Marie-José Cortès, présidente du Syndicat des psychiatres des hôpitaux, évoquant notamment une « offre de soins, en ville, en état de déliquescence », des « collègues à l’hôpital qui jettent l’éponge, faute d’investissement dans l’attractivité des carrières », et cette « période particulière » des vacances qui voit le lien familial, le tissu social, les soins « se distendre », et des patients « laissés sur le carreau ».
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La pénurie de professionnels et les fermetures de lits, en raison des restrictions budgétaires ces dernières décennies, touche de plein fouet le secteur psychiatrique, avec de grandes tensions en ville pour accéder à des soins et des délais pour décrocher un rendez-vous en centre médico-psychologique qui explosent.
Maurice Bensoussan, président du Syndicat des psychiatres français, invoque le « manque d’articulation entre la ville et l’hôpital » et le « manque de lisibilité d’une offre de soins sectorisée mais éparpillée ». « Dans ces conditions, les patients en crise et leurs proches inquiets vont se tourner vers le seul lieu où la lumière leur semble encore allumée : les urgences,affirme-t-il. Sans imaginer qu’ils n’y trouveront pas toujours le spécialiste espéré. »
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« Longtemps, dans l’important services des urgences où mon équipe intervient, un psychiatre était présent vingt-quatre heures sur vingt-quatre, rapporte le professeur Bernard Granger, psychiatre à l’hôpital Cochin (AP-HP), par ailleurs président du syndicat universitaire de psychiatrie. Puis cette présence s’est interrompue à minuit. Depuis deux ans, c’est 18 h 30, faute de psychiatres en nombre suffisant. Malgré les collaborations avec les autres services parisiens, certains patients peuvent rester sans solution immédiate, et sont traités ou gardés aux urgences dans des conditions de soins dégradées. »
Combien ? L’ARS d’Ile-de-France estime à 100 000 les passages annuels aux urgences pour motifs psychiatriques, soit 250 à 300, au quotidien, dans les services franciliens, sans évaluer la part qui « coince ». « Ce n’est pas qu’une problématique de chiffres », relève Mathias Wargon, l’urgentiste en chef de l’hôpital Delafontaine, qui œuvre « en binôme », au CRUP, avec Fayçal Mouaffak. « Un patient psy attaché, entravé, parce qu’il représente un risque pour lui-même et pour les soignants, c’est une personne qui souffre, qui hurle, qui met tout un service à l’épreuve… témoigne-t-il.Parvenir à fluidifier ce type de parcours, c’est une vraie bouffée d’oxygène. »
« Vous venez de me parler du diable, madame »
Pour désengorger les urgences, d’autres dispositifs permettent d’agir, non pas en aval, mais en amont : c’est le rôle assigné aux SAMU-Psy – une dizaine existent sur tout le territoire – qui participent à la « régulation » des appels, selon la terminologie officielle, aux côtés des urgentistes et des soignants des SAMU « classiques ».
Ce matin de la fin juillet, les premiers appels téléphoniques résonnent dans l’un des premiers dispositifs installé à Paris, depuis 2022, dans les locaux du SAMU de Paris, à l’hôpital Necker-Enfants malades (AP-HP). Infirmière en psychiatrie, Barbara Faipot, 48 ans, entame un échange soutenu avec une personne « un peu agitée et délirante » : « Vous venez de me parler du diable, madame, tout n’est pas bien clair. »
« En rupture de traitement et de suivi », selon son amie qui vient de contacter le 15, la femme au téléphone semble, progressivement, se laisser convaincre de « consulter immédiatement ». Tout en maintenant le lien, la soignante aguerrie alterne, en parallèle de l’échange, avec un appel au centre médico-psychologique où l’appelante était suivie ; elle apprend que celle-ci n’y était plus venue depuis des mois. Enfin, elle parvient à trouver un soignant de l’équipe mobile et d’accueil psychiatrique, disponible pour la recevoir, « sur le chemin pour acheter ses cigarettes ». Une issue favorable. Sinon, explique l’infirmière, elle serait probablement « allée la voir directement », comme le fait désormais ce pôle spécialisé, en conjuguant à son activité de régulationdes interventions sur le terrain.
Quelques mètres derrière Barbara Faipot, c’est le branle-bas de combat chez ses collègues présents – une autre infirmière en psychiatrie et un psychiatre – pour retrouver la trace d’une personne venant de menacer de se suicider dans un mail adressé à son employeur. Les soignants du SAMU-Psy réceptionnent douze à quinze appels chaque jour, de 8 heures à minuit en semaine, de 9 heures à 23 heures les week-ends.
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Avec ce dispositif aussi, on avance de premiers résultats encourageants. Seulement 37 % des appels au 15 pour raison psychiatrique aboutissent désormais à un adressage dans les services des urgences ou aux urgences psychiatriques de Sainte-Anne (Paris), contre 80 % auparavant. « Je ne pensais pas qu’on arriverait à gagner autant de points, confie la docteure Gaëlle Abgrall, qui a monté et dirige le dispositif innovant. Notre objectif est d’améliorer la qualité de la réponse de soins psychiques, avec un personnel formé à la psychiatrie d’urgence, nous essayons d’intervenir le plus possible en amont des crises, ce qui est plus efficace et beaucoup moins violent. »
Un risque suicidaire inquiétant
Beaucoup de situations arrivent ainsi à être désamorcées avec un échange d’au moins vingt à trente minutes permettant une « désescalade » de la crise, l’accompagnement vers des dispositifs intermédiaires, tels les centres d’accueil de crise, ou vers le médecin généraliste ou le psychiatre libéral. Avec aussi certaines règles propres à ces patients : « On ne laisse jamais quelqu’un en “salle d’attente [téléphonique]”, reprend Barbara Faipot. On ne sait jamais ce qu’il peut se passer, si cette personne pense qu’on l’a oubliée, si elle angoisse… »
Ce sont aussi les proches d’une personne en souffrance, les médecins ou encore les infirmiers scolaires qui contactent le SAMU-Psy. « Les appels pour des mineurs de moins de 16 ans ont doublé en un an », relate le psychiatre Julien Katz, rappelant que les jeunes représentent un volume important des appels, pour des propos suicidaires, des mises en danger, des scarifications… « Les dispositifs de consultation et de suivi pour les mineurs sont souvent saturés, avec des délais d’attente très longs », relève-t-il encore.
Dans les locaux du SAMU, le temps nécessaire pour gérer un seul dossier peut, parfois, affoler les compteurs. Il a fallu ainsi, la veille au soir, mener une véritable enquête, à la suite de l’appel d’un proche d’une jeune femme signalant chez elle des éléments délirants. « La patiente a réussi à me mettre le doute, elle m’assurait n’avoir jamais vu un psychiatre, et disait que c’était son compagnon qui avait des problèmes psychologiques », décrit Séverine Cubat Dit Cros, l’autre infirmière spécialisée. Une « accusation retournée » à laquelle ces soignants sont habitués. L’infirmière a d’abord décelé, au téléphone, plusieurs indices : « Je la sentais très tendue, se contenant, avec des propos un peu flous, puis elle m’a raccroché au nez… »
A force de vérifications et d’appels, elle a pu remonter jusqu’à un établissement psychiatrique d’une autre région, et découvrir que la jeune femme, sous le régime de l’hospitalisation sous contrainte, était en fugue. « Les pompiers, sur place auprès d’elle, hésitaient, reprend l’infirmière. J’ai pu leur confirmer qu’il était bien nécessaire de la conduire aux urgences. »
« On ne peut pas pousser les murs »
Personne, sur le terrain, ne parle de solution miracle. La veille de notre visite au CRUP de Seine-Saint-Denis, la docteure Cheffi a dû se résoudre, alors que ses quinze lits étaient « pleins de chez plein », à refuser des patients « coincés » aux urgences de Delafontaine, d’Avicenne, de Montfermeil… Autant de services qui, dans un département cumulant les fragilités, « irriguent » l’unité dont elle assume la supervision. « Avant et après le week-end, les journées sont toujours plus tendues, rapporte-t-elle. On ne peut tout simplement pas pousser les murs. »
Nuancé, le discours de sa consœur Noémie Ayache l’est aussi. Cette jeune psychiatre, médecin coordonnateur du SAMU-Psy 93, a pris en charge le cas de « Mme D. », arrivée aux urgences de Bobigny « en état de crise maniaque et délirante », rapporte-t-elle lors de la réunion de staff. Elle a décidé d’une hospitalisation sans consentement, pour péril imminent. Avant de lui chercher un lit dans une chambre sécurisée… ce qui prendra quatre jours. « C’est encore beaucoup trop long, concède la médecin. Mais sans le CRUP, ça aurait pu être pire ; je n’aurais eu aucune solution de prise en charge dans ces délais. »
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Parmi les leviers activés, l’ARS francilienne défend aussi la cellule régionale d’appui. Gérée par le groupe hospitalier universitaire de Sainte-Anne, elle peut être contactée par les services des urgences ou de psychiatrie pour trouver une solution d’hospitalisation complète au plus vite, y compris « hors secteur » (selon son lieu de résidence, chaque patient est affilié à un secteur géographique réunissant les établissements et structures de psychiatrie). Une solution « en seconde intention », défend-on à l’ARS. « Dans la pratique, le risque est grand de reporter le problème et la pression ailleurs, alors qu’un parcours de soins en psychiatrie doit absolument être intégré sur le plan territorial, avertit Marie-José Cortès, du Syndicat des psychiatres des hôpitaux. On ne peut pas catapulter un patient loin de chez lui. »
Beaucoup, dans les cercles de médecins, se demandent si la santé mentale et la psychiatrie compteront parmi les priorités du nouveau gouvernement. Et rappellent que leur ministre démissionnaire, Frédéric Valletoux, avait promis, pour le début de l’été, de consacrer un « conseil national de refondation » sur le sujet, finalement annulé.