Pesticides : la France continue à exporter des substances interdites… qui reviennent ensuite dans les fruits et légumes importés
Une faille dans la loi interdisant l’exportation de certains pesticides permet aux fabricants de continuer à en produire des milliers de tonnes en France. Des enquêtes montrent qu’en retour des fruits et légumes importés en contiennent des traces.
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Afin de mettre un terme à une pratique qualifiée d’« odieuse » par les Nations unies, la France prohibe depuis 2022 l’exportation de pesticides dont l’usage est interdit dans l’Union européenne (UE) en raison de leur dangerosité pour la santé ou pour l’environnement. Deux ans après l’entrée en vigueur de cette loi pionnière dans le monde, on continue pourtant à produire en France des milliers de tonnes de pesticides interdits et à les acheminer vers des pays aux réglementations moins protectrices, comme le Brésil (première destination), l’Ukraine, la Russie ou l’Inde. Effet boomerang, ces substances chimiques très toxiques reviennent dans les rayons des supermarchés français par le biais de l’importation de fruits, légumes ou épices traités avec ces pesticides.
Autre conséquence de la poursuite de ces exportations, une pollution des ressources en eau autour des sites de production en France. Telles sont les principales conclusions de plusieurs enquêtes menées par des associations (Public Eye, Unearthed et Pesticide Action Network Europe) et par l’équipe de l’émission « Vert de rage », qui devaient être rendues publiques mardi 24 septembre, avant la diffusion du dernier numéro de la série documentaire sur France 5.
Selon les données compilées par l’ONG suisse Public Eye et Unearthed, la cellule investigation de la branche britannique de Greenpeace, en 2023, les autorités françaises ont donné leur feu vert à l’exportation de près de 7 300 tonnes de pesticides interdits, soit à peu près le même volume qu’en 2022 (7 475 tonnes).
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Comme en 2022, les géants de l’agrochimie ont profité de failles dans la législation pour continuer à exporter des substances interdites en toute légalité. Principal trou dans la raquette, la loi s’applique aux produits « contenant » des substances non autorisées mais pas aux substances actives elles-mêmes. L’Américain Corteva et l’Allemand BASF se sont engouffrés dans cette brèche pour exporter sous forme pure respectivement plus de 3 000 tonnes de picoxystrobine (un volume suffisant pour traiter une superficie de 50 millions d’hectares, soit presque la taille de la France métropolitaine), un fongicide interdit depuis 2017 en raison de son potentiel génotoxique, et plus de 1 400 tonnes de fipronil, un insecticide tueur d’abeilles interdit en France depuis 2004.
Brèche législative
Un précédent rapport de Public Eye avait révélé l’existence de cette faille en novembre 2022. Le ministre de la transition écologique, Christophe Béchu, s’était engagé, en décembre 2022, devant les députés, à « combler cette brèche ». Près de deux ans plus tard, elle est toujours béante. Contacté par Le Monde, le ministère indique que « l’application de l’interdiction d’exportation aux substances actives “pures” nécessite une modification de la loi, qui n’a pu être intégrée à un véhicule législatif récent ».
Une autre faille avait été ajoutée par le gouvernement. Un décret de mars 2022 a introduit une dérogation : les pesticides dont l’autorisation a expiré sans avoir fait l’objet d’une interdiction formelle au niveau européen ou dont les industriels n’ont pas présenté de demandes de renouvellement peuvent continuer à être exportés. Ce décret a été annulé le 5 mars 2022 par le Conseil d’Etat. Depuis, le ministère assure avoir corrigé le tir. En 2023, il avait validé les demandes d’exportation de plus de sept cents tonnes de semences traitées avec des insecticides néonicotinoïdes comme le thiaméthoxame, interdit en France depuis 2018.
Syngenta est spécialisée dans l’enrobage de semences à base de thiaméthoxame. L’équipe de « Vert de Rage » a effectué, en février et mars, des prélèvements dans les ressources en eau autour de son usine de Saint-Pierre-la-Garenne (Eure). Les analyses ont été effectuées par l’unité de toxicologie analytique environnementale du CHU de Limoges. Le thiaméthoxame a été retrouvé dans les rejets d’eau en sortie d’usine à une concentration supérieure de près de 50 % à la norme de qualité recommandée en France pour les eaux souterraines (0,1 microgramme par litre), même chose dans des puits connectés à la nappe phréatique.
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Les analyses révèlent en outre la persistance dans l’environnement de pesticides interdits, que Syngenta a cessé d’exporter après l’entrée en vigueur de la loi en 2022 : des concentrations importantes (près de trois fois supérieures à la norme de qualité environnementale) d’atrazine, herbicide interdit depuis 2004, ont ainsi été mesurées dans un lac à proximité d’une ancienne décharge utilisée par l’usine, ainsi que dans la nappe phréatique.
Sollicité par Le Monde, Syngenta, qui possède une autre installation à Aigues-Vives (Gard), assure que « la production de produits à base de thiaméthoxame a été arrêtée en 2022 » sur le site de Saint-Pierre-la-Garenne et que l’atrazine est un herbicide qui n’y a « jamais été utilisé ». L’industriel indique cependant avoir connaissance depuis 2003 de la présence de résidus de substances actives dans les sols du site normand et mettre en œuvre des actions pour réduire leurs concentrations dans les eaux souterraines.
« Autosurveillance régulière »
L’équipe de « Vert de Rage » a également effectué des prélèvements autour de l’usine BASF de Saint-Aubin-lès-Elbeuf (Seine-Maritime). C’est cette installation qui a produit les 1 428 tonnes de fipronil autorisées à l’exportation par la France en 2023. Et là aussi, les analyses mettent en évidence une pollution de l’environnement et en particulier du milieu aquatique : les concentrations de fipronil (0,259 µg/l) mesurées dans les rejets aqueux de l’usine sont 336 fois supérieures au seuil considéré comme sans danger pour l’environnement. Contacté par Le Monde, BASF indique ne pas pouvoir commenter cette valeur faute d’« informations détaillées » tout en rappelant que les rejets de son usine font l’objet d’une« autosurveillance régulière en étroite coordination avec l’administration ». L’entreprise allemande ne se cache pas de profiter de la brèche législative pour continuer à produire son insecticide interdit : « Le fipronil est une substance active et sa fabrication en France n’est donc pas réglementée par la loi. »
De retour à l’envoyeur, ces pesticides interdits qui continuent à être fabriqués en France pour être exportés hors de l’Union européenne, se retrouvent dans nos assiettes par le biais des importations de fruits et légumes contaminés. L’unité de toxicologie analytique environnementale du professeur Souleiman El Balkhi a analysé vingt-deux échantillons de fruits et légumes achetés en grandes surfaces. Résultat : près d’un tiers des échantillons contient des résidus de pesticides interdits.
Ainsi, un pomélo provenant de Chine présente des concentrations de chlorpyrifos (interdit depuis 2020) proche de la « limite maximale en résidus » (LRM) autorisée ainsi que des traces de propiconazole (interdit depuis 2018). Une grappe de raisin du Pérou contient des résidus d’imidaclopride (interdit depuis 2020) et de myclobutanil (retiré du marché européen en 2021). Une orange de Tunisie présente des traces de malathion, interdit depuis 2008 en raison de son potentiel cancérogène. « Même si les concentrations mesurées ne dépassent pas les limites autorisées, le fait de trouver plusieurs pesticides dans les fruits et légumes est préoccupant », commente le professeur Souleiman El Balkhi.
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Des résultats confirmés à grande échelle par le réseau Pesticide Action Network Europe. L’ONG a analysé les dernières données, concernant l’année 2022, issues du programme européen de surveillance des résidus de pesticides dans les denrées alimentaires. Ces milliers d’échantillons prélevés dans chaque Etat membre servent de base à l’Autorité européenne de sécurité des aliments pour estimer l’exposition des consommateurs européens à ces résidus. Près de soixante-dix pesticides interdits ont été détectés dans les prélèvements réalisés en 2022 dont vingt et un pour des échantillons collectés en France. Parmi ces derniers, on trouve au moins cinq pesticides exportés depuis la France en 2022 : thiaméthoxame, imidaclopride, clothianidine, chlorfénapyr et quinoxyfen. Au total, 6 % des échantillons importés sont contaminés et 1,7 % avec des concentrations dépassant la LRM. Avec de grandes différences selon le type de denrées : le taux monte jusqu’à 38 % pour le café, 30 % pour les pamplemousses ou encore 26 % pour les mandarines.
Le Vietnam, le Brésil, le Chili et l’Egypte sont les pays qui exportent le plus de produits contaminés vers la France. Mercredi 18 septembre, sur la base d’une objection déposée par l’eurodéputé français Christophe Clergeau (Parti socialiste), le Parlement européen a mis son veto à la décision de la Commission européenne d’autoriser la présence de résidus de trois pesticides interdits dans les importations de céréales ou de café.