Sciences exactes et politiques inexactes

Dominique Méda : « Nous avons besoin d’institutions capables de prendre au sérieux l’ensemble des scénarios climatiques »

Chronique

Les sciences exactes sont trop peu présentes dans le débat public pour guider les décisions des autorités et la réflexion des citoyens sur la transition écologique, regrette la sociologue dans sa chronique.

Publié le 21 septembre 2024 à 05h00  Temps de Lecture 3 min.

« Qui aurait pu prédire ? Science, expertise et action publique ». Tel est le sujet que les candidats au concours externe de l’Institut national du service public (l’ex-ENA) ont eu à traiter à la fin du mois d’août, lors de l’épreuve « question contemporaine ». Un sujet particulièrement bien choisi, qui s’applique on ne peut mieux au moment dans lequel nous nous trouvons et qui devrait permettre de sélectionner le nouveau type de « décideur » dont nous avons urgemment besoin.

On se souvient que c’est le président de la République lui-même qui, à la stupéfaction générale, avait osé cette formule, lors de ses vœux, le 31 décembre 2022 : « Qui aurait pu prédire (…) la crise climatique aux effets spectaculaires, encore cet été, dans notre pays ? », provoquant l’indignation des scientifiquesEt ce, alors même qu’une politique de formation des décideurs publics avait été engagée sur ce sujet brûlant et que la climatologue Valérie Masson-Delmotte avait été reçue à l’Elysée pour assurer un enseignement express.

Elle y avait présenté toutes les informations, déjà terriblement inquiétantes à l’époque, dont dispose la science climatique. Les climatologues, mais aussi les physiciens et autres professionnels des sciences exactes, alertent depuis des années sur la réalité des changements en cours et à venir.

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Ils ont récemment redoublé de mises en garde, indiquant que la situation est désormais extrêmement dangereuse pour l’ensemble de l’humanité, et que leurs pires prévisions sont actuellement dépassées. Le réchauffement pourrait, selon eux, atteindre les 4 °C dans un avenir peu éloigné. Les tipping points (« points de bascule ») climatiques – ces seuils critiques qui une fois atteints conduisent à des changements irréversibles et de grande ampleur – pourraient être franchis dans un futur très proche.

Marchands de doute

Comment alors comprendre que les décideurs publics n’aient pas fait de cette question, depuis des années, leur priorité absolue ? Gouverner, n’est-ce pas prévoir et anticiper ? Ne s’agit-il pas de la question absolument essentielle, vitale, celle autour de la résolution de laquelle devraient s’organiser toutes les autres ?

De nombreuses explications de cet aveuglement des décideurs ont été apportées, notamment par les sociologues. Poids des lobbys, influence des marchands de doute, enchevêtrement des responsabilités et des compétences jouent un rôle. Mais il faut aussi s’intéresser à la place qu’occupent les sciences dans l’action publique.

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Bien que la plupart des progrès techniques depuis deux siècles soient dus aux sciences exactes, leurs représentants contribuent peu à la décision publique. Peu de ces scientifiques font une partie de leur carrière dans le pouvoir exécutif ou au Parlement. Les médias leur font généralement peu de place. Eux-mêmes hésitent à prendre la parole publiquement même si une fraction s’engage, voire appelle désormais ouvertement à la rébellion. Il n’existe pas de structure permettant d’informer directement ou d’alerter les décideurs publics, et peu ont des contacts directs et réguliers avec ces derniers.

Dans les médias, ce sont les économistes que l’on entend, qui sont aussi les conseillers du prince depuis bien longtemps – au moins depuis que l’Etat a besoin de connaître les meilleurs moyens d’obtenir des ressources financières. Le poids de Bercy n’a aucune commune mesure avec celui du ministère de la transition écologique. Les arbitrages se font le plus souvent en faveur du premier. S’il existe un programme de stabilité pour les dépenses publiques, il n’en existe pas pour l’empreinte carbone. Peu d’économistes proposent d’accorder autant d’attention aux variations de température ou de tonnes de CO2 qu’à celles du produit intérieur brut (PIB).

Les limites des scénarios

Et pourtant, le rapport « The Emperor’s New Climate Scenarios » (« Les nouveaux scénarios climatiques de l’empereur », 2023), sous la double responsabilité de l’équipe du climatologue Tim Lenton (université d’Exeter, Royaume-Uni) et de la Fédération britannique des actuaires, alerte sur les graves limites des scénarios de changement climatique couramment utilisés par les économistes. Il souligne que la plupart des modèles utilisés tant par les gouvernements que par les entreprises sous-estiment considérablement le risque climatique, que les changements se produisent plus rapidement que prévu et qu’un certain nombre de points de bascule pourraient être déclenchés si le réchauffement dépasse 1,5 °C.

Il dénonce le fait que « les modèles d’équilibre général largement utilisés pour estimer les impacts économiques contiennent un certain nombre d’hypothèses simplificatrices qui ne sont pas valables dans le monde réel ». Modéliser les risques physiques et de transition sur la base de données passées revient à regarder en arrière depuis le pont du Titanic le soir du 14 avril 1912, et à prédire un passage sans encombre vers New York parce qu’aucun iceberg n’a encore été heurté, écrivent-ils en substance.

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Ce document de trente-deux pages devrait nous convaincre de réorganiser immédiatement l’ensemble de l’action des pouvoirs publics autour de cette priorité. Nous avons besoin d’instances permettant de confronter les visions du monde portées par les différentes sciences et capables d’informer régulièrement et correctement les décideurs publics et le public. Nous avons besoin d’institutions capables de prendre au sérieux l’ensemble des scénarios climatiques, y compris ceux qui indiquent, comme l’écrit Tim Lenton, que « l’impact négatif sur le PIB pourrait être de 73 % en cas d’échec de la transition ».

Nous avons besoin d’un grand plan d’urgence, comme si nous étions en temps de guerre, pour organiser la bifurcation rapide et radicale qui nous permettra d’éviter le pire, voire, si nous savons le faire intelligemment, de rendre la vie dans nos sociétés plus désirable. Les actions à développer sont connues : comme le suggère Tim Lenton, il est urgent que le gouvernement déclenche au plus vite des points de bascule positifs.

Dominique Méda est professeure de sociologie à l’université Paris Dauphine-PSL et présidente de l’Institut Veblen.

Publié par jscheffer81

Cardiologue ancien chef de service au CH d'Albi et ancien administrateur Ancien membre de Conseil de Faculté Toulouse-Purpan et du bureau de la fédération des internes de région sanitaire Cofondateur de syndicats de praticiens hospitaliers et d'associations sur l'hôpital public et l'accès au soins - Comité de Défense de l'Hopital et de la Santé d'Albi Auteur du pacte écologique pour l'Albigeois en 2007 Candidat aux municipales sur les listes des verts et d'EELV avant 2020 Membre du Collectif Citoyen Albi

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