Au Québec, l’ordinateur quantique français se fraie un chemin face aux géants américains
Par Olivier Pinaud (à Sherbrooke (Québec))Publié le 22 septembre 2024 à 06h00, modifié le 22 septembre 2024 à 23h14
Reportage
Soutenue par le gouvernement québécois, Sherbrooke est devenue l’une des capitales mondiales de cette technologie. Les start-up Quandela et Pasqal en ont leur poste avancé vers les Etats-Unis.
A Sherbrooke, à 150 kilomètres à l’est de Montréal, la physique quantique est partout, jusque dans les canettes de bière. Concoctée au milieu des années 2010 par deux anciens doctorants de l’Institut quantique de la faculté des sciences, et toujours brassée à quelques kilomètres de là, cette India Quantum Ale pourrait prétendre au titre de boisson officielle de l’ex-bastion de l’industrie textile québécoise devenu l’une des capitales mondiales de cette technologie du futur. Celle-ci permettra notamment aux ordinateurs qui l’utiliseront (les particules y remplaceront alors les puces) d’effectuer des calculs incroyablement plus vite qu’un ordinateur classique.
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« Il y a peu d’écosystèmes dans le monde qui soit autant concentré et coordonné qu’ici », savoure Julien Camirand Lemyre. En plus d’avoir eu le bon goût d’inventer l’India Quantum Ale, ce docteur en ingénierie des micro-aimants a créé, en 2020, Nord Quantique, start-up canadienne symbole de l’effervescence qui règne à Sherbrooke.
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Lancée début 2022 par le gouvernement québécois, la Zone d’innovation quantique vise, en rapprochant recherche et entrepreneuriat, à concrétiser les promesses de la technologie pour l’informatique, la cryptographie, les capteurs ou les matériaux. Pour cela, un espace de 4 600 mètres carrés finit d’être aménagé dans l’ancien siège du journal La Tribune, le quotidien de la région de l’Estrie. Les jeunes pousses peuvent y louer des bureaux, des salles de réunion et surtout des appareils ultramodernes qu’elles pourraient difficilement s’offrir pour leurs expérimentations, comme ces réfrigérateurs à dilution, dont le prix de vente unitaire se chiffre en millions d’euros.
Afin de trouver les meilleurs cerveaux, il leur suffit de remonter la colline vers l’Institut quantique. Fondée il y a quarante-cinq ans pour se démarquer des grandes universités montréalaises, comme McGill, qui lui faisait de l’ombre, l’école est une référence mondiale. Elle compte trois cents étudiants et trente-neuf professeurs, dont Alexandre Blais, la star canadienne de la spécialité. La présence à Bromont, à une heure de route de Sherbrooke, de la seule usine canadienne d’IBM, contribue aussi au rayonnement de la zone : le géant américain de l’informatique y a installé l’un de ses quatre ordinateurs quantiques en fonctionnement dans le monde.

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C’est ce « terreau fertile » qui a séduit Valérian Giesz, cofondateur et directeur général de Quandela, start-up française spécialisée dans l’ordinateur quantique, rencontré à Sherbrooke, vendredi 13 septembre, lors d’une visite à laquelle Le Monde était invité.
« Notre technologie est reconnue »
Sa société a créé, le 12 septembre, sa filiale canadienne et installé une de ses machines dans un ancien couvent de la congrégation des Sœurs Grises reconverti en centre de calcul informatique par Exaion, une filiale d’EDF, et géré par Pinq2, une plate-forme créée par le gouvernement québécois pour permettre aux industriels de tester les bienfaits du quantique, même si les ordinateurs actuels sont encore très loin de la puissance potentielle de la technologie.
Les aides gouvernementales expliquent aussi le succès de Sherbrooke. « Sur les 90 millions de dollars canadiens [60 millions d’euros] que nous projetons d’investir ici sur cinq ans pour construire nos ordinateurs, 15 millions ont été prêtés par le Québec », détaille Raphaël de Thoury, le directeur général de Pasqal Canada, start-up française déjà présente dans la Zone quantique. Sherbrooke offre un dernier attrait : située à 50 kilomètres à peine de la frontière avec les Etats-Unis, la ville peut servir de poste avancé pour attaquer le marché américain, l’un des objectifs naturels pour toute société de technologie.
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« Tout le monde est parti d’une feuille blanche et la taille ne fait pas tout », affirme M. Giesz, qui ne voit pas pourquoi le quantique tricolore devrait nourrir des complexes face aux Américains. L’aura d’Alain Aspect, Prix Nobel de physique en 2022, dix ans après la distinction reçue par Serge Haroche, a créé des vocations entrepreneuriales chez les jeunes chercheurs. Quandela, Pasqal et leurs consœurs Alice & Bob, C12 et Quobly sont des essaimages des grandes écoles françaises. « L’accord que nous avons signé avec IBM en juin dans les supercalculateurs prouve que notre technologie est reconnue », appuie Raphaël de Thoury.
Le plan quantique de janvier 2021, qui promet d’injecter un milliard d’euros de fonds publics dans cette technologie, a placé la France dans la course mondiale, avec comme principale initiative le programme Proqcima. Lancé en mars 2024 par le ministère des armées, ce projet, doté de 500 millions d’euros, doit permettre de disposer, en 2032, de deux modèles d’ordinateurs prêts à passer l’échelle industrielle, en créant une concurrence entre les différentes start-up.
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Ces engagements suffiront-ils ? Jusqu’à présent, les jeunes pousses françaises du quantique ont trouvé dans l’Hexagone les dizaines de millions d’euros nécessaires pour financer leur éclosion. Mais, lorsque Pasqal a visé la barre de la centaine de millions, fin 2023, pour passer à une phase industrielle, il a dû se tourner vers le fonds souverain singapourien Temasek et le pétrolier saoudien Aramco. En face, les start-up américaines ont moins de problèmes. PsiQuantum, par exemple, a levé 1,3 milliard de dollars (1,2 milliard d’euros) depuis sa création en 2016, plus de dix fois ce que ses concurrentes françaises ont glané.
« Ce qui manque le plus, ce sont les cas d’usage »
Quandela, dont la dernière levée de fonds d’un montant de 50 millions d’euros remonte à novembre 2023, pourrait, lui aussi, se tourner vers des investisseurs étrangers pour son prochain financement. Soucieux de créer une industrie numérique, les pays du Golfe, dont les fonds souverains regorgent de dollars, regardent de plus en plus vers le quantique. Une délégation du Qatar a ainsi visité en juin les installations de Quandela à Massy (Essonne).
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Cette internationalisation de la filière pose des questions de souveraineté technologique. Soumis, dans tous les pays développés, à des régimes de contrôle des exportations, le quantique trouve de nombreuses applications dans les domaines militaire, énergétique ou pharmaceutique.
« Si nous souhaitons faire émerger un ou plusieurs acteurs en mesure de rivaliser avec les Américains ou les Chinois, il faudra le faire à l’échelle européenne », analyse Laurent Samama, associé du fonds d’investissement français Jolt Capital, spécialisé dans les sociétés de hautes technologies. Selon lui, « les différentes initiatives européennes, comme le programme Scale Up, ont donné à l’Europe les capitaux nécessaires ».
« Ce qui manque le plus, ce sont les cas d’usage », explique de son côté Andréa Le Vot, responsable de la coordination des activités quantiques du Crédit agricole, l’une des banques françaises les plus engagées dans ce domaine. « Il faut encore acculturer les industriels au quantique », poursuit Siméon Valdman, le directeur général de la Maison du quantique créée à Station F, à Paris, en octobre 2023, justement afin d’évangéliser l’industrie.
L’exemple de la Zone quantique québécoise pourrait aider à industrialiser le quantique en France. En visite à Sherbrooke en septembre 2023, Valérie Pécresse, la présidente de la région Ile-de-France, a été séduite par le concept de la zone « tout-en-un ». Elle aimerait l’importer sur le plateau de Saclay (à cheval sur l’Essonne et les Yvelines), où se trouvent les plus grands laboratoires français de quantique, à l’Ecole normale supérieure, l’Institut d’optique ou Polytechnique.Olivier Pinaud à Sherbrooke (Québec)
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